Chapitre 9
Histoire de l'organisateur de soirées alcoolisées
David Mariéthoz
Quelque part en Afrique, 20 novembre, au petit matin.
Un présentoir à chewing-gums et un lot d’élastiques multicolores, cette fois : me revoilà réduit à prendre la poussière chez un petit commerçant… Il est loin le temps où je partageais l’étagère des romans de Virginia Woolf et des poèmes de Ronsard… Une fois, j’ai même été le voisin d’une pièce de Corneille : Le Cid ! Quel chef-d’œuvre littéraire, et quel honneur ça avait été pour moi ! … Je me demande ce que ça fait d’être célèbre, de se faire imprimer en millions d’exemplaires et d’être lu par autant de gens à la fois. Ça doit vraiment être agréable… Avoir une notoriété telle que l’on prend le temps de rédiger des critiques à votre sujet. Dire qu’il y a même des livres qui passent à la télévision, dans des émissions où l’on débat de leur contenu…
Quand j’y pense, j’ai été lu par qui, moi ? Pas grand monde. Récemment, il y a eu le libraire, la pleurnicheuse, Tarek, Henriette (oh, Henriette !), le policier, cette bonne vieille Lucienne, l’autre pyromane… ah, et la jeune femme qui a lu un bout de moi à sa pauvre mère, à l’hôpital ! Cela va faire presque un mois que je moisis sur cette étagère et j’attends toujours de savoir qui sera mon prochain détenteur. Au point où j’en suis, c’est tout ce qu’il me reste. J’ai depuis longtemps abandonné l’espoir d’être véritablement publié… Qui diable sera le prochain être sur cette terre à me lire ?
*
Paris, 5 décembre, en fin d’après-midi.
Je ne conseille le voyage en soute à personne, mais je ne vais pas me plaindre. Un touriste a enfin posé l’œil sur moi et m’a sorti du fin fond de ce magasin. Me voilà de retour sur le Vieux Continent. Je crois que c’est bien la première fois que je me sens apprécié à ma juste valeur, que l’on me fait me sentir comme un vrai, bon livre. On m’a installé dans la bibliothèque du salon, où je suis entouré de chefs-d’œuvre : Madame Bovary, Othello, Le Père Goriot… quel plaisir ! J’ai droit à une vue panoramique sur l’écran plasma, sur le piano à queue (dont d’ailleurs personne n’a joué depuis mon arrivée à l’appartement, à part une invitée de mon nouveau propriétaire, alors qu’elle était éméchée lors d’une de ses soirées… cacophonique !) et sur un bout de la Tour Eiffel, que j’entrevois à travers la grande fenêtre.
Mais au-delà de ce cadre idéal dans lequel je repose depuis deux semaines, ce que j’ai su le mieux apprécier, c’est que Léon (mon nouveau détenteur, donc) est une des rares personnes à avoir pris le temps de me lire entièrement. Je me souviens m’être senti totalement mis à nu lorsqu’il est venu à bout de moi, et que mes pages n’ont plus eu aucun secret pour lui. Au même moment, j’ai eu comme l’impression qu’une sorte de lien invisible s’était créé entre mon lecteur et moi, un lien que seule sa mort pourrait rompre. Ce jour-là, j’ai enfin pu goûter au plaisir de la postérité, et depuis, je n’ai plus jamais eu peur d’être égaré. Car je sais désormais que si demain, mes pages venaient à brûler, ou bien si j’étais perdu pour l’éternité, il existerait toujours dans ce monde une personne à travers laquelle les mots qui me composent subsisteront. Un homme que je continuerai d’accompagner durant toute sa vie, en existant dans un petit coin de sa tête, et dont les futurs choix pourront être inconsciemment influencés par moi. Car croyez-moi, je ne l’ai pas laissé indifférent, le petit Léon. Il m’a terminé en seulement quelques heures, et depuis, il n’y a pas eu un seul soir où le jeune homme n’est pas venu me chercher sur mon étagère, pour relire l’un ou l’autre de mes passages qui l’avaient marqué.
Léon, ai-je fini par comprendre, est un futur entrepreneur, très jeune et très beau, qui a entre autres grandi à Lyon et à La Rochelle, mais surtout à Monaco. Après avoir raté son bac, il est venu vivre seul à Paris. Bien sûr, il n’aurait jamais pu se permettre de louer cet appartement du XVIe arrondissement sans l’aide de ses parents fortunés, qui lui envoient régulièrement des chèques. Je sais tout ça parce que Léon organise souvent des fêtes, des soirées alcoolisées au cours desquelles il raconte sa vie à ses amis. D’ailleurs, on dirait bien qu’il va remettre ça ce soir…
Il est 20 : 00. Je vois Léon et sa colocataire (quel est son nom, déjà ? Elle n’a jamais eu la curiosité de me feuilleter !) rentrer avec six bouteilles.
21 : 02. Les premiers invités arrivent.
22 : 52. Déjà deux verres à vin cassés.
23 : 29. La joueuse de piano alcoolisée nous refait un concert improvisé.
À minuit huit, quelqu’un sort son paquet de cartes : « Qui pour un poker ? ». Léon et trois autres convives sont partants. Les quatre joueurs se réunissent autour de la table basse et le dealer fait débuter la partie. Un des participants semble avoir de la peine à cacher son mécontentement ou sa joie ; une autre paraît plus intéressée par son téléphone que par la partie ; le troisième a l’air de ne rien connaître aux règles élémentaires du poker. Léon est celui qui se débrouille le mieux. Au fil des rounds, chacun semble se concentrer et s’investir plus sérieusement dans le jeu. Bien sûr, ils misent de l’argent, ici – mais voilà qu’ils commencent à engager également des objets de valeur. C’est là que tout commence à se gâter…
Le dealer révèle les cinq cartes.
Un premier se couche.
Quelqu’un surenchérit.
Un deuxième se couche.
Léon suit.
L’autre surenchérit encore.
J’attends de voir ce que Léon va faire… il regarde longuement ses cartes… il pense. Soudain, je le vois qui se retourne. Il regarde dans ma direction et se lève. Il marche jusqu’à la bibliothèque… Oh non ! L’abruti, il ne va pas faire ça ! Léon tend son bras et me saisit.
— Je l’ai acheté il y a deux semaines, durant mon voyage en Afrique. Il est génial.
Pourquoi me livres-tu en pâture, alors ? Quel imbécile tu fais ! Lâche-moi ! Ça doit être l’alcool qui lui monte au cerveau, ça…
Ce qui devait arriver arriva. Huit. Neuf. Dix. Valet. Dame. L’autre avait une suite et Léon me perd avec son brelan. Je l’avais bien vu venir, mais qu’est-ce qui lui est passé par le crâne ? Avant de me donner à mon nouveau propriétaire, il m’ouvre à la page vingt-neuf et relit une dernière fois un de ses passages préférés :
Assez de tels espoirs ! Ils ont le goût et la splendeur de l’image où s’achèvent les peuples. Je ne suis pas de l’autre temps. C’est ici, là – d’un coup, toujours, soudain, que bondit ma requête. « Au commencement sera la misère du verbe », te hurle le porteur très essoufflé de la bonne science. La nation ! devise ! et refuge ! Tout y tient. On badine en fanfare, sur les places, d’une ignominie millénaire.