L’art de pianoter

 

Valérie Fivaz

 

Dans la bibliothèque muette, un bruit attire l’attention.

Il est de plus en plus fort.

tip tip tip Tap TAp TAP TAP TAP TAP TAP.

Une fois que vous le remarquez, il est trop tard. Plus vous tentez de l’ignorer, plus il s’impose. Quoi que vous fassiez, vous ne pouvez vous en débarrasser.

À votre gauche, les coupables. Des longs doigts qui volent sur un clavier. Volent ? Non, voler impliquerait une certaine grâce, un certain maintien. L’aisance est certes là, mais c’est l’aisance du bourreau habitué à trancher les têtes, lourdement et rapidement. Ces doigts-là ressemblent à un marathon d’éléphants, à une course d’hippopotames. Mais s’il y avait bien un animal auquel on devrait les comparer, ce serait le rorqual. Vous vous demandez peut-être : Qu’est-ce qu’un rorqual ? Le rorqual commun, Balaenoptera physalus, fait presque la taille d’une baleine bleue. Mais c’est aussi et surtout le mammifère marin le plus bruyant au monde.

Il doit faire partie de cette variété d’êtres humains qui aiment s’écouter parler, la seule différence étant que cette espèce-là aime s’écouter pianoter. Il pense sans doute nous faire profiter, regardez-moi, je ne peux contenir ce génie créateur, cette folie inventive qui me prend, j’écris l’histoire d’un Bardamu, d’un Jean Valjean, je suis le nouveau Camus !

Vous jetez un regard au propriétaire de ces doigts, un regard, qui, vous l’espérez, communique toutes vos intentions de lui faire avaler chaque touche de son clavier, lentement, une par une, sans même un verre d’eau en accompagnement. Il vous rend votre regard, sourit d’un air gêné. Peut-être vous êtes-vous emporté, peut-être était-il si passionné par son écriture qu’il n’avait pas remarqué son incessant tapage. Pensant le conflit résolu, vous retournez à votre lecture.

Mais notre nouveau Camus ne fait pas dans la diplomatie. Ses doigts, acolytes squelettiques, réclament leur gloire, ils ne demandent qu’à se faire entendre. Du coin de l’œil, vous les voyez. Ils se lèvent au ralenti, chaque phalange émettant un craquement inquiétant, menaçant, à mesure que les doigts s’allongent et s’arrondissent, comme les mains d’un pianiste détraqué, d’un Liszt sanglant. Il y a un moment de battement, un doute, pendant que les doigts s’interrogent et se concertent.

Vous retenez votre souffle, attendant leur décision. Vous montez le volume de la musique dans vos oreilles. Vous vous préparez au pire.

Coup de tonnerre.

Ils s’abattent lourdement, horriblement, comme le déluge. Chaque doigt est un grêlon sur un toit de tôle, une punition divine, une bataille de titans. Les tables tremblent. Vous craignez que les portraits au mur ne cèdent sous la tornade.

Découragé, vous rangez vos livres, vos feuilles et vos stylos, et partez en quête d’un abri dans une autre salle.

 

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Photo : © kirill_makes_pics

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