Chapitre 3

Histoire du gardien de la paix

 

Julie Cecchi

 

Genève, 16 septembre. Début d’après-midi

 

Voilà bientôt trois heures que j’attends sur la table où m’a laissé Jade. Personne n’a osé poser son regard sur moi, pas même le serveur qui est pourtant censé débarrasser la table. J’y serais pourtant bien allé, moi, au chaud. Peut-être se dit-il que la personne qui m’a oublié reviendra me chercher. Eh bien, sachez, Monsieur, qu’au bout de quelques heures, ce n’est plus un oubli, mais un abandon. Un abandon… c’est comme ça que Jade a dû se sentir quand Grégoire est parti : abandonnée, trahie, seule. Je m’y connais, moi, en solitude. On aurait pu bien s’entendre. Je sais ce que ça fait de se sentir délaissé, de se faire jeter comme un vieux livre : depuis ma naissance, je ne compte plus les greniers, les caves, les placards sous l’escalier et les remises où l’on m’a rangé sans me demander mon avis. L’Autre, le premier, n’a pas hésité une seule seconde à se débarrasser de moi. Après tout, c’est lui qui a décidé de ne jamais venir me chercher chez ce maudit imprimeur ! Et depuis, c’est la débandade ! Est-ce donc cela, la vie ? Des gens qui n’y entrent que pour en sortir aussi vite ? De brèves apparitions ? Vous croyez qu’on s’intéresse à vous, mais eux, tout ce qui leur importe, c’est eux-mêmes. Et c’est comme ça que tu te retrouves dans un carton À donner, sur le trottoir d’une librairie, puis sur le banc d’une Université, ou encore à une table de café.

Je regarde l’heure sur la montre de la dame assise à deux mètres de moi. 13h25. Bien que les rayons du soleil aient chauffé le support métallique sur lequel je me trouve, le vent d’automne souffle si fort que mes pages se hérissent. On se croirait dans la violente tempête du premier cercle de l’Enfer de Dante. Les rafales font tourner mes pages comme deux danseurs fous sur la piste, lors d’une valse. Alors que j’aperçois vaguement quelqu’un se diriger vers moi, je sens que l’un de mes membres est en train de me lâcher. J’essaie – péniblement – de retenir ma feuille de papier, en utilisant toutes les forces de ma maigre reliure. Je pousse pour essayer de me refermer, mais en vain. Ce petit bout de moi se décolle peu à peu avant de s’arracher complétement et de s’envoler jusqu’aux pieds du parasol d’en face. Aïe.

Je vois ma page allongée sur le sol, à moitié morte, telle une feuille d’automne qui quitte brutalement son arbre. Il faut croire que je commence à me faire vieux. Comme elle doit se sentir seule, détachée de sa branche… Seule comme une âme qui se sépare de son corps. Comme l’oiseau qui quitte son nid. Le jeune adulte qui quitte sa maison familiale, ou encore Roméo qui se sépare de Juliette. Grégoire de Jade.

Un homme s’achemine vers moi et marche sur mon membre à l’agonie. Outch ! J’ai mal pour ma pauvre page. Déjà que je viens de me faire amputer sous ses yeux, il pourrait au moins avoir la délicatesse de ne pas piétiner mon bout de feuille ! S’apercevant de cet accident, il se baisse pour le ramasser et le saisit afin de le remettre entre mes feuillets. Soulagé, j’aperçois plus distinctement l’accoutrement de mon sauveur : il s’agit d’un policier, brun, grand, dans la trentaine ; en somme, plutôt banal. Bon. Il n’a pas mis ma page au bon endroit, mais il le remarquera probablement quand il me lira.

Alors que je frisonne toujours autant sur cette maudite table, le jeune homme vient s’y assoir et commande un matcha latte au lait végétal avec du « sucre d’agave, s’il vous plaît ». Décidemment, cette génération est bien surprenante. Une femme – elle aussi policière, au vu de son uniforme – le rejoint et se met à ricaner :

— Alors comme ça, tu lis des romans maintenant ?

Bah quoi ? Et puis d’abord, je ne suis pas un roman – enfin, pas vraiment.

— Quoi ? Ah, ce truc. Il était déjà là quand j’me suis assis. Il a l’air en bon état… je pense l’offrir à ma femme pour son anniversaire. Elle adore ça, les livres.

Déjà ? Il n’est même pas curieux de savoir de quoi je parle ? C’est ça, donne-moi à ta femme, idiot. Au moins elle m’appréciera peut-être à ma juste valeur, elle. Voilà quelqu’un qui sera enfin digne de moi !

Après avoir bu son étrange boisson, le policier me prend dans son sac et se dirige vers sa voiture où l’attend sa coéquipière. J’apprends sur la route qu’il s’appelle Guillaume et elle, Veronica, et qu’ils ont été appelés pour une mission de surveillance lors d’une manifestation aux Nations. Rien de transcendant. Ils ne ressemblent en rien aux enquêteurs de Mentalist, dont mon libraire aimait suivre les aventures sur le minuscule poste TV qui trônait dans un coin du magasin. Pour une fois que j’avais une chance de prendre part à un semblant d’aventures, il n’en est rien.

D’après « Véro », nous en avons encore pour quinze minutes de bouchons. Autrement dit, encore quinze minutes à supporter le monologue concernant son chat « Flocon » qui est « le plus mignon des chats », qui « sait ouvrir une porte » et « chasse au moins trois souris par jour ». Guillaume en profite pour me saisir entre ses mains. « Si tu veux l’offrir à ta femme, faudrait peut-être le lire avant. Tu sais, au cas où il y aurait des trucs pas très nets dedans… ». Des trucs pas très nets ? Comment ose-t-elle me confondre avec un vulgaire livre libertin ? Nom d’une bibliothécaire ! Peut-être bien que j’ai l’air provocant… Comment le saurais-je ? Je ne me suis jamais vu.

Elle l’encourage à lire à haute voix. Il prend alors ma page qui s’était déchirée.

Ces temps sont ceux de toute aberration, comme de toute dignité. Il n’est plus nécessaire, au moins, de prouver alors mon très grand malheur.

Dans l’air grave de la rue, je me hissai jusqu’à l’étage de la vieille auberge. Henriette attendait sur le seuil, où elle s’appliquait à détacher de ses cheveux de petits nids délicats. Un lit souple occupait tout l’espace de la grande pièce en bois sombre, et il y avait, dans la simplicité de nos fatigues, une beauté plus grande que l’espoir des hommes. – Au-delà, rien ni personne ne demeurait plus.

— Qu’est-ce que c’est barbant ! J’préférerais rester enfermée dans la même pièce que l’chef pendant deux heures plutôt que de m’infliger la lecture de c’livre.

— J’sais pas… C’est beau quand même, faut avouer. En tout cas ça va plaire à Nat’, c’est sûr.

Il me remet en lieu sûr et je me sens subitement emporté en avant dans son sac à dos et me cogne contre le sol de la voiture. « Code 78, il faut se ramener à la Gare Cornavin d’urgence ! ». La jeune femme fait brusquement demi-tour, si bien que l’on entend les roues de la Volkswagen déraper sur le goudron. Code 78 ?! C’est quoi, ça ? Je ne parle pas chiffre, moi, je parle avec des lettres. Il me faut un sujet, un verbe, un complément. Qu’on me donne une syntaxe correcte !

Guillaume prend son sac à dos à moitié ouvert sur ses genoux et active la sirène, tandis que sa partenaire accélère sur la Rue de Montbrillant. Elle dépasse de nombreuses voitures, alors que certaines se décalent pour les laisser passer. Arrivée à un feu, qu’elle n’hésite pas à griller, elle manque de percuter un motard qui ne semble pas avoir compris le principe de la sirène. J’entends le moteur gronder si fort que je n’arrive pas à discerner leurs propos. Elle tourne brutalement sur la gauche avant de s’arrêter sur la place de stationnement des taxis.

— Apparemment, il s’agit de deux hommes ivres armés d’un couteau dans la galerie marchande, d’après ce que me dit Marc dans l’oreillette.

— Qu’est-ce qu’ils veulent ? Voler l’argent d’la caisse ?

— Il sait pas vraiment. Il comprend rien à ce qu’ils baragouinent tellement ils sont soûls.

Après avoir pris les clefs, ils sortent tous deux de la voiture et courent vers l’entrée de la gare. Eh oh ! Vous ne me prenez pas avec vous ? Juste quand il commençait à y avoir de l’action…  Alors que je suis écrasé entre un classeur et un Tupperware, je me plais à penser à la taille de la bibliothèque de son épouse – autrement dit, à mon nouveau futur chez moi. Quel bonheur de se sentir en sécurité, protégé sur une étagère, comme un oisillon l’est dans son nid… posé délicatement au milieu de mes semblables… le rêve. Je me demande de quels genres de livres sera composée cette bibliothèque… Je serai peut-être placé à côté d’un Molière… ou alors d’un Shakespeare, ou bien d’un Pétrarque, ou encore d’un Hugo ! Un monde idyllique pour tout bon livre qui se respecte. Rien que de penser à cette éventualité, je ressens une profonde allégresse. Qui se transforme bientôt en angoisse, lorsque j’aperçois un homme prendre le sac à dos de Guillaume, laissé sur le siège de la voiture, et partir avec. Sweatshirt déchiré, jogging délavé, cheveux sales, sac en plastique contenant le minimum d’affaires : bouteille d’eau vide ; dentifrice ; brosse à dents ; paquet de cigarettes ; carte d’identité. Je me rends vite compte que les deux équipiers n’ont pas fermé à clefs la voiture, et qu’un sans-abri est en train de voler les affaires du policier… et moi avec !

Et dire qu’ils étaient remontés dans mon estime après cette course digne d’un road-movie… les voilà maintenant tombés bien bas ! L’homme court comme si sa vie en dépendait. Il va tellement vite que je me balance dans tous les sens et manque plusieurs fois de tomber du sac à moitié ouvert. « Poussez-vous ! », crie-t-il. Il accélère inutilement lorsqu’il voit une voiture de gendarmes qui se révèle être vide, trébuche avant de bousculer quelqu’un et de partir.

Où suis-je ? Qu’est-ce que je fais par terre ? Le sans-abri a dû me lâcher dans sa folle fuite. Ouille. J’ai mal partout. Un bruit assourdissant gronde autour de moi. Des inconnus m’évitent ou me passent par-dessus avant de rentrer dans la gare. Je vois de loin le S.D.F toujours en train de courir avec le sac sur les épaules. J’ai du mal à voir exactement où je suis à cause de tous ces pieds qui passent autour de moi. Soudain, plus personne. Je suis sur le trottoir d’un arrêt de tram. À ma gauche, un distributeur de tickets. À ma droite, un panneau affichant le numéro des transports. Je prends conscience que le cauchemar est loin d’être fini : en face de moi, un tram arrive. Il s’arrête. Les portes s’ouvrent. Toute une foule en sort et se dirige vers moi… pourquoi ? Je me rends aussitôt compte que je suis dans le passage.

En plein milieu d’une des entrées de la gare.

 

 

La Chasse spirituelle

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