Prologue

De l’art délicat (et éthylique) du titre

 

Magali Bossi et Éléonore Devevey

 

Paris, janvier 1872.

 

— Ce sera… le texte le plus ébouriffant de tous les temps ! Banville pourra aller se rhabiller. Ah ! Le Parnasse sera vert, c’est sûr !

— Sans doute. Commence déjà par l’écrire – au lieu d’en parler.

— C’est ça, moque-toi ! En attendant, j’ai déjà trouvé un imprimeur. Ce sera à compte d’auteur, bien sûr… mais n’y pensons pas pour l’instant. Du flouze, j’en trouverai plus tard. N’empêche…

— … mon verre est vide.

— Ton verre est toujours vide, Paul. » Une pause. « Oh là ! Aglaë ! Une autre verte !

La fille se précipite. C’est drôle, la première fois qu’il l’a vue, il a eu l’impression de la connaître depuis longtemps. Elle est adorable, les yeux vifs et le teint rose. Blonde, grasse – on l’imagine dans quelque auberge de province, un endroit chaleureux où il ferait bon vivre. Il y aurait une tapisserie naïve au mur, des plats coloriés. Ça sentirait les cailloux des chemins, les tartines de beurre et le jambon… Lorsqu’elle se redresse, après avoir rempli leurs verres, il lui fait un clin d’œil. Elle rougit, puis retourne essuyer sa vaisselle avec les mêmes gestes répétitifs, le même chuintement feutré et un peu métallique.

Oui, on imagine Aglaë partout, mais certainement pas à l’enseigne du Lapin Vert.

L’endroit porte mal son nom, pour tout dire : ni porte verte, ni volets verts, ni devanture verte. Pas un broc de verdure dans cette impasse de Paris qui sent le chien mouillé et la chaussette trouée (le fameux lapin, quant à lui, demeure totalement invisible). Alors ?... Oh, c’est vrai que la petite fée y est moins chère qu’ailleurs – un détail qui leur permet, rien ne sert de mentir, de vider leurs verres pleins et de se plaindre de leurs verres vides plus souvent qu’à leur tour. C’est déjà ça.

Pour le reste, ça dégouline depuis des heures le long des vitres sales. Ça dégorge, ça s’infiltre comme si le ciel mouchait une mauvaise grippe ou un chagrin d’amour. Dehors, on ne voit rien à deux pas ; ici, le morne des rues suinte aux embrasures des fenêtres et passe sous la porte. Les chaussures du plus jeune des soiffards (ou, du moins, ce qu’il en reste) sont trempées et il a froid aux pieds. Bref, la capitale chante une chanson grise, morose comme les moineaux qui se serrent, muets, sous l’avancée des toits.

— Donc, ce texte… ?

— Il me faut un titre.

La chandelle crachote. Il a étendu ses jambes, calé sa pipe entre ses dents, croisé les bras. Il est plutôt satisfait de sa journée : la table bancale disparaît sous les papiers froissés, les brouillons raturés – plusieurs choses exploitables. D’un œil, il couve Paul. Ils font du bon travail, ensemble. Ils pourraient aller loin. Il l’espère.

— Un titre ! Tu n’as encore rien écrit.

— Détail, je te dis. Tout ça viendra après.

— Après ? Allons ! Dis-moi un peu. Quelle forme, quels vers ? Alexandrins ? Octosyllabes ? Quelque chose de plus audacieux ?... de l’impair ? Des rimes ?

— Je ne sais pas encore.

— Mais ce sera de la poésie ?

— Peut-être. Je ne sais pas.

— Et de quoi…

— Oh, merde à la fin ! Tu me parles de rimer, je te parle de voir ! Oublie un peu la technique… va plus loin ! Il me faut – il nous faut un titre. À partir de là…

— Nous ?

— Tu seras mis à contribution, bien sûr. Je compte sur ta relecture. Pas question de publier des pages sans ton imprimatur

— Ah ! Monsieur est trop bon… mais soit ! Je veux bien faire la petite main, tu me mettras dans les remerciements et je saurais te rappeler ta dette… Donc, ce titre…

— Il faut quelque chose de grandiose et de mystérieux.

— Rien que ça !... Passe-moi la bouteille… là, merci. Grandiose… et mystérieux

— J’avais pensé à La Nasse sempiternelle.

— C’est mauvais. Et ça ne veut rien dire.

— Peut-être, mais ça sonne plutôt bien…

Pendant un instant, il n’y a que le bruit du torchon d’Aglaë qui frotte – frrrruiiitfrrrruiiitfrrrr

— La Tasse sacramentelle ?

— Ça veut dire quelque chose, ça ?

— Pas franchement. La Masse spiritueuse ?

— Trop allégorique.

Alors, dans ce silence des cabarets crasseux où naissent les idées de génie, s’élève soudain une de ces minuscules étincelles propres à faire vaciller l’histoire. Un regard, une respiration – et d’une seule voix :

— La Chasse spirituelle !

*

Genève, aujourd’hui.

 

En ce vendredi 14 septembre, à dix-huit heures quinze minutes et quarante-trois secondes, un échassier gris à long cou de la famille des Ardeidae, plus communément nommé « héron cendré », compte les voitures qui passent à sa hauteur, sur une petite route encombrée de la campagne genevoise. Avec sagesse, il en conclut les humains aiment les embouteillages.

Au même moment, dans la nef du temple de la Madeleine, au pied de la Vieille-Ville, les vitraux diffractent un rayon de soleil, créant sur les dalles silencieuses un chef-d’œuvre avant-gardiste que personne ne remarque (car le temple est désert).

Dans le même temps, Gladys de Mérilleux, jolie blonde à qui le veuvage précoce a ôté toute envie de sourire, promène sa mélancolie le long du pont du Mont-Blanc. Au bout de la laisse qu’elle tient d’une main légère, Charles-Édouard frétille des oreilles, impatient de rentrer pour donner la chasse au chat de la concierge.

Toujours à dix-huit heures quinze minutes et quarante-trois secondes, Monsieur Balthazar Lacroix, libraire d’art & antiquaire spécialisé (depuis trois générations), grand amateur de mots-croisés en romanche et adepte du classement alphabétique par nom d’auteur – Monsieur Balthazar Lacroix, donc, fait du rangement. Sa boutique n’est pas extensible, contrairement à sa passion pour les livres. Aussi, il furète, déplace, soulève, époussette, entasse avec méthode, empilant dans un carton défoncé revues, imprimés, plaquettes, manuscrits et ouvrages en tous genres, qui n’ont su jusque-là trouver acquéreur. Son coup d’œil expert lui assure, évidemment, de ne pas commettre d’impair en bazardant, à tout hasard, une édition originale de Mallarmé ou un inédit de Proust (les listes de courses de Marcel, heureusement, sont en sécurité dans la vitrine des trésors, comme il les appelle).

— Qu’est-ce que c’est que ça… ?

En déplaçant une pile, un drôle de petit ouvrage a attiré son regard. Assez fin, quelques dizaines de feuillets à peine. Pas de couverture, juste une méchante page blanche, un peu plus épaisse que les autres, pour protéger le texte. Aucune autre indication particulière. Balthazar Lacroix fronce les sourcils. Voilà qui est étrange. D’un geste mécanique, par acquit de conscience, il ouvre le petit fascicule à la première page :

C’est une chasse ! Ah ! Les persiennes effleurées, les herbes bleues et les horizons mauves, l’escarpolette figée dans un silence énorme, le givre pâle des ombrelles qui poudroient et n’arrêtent plus ni les pas ni le regard pressé ! N’avons-nous donc rien connu ?

Balthazar Lacroix fronce les sourcils, perplexe. Qu’est-ce que ça veut dire ? Une partie de chasse dans les herbes bleues ? Ça semble familier, pourtant – mouais. Tentons une autre page :

Si j’ai tout expliqué par bribes de gloire, si j’ai souffert le grand interdit, – c’est que je n’avais guère compris. À présent, on me reprend parfois à jouer les fables intemporelles, dans l’ombre du grenier où je loge.

Le libraire hausse les épaules.

Un quart d’heure plus tard, un carton défoncé étiqueté « À donner » atterrit sur le trottoir devant la Librairie & Antiquités Lacroix, en plein milieu de la Rue de Lausanne. Au sommet de la pile, le petit fascicule.

La nuit tombe.

*

Genève, 14 septembre. Au crépuscule.

 

Un coup d’air glacial balaie la rue, comme une cavalcade de sorcières.

Je m’ébroue, je frissonne – j’ose un frémissement de pages inquiet. Alentour, personne. Le trottoir est aussi désert que le pont d’un bateau abandonné, dérivant au hasard d’un fleuve impassible. Les ombres qui s’avancent, enroulées dans leur cape vespérale, donnent aux murs familiers des contours fantomatiques. Dans mon dos, derrière le carton défoncé au sommet duquel je repose (un abri ? un cercueil ?), je sens la présence chaude, rassurante, de ce lieu que, il y a une heure encore, j’appelais « maison ».

Librairie & Antiquités Lacroix – l’enseigne se balance dans la bise. Oh, les années que j’y ai passées !

Je me rappelle l’odeur bien-aimée de la poussière hors du temps, le craquement des couvertures de cuir, le frisson endormi de ces milliers de pages qui attendaient qu’on les parcoure, le frou-frou des revues Belle-Époque qui jouxtaient l’étagère où les mains calleuses du libraire m’avaient abandonné, remettant ma lecture à un « plus tard » qui n’arriva jamais. Je me rappelle… et j’exhale les souvenirs dans un soupir de crainte.

Que va-t-il m’arriver ? Pas âme qui vive et il commence à faire froid…

… les premières gouttes d’eau me glissent le long du papier. Non… non ! L’encre va couler, et je vais me dissoudre, je vais disparaître, je vais…

… mais soudain, une main m’agrippe et me fourre dans une poche.

La Chasse spirituelle

Ou comment (re)perdre un manuscrit perdu

Table des matières

ᐸ Précédent
Suivant ᐳ