Chapitre 15
Histoire de l’écolière aux curieux livres
Lucie Krey
Aubervilliers, 3 février, dans la nuit.
Que n’ai-je pas traversé au cours des derniers mois ? J’ai été largué par un cabot dans les banlieues parisiennes, jeté au visage d’un dealer, misé au poker par un gosse de riche, vendu pour une piécette dans un kiosque africain, séquestré dans un sac plastique par une maniaque dans un hôpital à Genève, et même mis à la rue par un libraire… Triste sort que me réservent mes lecteurs ! (Mais ne le prenez pas personnellement…) Je vous le dis, moi : une vie de livre, c’est une vie de chien, nom d’un bec de plume dépenaillé !
À présent, je sens que le moment est venu – celui où nous allons quitter cette terre, moi et mes feuillets cornés, déchirés, gondolés, ensanglantés. Je vois ma vie défiler devant mes yeux. Les paroles de celles et ceux qui ont croisé mon chemin me reviennent en mémoire, éparpillées au fil de pensées qui se délitent :
Souviens-toi seulement des paroles de Valéry : parler de couleurs est impossible pour ceux qui voient.
Il a l’air en bon état… je pense l’offrir à ma femme pour son anniversaire.
Les gens, vraiment, ils jettent n’importe quoi !
Je fais pleurer chaque année des centaines de milliers de lycéens pendant l’oral du bac. Je suis, je suis, je suis ???
Comme on dit chez moi, en Côte d’Ivoire, dans la vie, chaque cul a son caleçon.
Ay Ay Ay ! Ay, mi amor, tú eres una guapa !
La littérature française est vouée à demeurer poussiéreuse.
Adieu, monde cruel.
Mourant, je jette un dernier regard aux tours qui m’encerclent. Elles se dressent là, dans toute leur laideur, je les distingue entre les lattes du banc sous lequel je suis étendu… Pas le paysage idéal pour qui vit ses derniers instants !
Au-delà des tours, j’aperçois le vaste ciel bleu nuit. Il veille sur ce monde, parsemé d’étoiles qui m’adressent comme des clins d’œil malicieux. Combien de fois ai-je rêvé de les apercevoir au cours des trente-trois ans que j’ai passés à prendre la poussière dans un grenier ! Tous mes semblables, recueils poétiques et assimilés, en parlaient. Les étoiles rappellent la beauté du monde. À présent, je les vois briller jusque dans le reflet des fenêtres de deux immeubles – et ils sont pourtant ce que l’architecture moderne peut produire de plus hideux !
Épuisé et malmené de tous, tel est donc mon destin… je suis pourtant un chef d’œuvre littéraire, bon sang ! Il l’a bien dit, ce Poète certes fauché, mais au talent exceptionnel : Ce sera le texte le plus ébouriffant de tous les temps ! Tu parles ! Le texte le plus couvert de bave de tous les temps, oui !
Et puis, je me rends peu à peu à l’évidence. Comme qui dirait : je râle, donc je suis.
Je ne suis pas vraiment mort, nom d’un chien.
*
Même endroit, 4 février à l’aube.
Un roucoulement de pigeon m’apprend que le petit matin est arrivé. Le ciel s’éclaircit.
En attendant que quelqu’un me recueille, je continue de me geler les feuilles dans la brume. Espérons que le vent ne se lève pas, comme cette fois où j’ai fait un vol plané de Bel-Air au Parc des Bastions, à Genève, manquant plus d’une fois de me faire rouler dessus par le tram !
Étalé sous mon banc, je vois défiler les habitants qui partent au travail ou à l’école – ou plutôt, leurs chaussures : il y en a de toutes les formes et de toutes les couleurs…
Soudain, une paire de petites baskets roses à motifs de princesse approchent. Elles se retrouvent bientôt posées sur le banc, juste au-dessus de ma tête : leur propriétaire refait ses lacets. Des bouts de terre me tombent dessus – voilà qui n’est pas très poli !
Néanmoins, quand la fillette remarque mon existence, à moi, pauvre livre que personne n’apprécie à sa juste valeur, elle me prend dans ses petites mains.
J’ai autrefois senti la tempête d’émotions dans l’âme de cette jolie fille en deuil qui m’a recueilli et la fragilité de ce vieil aveugle aux mains ravinées qui retrouvait à travers moi ses souvenirs... Au contact de celles de la fillette, je sens un peu de fatigue matinale, mais surtout un grand cœur innocent.
— Salut, toi !
Elle est plutôt polie, finalement !
Elle m’ouvre au hasard et déchiffre un de mes plus beaux passages, en soulignant les lignes du doigt pour bien me suivre :
Puis en face, sur ce ver-… versant écroulé de la ruelle, mes pères ! – Au calme pho- phopho-… phosphorescent des forêts de récifs, louyant-louvant-… louvovant longtemps sous la paresse de l’océan vide.
— T’es bizarre, toi !
Enfin, polie… peut-être devrais-je retirer ce que j’ai dit !
Il semble que ma nouvelle détentrice se soucie peu du calme phosphorescent de l’océan… mais qu’elle m’aime tout de même bien. Elle trace ces lettres à l’encre pailletée sur ma première page : Soraya.
Elle me fait une place dans son sac à dos, et zip ! tout devient noir. Je me retrouve parmi mes congénères, les livres, dans une atmosphère qui sent la fraise et les crayons de couleur.
*
Sac à dos de Soraya, tout de suite après.
— Salut ! Comment tu t’appelles ? demande Monsieur Curieux.
— Je m’appelle La Chasse spirituelle, je réponds. Vous avez sûrement entendu parler de moi…
— Non, pourquoi ?
— Car je suis La Chasse spirituelle ! Le manuscrit perdu du grand Poète, recherché depuis sa rédaction en 1872 !
Pas de réaction.
— Mais si tu es bien la Sache psirituelle, pourquoi ton nom n’est-il pas inscrit sur ta couverture ? reprend Monsieur Curieux.
— C’est une longue histoire…
— Laquelle ?!
— C’est qu’au moment de me confier à son éditeur, Il n’avait pas les moyens de payer l’impression du titre. L’éditeur a donc décidé de ne pas achever…
— Ah ! Mais pourquoi as-tu une page arrachée ? En plus, elle n’a pas l’air d’avoir été glissée au bon endroit…
— J’étais abandonné à la table d’un café à Genève, quand une rafale a emporté cette pauvre page… Heureusement, un policier a eu la bonté de la replacer parmi mes feuilles.
— Ouf ! Et que fais-tu dans la vie ?
— De la poésie.
— De la poésie ! s’exclame Mon Premier Manuel de Français, qui avait entendu la conversation. J’en fais aussi :
LE TICKET DU TOQUÉ
J’ai des tics
vraiment toc,
je confonds trique
et troc,
stick
et stock… »
Au secours ! Comment leur faire comprendre que je suis une suite poétique d’élite ? Qu’on ne confond pas les serviettes et les torchons ?!
— Fais-nous entendre un peu de la tienne ! demande le manuel de français.
— Soraya a justement entamé un de mes passages…
— Fais-voir ! s’exclame Monsieur Curieux.
Je poursuis donc là où la fillette s’était arrêtée :
Dans leurs bras terribles sont logés des restes de savoirs, de brevets, de lois, des lambeaux insoupçonnés de pages météorologiques, ivresse pour l’éternité… – Les pieuvres d’or et d’argent, les poissons assouvis passent, aux longues battues des programmes sous-marins.
— Mais que cela veut-il dire ? demande le manuel de français.
— Comment ça, que cela veut-il dire ?! Vous ne comprenez pas, je suis La Chasse spirituelle, le manuscrit perdu du grand Poète, celui qui a failli faire vaciller l’Histoire !
— C’est quoi, des poissons assouvis ? demande Monsieur Curieux.
Je crois bien que c’est peine perdue… Ils ne peuvent pas comprendre.
*
Paris, Station Saint-Michel Notre-Dame, 4 février, au matin
— Dépêche-toi, Soraya, le métro est là !
— Attends !
Elle farfouille parmi nous autres, elle me sort avec les autres livres. Puis elle les remet tous au chaud dans son sac… sauf moi ! Je veux protester, mais il est déjà trop tard.
Soraya est partie en course d’école.
Pourtant, j’adore les excursions, moi aussi ! Peut-être retournerai-je un jour au musée d’Orsay ? Ou referai-je un grand voyage, comme pendant mes aventures africaines ! Je me rappellerai toujours ces arbres géants en forme de brocolis, et ces beaux oiseaux au regard multicolore.
Et la Grèce de ma jeunesse ! La magnifique traversée d’Ancône à Patras, et cette fois où j’ai été déclamé (oui, déclamé !) dans le théâtre d’Épidaure… ce furent les jours les plus doux de mon existence.
Je réalise qu’exposé dans une station de RER comme je le suis à présent, je pourrais être embarqué pour le plus beau voyage de ma vie… Qui sait ?