Chapitre 14
Histoire des petits dealers de banlieue et de leur chien baveur
Morgane Sage
Paris, 2 février, début de soirée.
Il semblerait que personne ne m’ait vu tomber. Mes pages commencent peu à peu à prendre l’eau… si personne ne me trouve, ce sera bientôt la fin. Les scénarios les plus épouvantables se succèdent dans mon esprit. La nuit tombe, je le sens : les enfants ne sont plus là, le vent s’est levé et la pénombre commence à gagner le ciel. Tous mes espoirs d’être trouvé s’éteignent. Pour ne pas voir le pire approcher, je me mets à somnoler.
Je discerne alors une voix :
— NE T’ENDORS PAS !
Je grelotte, j’arrive à peine à percevoir ce qui m’entoure, mais lorsque j’y parviens, quatre yeux me fixent.
— Qui êtes-vous ?
— Moi, c’est Tic ; elle, c’est Tac. Nous sommes des chauves-souris !
— Pourriez-vous m’indiquer l’heure ? dis-je, sans savoir tout à fait à qui j’ai affaire.
— Hého ! Nous, on prend la peine de se présenter, et toi, tu ne penses qu’à savoir l’heure ? Ta mère ne t’a pas appris la politesse ?
— Je n’ai pas de parents. Juste un Auteur m’ayant laissé tomber, un éditeur m’ayant laissé courir dans la nature, un libraire m’ayant mis à la rue… Je n’ai pas de nom, qu’un texte à proposer, et j’aimerais qu’il soit lu.
— Hé, Tic, il n’a pas l’air drôle, ton pote.
— Ouais, t’as raison. Viens, on se tire.
— Hé ! Revenez !
Je crie de toutes mes forces. En vain. Peut-être ai-je halluciné. Parler avec des chauves-souris, quelle idée…
Chaque minute qui passe me semble être une éternité. Cette nuit, ce froid, ce vent ! Je suis en plein cauchemar éveillé. Soudain, je me sens transporté. La cadence n’est pas celle d’un humain, mais je n’arrive pas à voir qui m’a saisi. Le froid a atrophié le peu de sens qui me reste. Mais le bercement des pas de cet être qui me déplace me permet enfin de tomber dans les bras de Morphée…
*
Aubervilliers, 8 décembre, aux aurores.
À mon réveil, pour le moins difficile, je ne reconnais pas mon environnement. De grands immeubles m’entourent, ils sont sales et paraissent bien lugubres. Je ne sais même pas comment diable je suis arrivé ici. Tout à coup, j’entends des bruits de pistolet. En quelques secondes, un chien me prend dans sa gueule, et je comprends, à ses pas, que c’est lui qui m’a trouvé hier soir. Nous devons toujours êtres près de Paris, dans ce cas. Mais le paysage me laisse penser que je suis désormais bien loin, en tout cas, de la paix des beaux quartiers. Ce clébard m’a déposé dans une cité. Où va-t-il m’emmener encore ? Il faut bien admettre que je ne vois pas grand-chose depuis sa gueule. Son haleine est infâme, mais l’odeur que je sens en arrière-plan l’est encore plus. Le clébard me lâche, tel un os, aux pieds de celui qui semble lui servir de maître. L’homme porte un survêtement troué, des baskets, une casquette et une sacoche Gucci. Une seule chose me vient à l’esprit : il semble que je suis tombé chez les dealers du quartier. C’est bien ma veine…
— Putain, Youss, t’es sérieux ? Tu m’avais promis que ce putain de chien avait un flair de malade. Et lui, il nous ramène quoi ? Un putain de bouquin ? Tu vas dire quoi à Moha pour les sachets de coke qu’on a perdus ?
— T’inquiète, gros, si ça se trouve, elle est là-dedans, la coke. Ouvre le bouquin avant de cracher sur Rex.
Les deux jeunes s’affairent, je n’ai jamais été aussi mal accueilli que dans l’espèce de cave moisie et puante où ils font leur commerce. Sans aucune délicatesse, ils m’ouvrent et commencent leur fouille. Bien évidemment, je ne transporte pas de cocaïne en mon for intérieur. Je suis bien trop mince. Quelle bande d’idiots.
— Tu vois, je te l’avais bien dit ! Il sert à rien, ce chien. Il est bon qu’à nous ramener d’la merde.
— Si ça se trouve, faut lire le bouquin ? Y’a pt’être des infos dedans !
Ils croient sérieusement que mon contenu détient des informations relatives aux trafics de drogues ? Non, mais ça ne tourne pas rond dans leurs têtes ! Le dénommé Youss me reprend et m’ouvre au hasard. Il semble avoir de la peine à me déchiffrer :
— La fo…force m... même.. Ah, putain, c’est du charabia ton truc !
— Allez donne-moi ça, tu sais pas lire, j’te rappelle.
Le deuxième jeune commence alors la lecture :
La force même vient à me manquer ! Ne pourrais-je donc pas m’abandonner à mon tour dans les bras fermes de la Bonté ? Les flammèches de charité dans l’âtre ! L’orgueil lavé de la main qui suspend son paletot à la fenêtre ! La promesse oubliée !
Non. – Mon sang vaut mieux que ces tristes gammes de vanité.
— C’est quoi ce bordel ? En plus d’être con, ton clebs nous a ramené une de ces saloperies que ce connard de Mr Ruffin aurait pu nous faire lire quand on était encore parqué à l’école ? Putain, gros ! Avec tes conneries, on va se faire buter !
Les deux marioles s’engueulent de plus belle. Je ne sais plus où me mettre. J’entends des bruits étranges au sous-sol. Je commence vraiment à m’inquiéter de mon sort. Tout à coup, la porte en tôle de la cave s’ouvre. Un homme barbu qui me fait l’effet d’un géant apparaît.
— Oh, les crevards ! Vous avez mon fric ? J’vous ai laissé deux jours. J’espère pour vous que vous l’avez.
Les deux jeunes se regardent, et un ange passe. L’atmosphère ne peut pas être plus pesante... Mais quelle poisse j’ai, à toujours me retrouver fourré dans des situations impossibles ! Youss s’avance, il baisse la tête, les yeux avec.
— Mec, j’t’en supplie, laisse-nous un délai supplémentaire. Demain, on a ton fric, on te le jure.
Le colosse devient tout rouge et se met à hurler. Il menace les deux jeunes d’un couteau, qui m’a l’air fort bien aiguisé. Le chien aboie à tue-tête, et moi j’assiste à tout cela, impuissant. L’homme menaçant saisit le bras du deuxième jeune, il le coince violemment contre la table bancale du local.
— Moha, fais pas ça, arrête tes conneries. Demain, on a ton fric, on te le jure !
Le jeune est en larmes. Moha, d’un coup sec, lui tranche l’annulaire. À nouveau, du sang gicle sur mes pages. Avant de partir, le colosse est clair : tous les jours, un doigt sera coupé, tant que les jeunes n’auront pas son fric. Horrifié, je manque de perdre connaissance. Le gamin hurle à la mort et Youss, pris de panique, se barre en courant.
Rex revient vers moi, il me renifle, me saisit dans sa gueule. Il semble vouloir m’emmener loin de cette scène atroce. Brave bête, malgré sa langue pendante et ses filets de bave. Il va se coucher sous un banc, dans la cour, entre ces tours qui me donnent à présent la nausée. Et… oh, non ! Il se met à me lécher. J’imagine que le sang de son maître est à son goût. Dix minutes plus tard, il m’abandonne sous ce banc.