Entre imaginaire, projection réalité

 

Amaryllis Bosson

 

(I)

Protocole en cinq étapes

 

1. Imaginer un espace imaginaire dans lequel une conversation a lieu :

a. Décrire cet espace imaginaire (1.a.)

b. Décrire les acteurs imaginaires (1.b.)

c. Écrire leur conversation imaginaire sous forme de dialogue (1.c.)

 

2. Demander à une personne connue ou inconnue de choisir un lieu spécifique à Genève :

à Se rendre dans cet espace.

à Dans cet espace, choisir un lieu propice à une rencontre sociale (lieu dans lequel personne n’est encore présent, par exemple : un banc ou une table de café vide)

a. Décrire cet espace concret (2.a.)

b. Projeter deux acteurs dans cet espace, les décrire (2.b.)

c. Projeter une conversation entre ces acteurs, l’écrire sous forme de dialogue (2.c.)

 

3. Disposer ensuite un micro-enregistreur dans cet espace spécifique et attendre que des personnes viennent discuter dans l’espace en question. Une fois que des personnes sont présentes et qu’une interaction sociale nait, commencer l’exercice suivant :

a. Décrire les personnes concrètes (3.a.)

b. Projeter leur conversation et l’écrire sous forme de dialogue (3.b.)

 

4. Récupérer le micro-enregistreur et retranscrire leur véritable dialogue (4)

 

5. Acte final d’écriture, montage des écrits en quatre actes :

(i) Acte 1 : lieu (1.a.), personnages (3.a) et dialogue (2.c.)

(ii) Acte 2 : lieu (1.a.), personnages (2.b.) et dialogue (3.c.)

(iii) Acte 3 : lieu (2.a.), personnages (3.a.) et dialogue (1.c.)

(iv) Acte 4 : lieu (2.a.), personnages (1.b.) et dialogue (4)

 

N.B. : Toute l’opération doit recommencer s’il y a un problème d’enregistrement, si personne ne vient s’installer sur le lieu décrit, si les personnes installées ne dialoguent pas ou si le nombre de personnes réelles qui dialoguent est supérieur à deux.

N.B.B. : Différents agencements des écrits (1.a-c) ; (2.a-c) ; (3.a-b) et 4 sont possibles, il est envisageable de modifier ces agencements.

N.B.B.B. : Ce protocole d’écriture se présente comme une expérience visant à mélanger l’imaginaire pur, la projection (l’imaginaire conditionné par un lieu réel et l’imaginaire conditionné par des personnages réels) et la réalité. La réalisation de ce protocole répond à une question simple : qu’adviendrait-il si l’on mélangeait l’imaginaire, la projection et le réel ?

* * *

(II)

Matière première du protocole : les modules textuels

 

1. Projection complète :

a. Espace-temps fictif :

Un tapis de sable infini s’étend vers l’horizon. Aucun obstacle physique se présente pour arrêter le regard. La seule limitation de la vision se trouve dans l’œil de l’observateur faisant face à cette étendue. L’espace s’offre donc à perte de vue, au sens propre. Le soleil au zénith fixe inexorablement l’immensité de son unique pupille incandescente. L’air, traversé de rayons chauds, est immobile. Tout dans ce désert paraît immuabb. le, chaque élément de l’espace a l’air d’avoir été cuit par la chaleur caniculaire du lieu. Le sol se présente comme le moulage de la courbure des vagues de l’océan. Un moulage orpiments, aux ondulations pétrifiées, qui serpentent l’interminable surface. Seules quelques traces parsemées çà et là témoignent d’un passage, d’un mouvement antérieur désormais gelé dans le temps. Le ciel, parfaitement lisse, se dresse verticalement en déployant un lent dégradé allant du bleu pastel au bleu céruléen. Le grand monochrome semble s’expandre ad aeternam, créant l’illusion de recouvrir la mer de sable. Ainsi, l’ampleur cosmique du lieu donne l’impression paradoxale de se trouver dans une immense boite vide aux températures étouffantes.

 

b. Personnages fictionnels :

Anne-Marie est une femme âgée de 78 ans à la retraite. Elle est de petite taille, atteignant avec peine le mètre cinquante, ce qui ne l’empêche pas de claudiquer à toute allure, malgré son arthrose. Sa peau est bronzée, d’un brun-cuivré tirant légèrement vers l’orange, bien qu’elle soit née blanche comme un œuf. En effet, sa couleur de peau est le résultat d’un travail de longue haleine : des heures passées en plein cagnard, complètement nue, de préférence sur des plages naturistes. Il est important de spécifier qu’il s’agit bien de plage « naturiste » et non pas de plage « nudiste ». Car, selon Anne-Marie, les nudistes incarnent la perversion humaine par essence, il s’agit en réalité de terribles exhibitionnistes, alors que les naturistes incarnent la grandeur d’âme, dans leur besoin irrépressible de retour à l’état de nature. Ses cheveux sont rouge-carmins, courts et présentent une mise en plis parfaite. Cette perfection capillaire relève également d’un dur labeur : Anne-Marie ne porte jamais de casque, de casquette ou encore, comble du malheur, de bonnet de bain et dort sur un coussin qui ne soutient que sa nuque, afin de ne pas corrompre l’ordre, somme toute militaire, de chacun de ses poils crâniens. Elle est également dotée d’une grande sensibilité esthétique. Ce qui prédomine c’est la grande importance qu’elle accorde aux couleurs, qui suivent une règle précise : la couleur doit, à la fois, faire figure de rappel dans sa tenue et exprimer l’opposition colorimétrique : jaune-violet, rouge-vert ou orange-bleu. Cette logique détermine alors l’ensemble des couleurs qu’elle porte, et ce, en prenant pour point de départ ses yeux verts. Ainsi, la couleur de ses cheveux, ne pouvant être verts, sont nécessairement rouges. Quant aux lunettes, et au trait fin de crayon qui surplombe sa paupière : ils sont verts, question d’équilibre. Au reste, ses tenues varient en fonction des jours, mais toujours, une savante harmonie de verts et de rouges les composent.

Mathieu est un enfant de six ans, trois mois et deux jours. La précision de l’âge a beaucoup d’importance pour lui. Il ne le sait pas encore, mais son haut potentiel intellectuel lui posera de gros problème relationnel plus tard. Mathieu mesure un mètre trente. Il est rondelet, ses joues rondes en témoignent. Ce trait physique lui vaudra de se faire systématiquement pincer les joues par la plupart des vieilles dames. Il a les yeux tirés, légèrement renfoncés, peut-être même que ce renfoncement lui permet d’avoir, à son âge déjà, plus de recul que les autres sur le monde. ses yeux sont d’une profondeur insondable, toujours brillants en surface. Ce sont deux petites cavités lacustres qui se sont fixées là, au centre de son visage. Juste aux dessus d’eux, tombent, en cascades, ses longs cheveux bouclés. Mathieu est un être d’eau, comme tous les humains d’ailleurs ; seulement, lui, il semble rappeler cette caractéristique naturelle. La seule condition de son habillement est le confort de ses vêtements. Quel que soit l’avis de ses géniteurs, Mathieu est intransigeant à cet égard. Il ne porte jamais de jeans, ni quoi que ce soit qui le serre ne serait-ce qu’un peu. Les enfants ont un très bon sens des priorités. Aussi, il porte principalement des pantalons de survêtements ainsi que des t-shirts amples. Néanmoins, cette amplitude vestimentaire n’est pas à confondre avec un manque de soin esthétique. Au contraire, Mathieu est très coquet. Il aime sentir bon et, de temps à autre, il se maquille également. La poudre dorée lui sied particulièrement bien.

 

c. Dialogue :

  • C’est magnifique, ce désert, hein ? Fait horriblement chaud, mais c’est magnifique.
  • Ouais. Qu’est-ce qu’il y’a après le désert ?
  • Aucune idée. Peut-être la fin du monde ? Tu sais à quoi ça me fait penser ? À l’histoire du Petit Prince. Tu te rappelles ? Je te la lisais quand tu venais au chalet quand tu étais petit ?
  • Ce veut dire que je suis une grande personne alors ?
  • (Rire) Oui, on peut dire ça. Mais tu te rappelles ?
  • Non, pas vraiment.
  • C’est l’histoire d’un homme qui tombe en panne d’avion dans le désert. Comment il s’appelle çui-là déjà… Je sais plus. Bref. Dans le désert, il fait la rencontre du Petit Prince. Et le P’tit Prince lui demande de lui dessiner un mouton. Alors il s’exécute et pis, il lui tend son dessin. Mais le P’tit Prince, il est jamais d’accord : une fois, il dit qu’le mouton est malade, une fois qu’il est trop grand… Alors le bonhomme qu’est-ce qui fait, il lui dessine une boîte et il lui dit : « ton mouton, il est dedans » ! C’est marrant hein ?
  • J’crois que t’es trop grand pour apprécier maintenant. Tu comprendras à nouveau quand tu seras vieille comme moi. Tu sais, moi j’ai été heureuse quand j’étais p’tite, jusqu’à que mon père m’interdise de jouer au ballon. J’aurai adoré être footballeuse, tu sais. Pis après ça, j’ai décidé d’être coiffeuse. Ça, c’est mon truc. Si j’devais refaire ma vie, j’changerai pas un kopeck. Mais y’a un truc qu’est sûr, p’tit bonhomme, entre mes seize et mes vingt ans, j’étais pas bien dans mes baskets. Faut dire que mon père, il était sacrément con. Il voulait pas que j’sois coiffeuse. Il disait qu’c’est un métier d’tapineuse. Alors toute ma vie, il m’a traitée d’tripoux. Mais t’sais quoi, j’ai bien fait d’pas l’écouter, hein. J’ai fait l’métier d’mes rêves et j’ai trouvé mon Nanard.
  • Tu l’as rencontré comment ?
  • Alors le Nanard, il allait à la même église que moi, figure-toi. Et à l’église, bah, y’avait la kermesse avec l’orchestre et tout ça, et pi c’est là-bas qu’on s’est rencontrés. Ensuite, on s’voyait tous les mercredis. Si mon père avait su ! Il aurait été fâché, mais fâché tu peux pas savoir. Alors, c’que j’faisais, c’est que j’lui disais qu’j’allais au club des bonnes sœurs ! Tu parles, j’y ai jamais foutu les pieds ! Après on s’est marié. J’avais tout juste la vingtaine. Tu sais, le mariage pour moi, ça a été une libération. C’était une autre époque, en tant qu’femme y’avait pas dix-milles moyens d’être libres… Ah, mon Nanard…
  • Pourquoi il est pas venu avec nous ?
  • C’est à cause de ces problèmes de dos, tu sais, à cause de sa chute. Il s’est encore pris pour Bebel, à faire ses cascades tout seul. J’lui avait dit de pas tronçonner les branches du cèdre tout seul. Il est d’un têtu, j’te jure. J’savais qu’c’était encore un coup à s’pèter un truc... On n’a plus l’âge. Le problème, c’est qu’on est tellement actif, tu vois, qu’on s’est pas vu vieillir. Moi, j’peux pas tenir en place. Faut que j’bouge. Si j’vais pas gratter la terre de mon jardin, bah j’peux te dire que ça m’démange. Pis voilà, une vertèbre fissurée. Tu te rends compte que quand j’l’ai rencontré mon Nanard, il s’était déjà fait opérer huit fois ! Il est né un vendredi treize, ça lui a pas réussi. Mais mine de rien, il a toujours eu d’la chance dans ses malheurs. Tu sais, en cinquante-neuf ans de mariage, c’est la première fois que j’pars sans mon Nanard. J’aurais aimé qu’il soit là avec nous. Mais qu’est-ce-que tu veux, c’est la vie… Qu’est c’que j’cause quand même, c’est la déformation professionnelle de tripoux ça ! T’oublies pas de boire, hein ?
  • Eh ! J’ai déjà bu une bouteille d’eau.
  • C’est bien, fais pas ton chameau.

 

2. Semi-projection

a. Lieu :

Le café « Le pain quotidien » se situe à l’angle du Rond-point de Plainpalais et du Boulevard Georges-Favon. Ce café présente le grand avantage d’avoir une grande terrasse ensoleillée presque toute la journée. Mais cet avantage a son lot d’inconvénient car il s’agit sans doute de la terrasse la plus bruyante de Genève. Le feu restaurant qui existait avant d’être supplanté par ce café avait pris note de cela, et avait installé une barricade de fougères, afin de tamiser le bruit. Évidemment ce rempart ne fonctionnait pas, mais le promeneur en mal de jus noir avait au moins la possibilité de s’auto-convaincre. Son successeur ne permit pas cette éventualité, pur produit de son époque, il impose aux clients d’affronter le réel, finit l’arnaque mentale. Ladite terrasse est assez grande, et sa taille se voit augmentée du fait qu’elle est remplie de tables et de chaises au format réduit. Ce sont des tables et des chaises pliables composée d’une ribambelle de lattes de bois, fines, ternes et espacées. Le tout est sommairement exposé à même le bitume gris clair, propre à une facture suisse. L’esplanade donne directement sur la Plaine de Plainpalais, sorte de petit désert genevois au sable rouge. Quant à la devanture du café, elle est des plus simple : de grandes baies vitrées séparées par des cadres de métal vert bouteille. Au milieu de chaque vitrines, trône en italique : le Pain quotidien.

b. Description des personnages imaginés dans cet espace :

Hermann est un homme blanc de la cinquantaine. Il a tous les traits caractéristiques d’un banquier ou d’un homme d’affaire. Son style vestimentaire en témoigne, il est un pur produit du sartorialisme. Il porte un costard d’un bleu anthracite, taillé sur mesure, bien entendu. La veste laisse apparaître une chemise à boutonnage sans gorge à la française, blanche évidemment. Le reste de l’habillement est des plus classique. Mais l’habit sartorial est un art de l’équilibre entre le conventionnel et l’original. Une originalité des plus prudes, visible des connaisseurs seulement. Chez Hermann, cette touche « excentrique » s’incarne dans ses boutons de manchette. Il en possède une grande variété, mais ses préférés représentent une paire de dés plats, tournés tout deux côté six, l’un et l’autre s’entre croisant. C’est son côté parieur, son côté banquier : il joue avec l’argent des autres dans monde fictionnel aux retombées des plus réelles. Son visage est le résultat d’aller-retour entre son bureau et l’espace pose-clope : il est terne. ses yeux jaunis témoignent d’une cirrhose chronique due à une consommation coutumière de scotch entre collègues. Son regard est opaque, figé, il ne voit le monde qu’à travers les chiffres de son ordinateur.

Hervé est un ivrogne d’un tout autre style. Il est de ceux que l’on désigne comme « bon vivant ». La différence entre l’alcoolique et le bon vivant repose, d’une part, sur la capacité à tenir l’alcool et, d’autres part, dans le type d’amour témoigné à la boisson. Il s’agit là d’une différence de façade : quand l’alcoolique ne tient plus debout et se cache de sa consommation (synonyme d’un amour interdit), le bon vivant, au nez seulement rougis, témoigne, à grand cris du cœur, de la beauté des Château Pétrus et de sa connaissance des meilleurs millésimes vinicoles propres à chaque domaine, qu’il sait souvent mieux que la date de naissance de ses propres enfants. Sur le plan physique, Hervé à une corpulence robuste. Ses bras sont traversés de veines serpentines qui semblent cartographier la circulation des globules rouges, de l’épaule au début des phalanges, premier terminus des pendulaires avant qu’ils ne rentrent chez eux, manquant d’oxygène. Hervé à un visage naturellement sérieux, cette mine solennelle est due à la proéminence de son arcade sourcilière qui paraît avoir poussé pour protéger son regard du soleil. Cette casquette authentique jette l’ombre sur une paire d’yeux bruns foncés, souvent plus entrouverts qu’ouverts. Son visage ovale est comme déposée sur un socle en forme de vase, composé de sa barbe poivrée-sel et de ce qui subsiste de ses cheveux. Au reste, Hervé s’habille sans y réfléchir, portant inexorablement un t-shirt simple à couleur variable sur son lit de jeans bleu.

 

Deuxième dialogue :

  • C’est fou comme t’es toujours chic. Jamais un bout de tissus qui dépasse, rien.
  • Eh oui, j’ai pas le choix hein, quand tu bosses dans le secteur du trading
  • Ouais, c’est clair.
  • Mh.
  • Je sais pas si je t’ai dit, mais ces connards d’écolo là, ils ont encore foutu la mouise entre Genève et Lausanne hier ?
  • Ouais j’ai vu ça aux infos, mais ils plantent une épée dans l’eau en faisant ce genre d’action. Ceux qui posent vraiment problème, j’peux t’assurer qu’ils ne font pas la navette entre Genève et Lausanne...
  • Ils sont dans les mêmes bureau que toi !
  • Ouais (rire gras)
  • (rire gras)
  • Bon, en vérité, le vrai problème, il se situe à une autre échelle. On est tous l’objet d’une grosse machinerie qui se passe sous notre nez. C’est big brother. D’ailleurs, t’as vu la vidéo que je t’ai envoyée ?
  • Laquelle, celle sur les…
  • Oui.
  • Ouais, j’l’avais déjà vue. C’est fou que personne ne remarque rien. Faut vraiment que les gens se réveillent. Ils en sont tous. Tous les grands qui gouvernent le monde. Zuckerberg le premier.
  • Mh, tu la dis.
  • Et dire qu’après on nous traite de complotistes…
  • Bah, faut les comprendre, tu sais s’est pas donné à tout le monde d’ouvrir les yeux.
  • Oui, quoi que si les yeux ont deux paupières, j’préfère encore qu’ils les gardent fermés hein (rire gras) !
  • Bon ils vont finir par nous servir ? Sont pas très réactifs ici, j’ai pas leur temps moi. J’vais aller chercher nos boissons moi-même. Un petit crème comme d’hab’ ?
  • Oui, merci

 

3. Semi-réalité :

a. Lieu

Idem à 2 (a)

 

b. Description des personnes réelles :

Elle regorge d’énergie. Elle est de ceux qui s’asseyent droit, le dos tiré. De ceux aussi, qui parlent bruyamment au téléphone en gesticulant les mains. Elle a l’air jeune, environ trente ou trente-cinq ans. Elle porte un jeans bleu clair slim légèrement délavé sur le haut des cuisses pour accentuer leur rondeur. Ses tennis semblent directement sorties d’une publicité, elles brillent encore et leurs semelles blanches sont immaculées. Ses chaussures ne peuvent être que la conséquence d’un soin presque maniaque ou la résultante d’un achat très récent. Elle porte une chemise large, aux motifs fleuris, d’un tissu léger comme de la batiste. Aux poignets, elle arbore un nombre incalculable de bracelets composés de petites perles de pierres rondes aux diverses couleurs : du quartz rose, de la tourmaline ou encore de l’Aigue-Marine. Son visage se développe juste au-dessus d’un cou solide. Cette encolure résulte certainement d’une activité sportive poussée. Son visage est osseux, propice à l’échafaudage d’une figure stable : ses pommettes forment le terrain propice à l’établissement des yeux qui soutiennent à leur tour deux traits d’eyeliner souples. Ses cheveux brun-foncés sont tirés vers l’arrière et maintenus à l’aide d’une grosse pince.

Il porte un jeans simple, légèrement large, d’une facture épaisse et de couleur bleu foncé. Il s’agit là d’un jeans hivernal : confortable et chaud. Ses chaussures présentent les mêmes caractéristiques, ce sont des baskets de villes en cuir brun et à semelle plate, encore une fois : confortables et chaudes. Il porte un t-shirt noir avec des motifs géométriques sur le devant. ses bras sont généreusement velus et, au niveau du poignet, une large montre sépare, tel Moise, une mer de poils. Son cou est encerclé d’un gros casque audio, qui paraît presque lui faire office de protège nuque. Ses joues ont une cinquante d’années, rasées de près, elles dégoulinent légèrement sur les coussinets du casque. On dirait que deux billes bleues sont tombées dans sa peau flasque, l’onde de choc propulsant ainsi quantité d’ondulations vers le bas, quantité de petites cernes. Ces dernières, sortes de flèches sans pointe partant de chacun de ses yeux clairs, indiquent la direction du sol aux joues qu’elles surplombent. Il a l’air fatigué, le poids de sa tête fait plier le haut de son dos vers l’arrière. Une modeste partie de ses cheveux, à l’aune de son front, semblent avoir suivi ce mouvement descendant et sont venus s’accrocher, ultime tentative d’existence, le long de ses bras, et sûrement, de son torse. Néanmoins, le reste de son crâne présente encore une chevelure noire assez dense, rasée à quelques centimètres.

 

c. Troisième dialogue :

  • Alors, ça s’est arrangé avec Gerem’ ?
  • Non. J’peux plus me le voir.
  • Faut que t’en parles à la R.H., tu sais.
  • Oui on me bassine avec ça, la R.H., solutions à tous nos maux… Si la solution à tous les problèmes relationnels tenait en deux lettres, ça se saurait.
  • Bref. Ça s’est bien passé ton week-end en Valais ?
  • Gé-nial, c’était su-per. On est allé aux morilles avec Alice et tu sais quoi ? Ces petites saletés sont impossibles à trouver. Pourtant, c’est pas faute d’avoir lu quantité d’articles sur comment les trouver. Il faut un sol humide et calcaire. Un type de sol sur lequel tu trouves des frênes, du lierre rampant… Dans l’idéal, il faut les chercher au bas des arbres fruitier. Mais je crois que ça s’apprend pas, ces choses-là. Il faut avoir grandi en campagne pour avoir le nez. Au final, on a passé le week-end à bouquiner au chalet. Faut dire que c’était pas vraiment le temps annoncé. Il a plu tout le week-end, une petite éclaircie dimanche en fin d’après-midi et c’est tout. On aurait dit que la montagne se réjouissait de notre départ. Et me voilà de retour.
  • Quel temps. On sait plus comment s’habiller. Un moment il fait grand beau, et deux minutes après il pleut. Et même quand il fait beau comme aujourd’hui, on a trop chaud et les pollens viennent balayer tout plaisir à être dehors. Je sens que je vais pas tarder à tomber malade. D’ailleurs, tout le monde a la crève. Le printemps est une saison triste à crever.
  • C’est surtout une quantité d’énergies négatives que tu respires. Le printemps c’est quand même la saison du renouveau. Il serait peut-être temps que tu poses des vacances ? T’as l’air crevé.
  • Des vacances… Pour quoi faire ? S’ennuyer sur un lit de sable à rien faire ? Je préfère encore les vagues de la photocopieuse.

 

4. Réalité

a. Lieu

Idem à 2(a)

 

b. Description des personnages

Idem à 3(b)

 

c. Quatrième dialogue : retranscription

  • Bon, aujourd'hui on est là pour faire en quelque sorte une espèce de check-list de là où vous en êtes, des points forts et des points faibles. L’idée c'est un peu de voir où on en est, après tout le travail de cette année. Si vous le voulez bien, on va commencer par les points forts. Alors, quels sont les points forts que vous avez noté dans l'avancée de votre cheminement personnel ?
  • Je pense que le point positif le plus évident c'est quand même ma relation avec les enfants. Ça s’est considérablement amélioré et je remarque qu’ils viennent plus facilement vers moi, surtout Kevin.
  • Hum, plus de moments de partage donc. En même temps, vous vous rendez beaucoup plus disponible. Peut-être que c'est ça. Que votre fils va moins chercher ses besoins ailleurs. Donc plus de partage, tout est prétexte à être ensemble finalement. Très bien, quoi d’autre ?
  • Je sens plus de légèreté, j’ai un poids en moins sur les épaules.
  • Magnifique ! Finalement, en vous rendant plus disponible, vous soulagez tout le monde également, vos enfants, même vos parents d’ailleurs. Excusez-moi, j’ai les yeux qui piquent, c’est les pollens. Ça vous le fait, vous aussi ? Attendez, une seconde, je sors un mouchoir. C’est terrible, cette saison. Pardon, reprenons, vous sentez plus de légèreté donc. Quoi d'autre de positif ?
  • Le retour de ma fille tous les week-ends et le fait que la maison est rangée.
  • C’est fou hein, vous voyez que, quand vous prenez du temps, que vous rangez les choses, et quand je dis ranger les choses, c'est aussi dans votre tête, la situation s'améliore. D’ailleurs, au niveau de l’administratif, comment ça va ?
  • Je me suis mis des rappels, et globalement ça va mieux, je suis à jour.
  • Super. Donc si je récapitule, Kevin vous sollicite plus, votre fille aussi, la maison est rangée, l’admin est à jour et vous avez de meilleurs liens avec les enfants. Maintenant qu’on a récapitulé tous les points positifs, quels sont selon vous les points qui restent encore à travailler ? Ou qu'est-ce qu'il faudrait mettre en place pour maintenir ces résultats positifs ?
  • Là où j’ai le plus de mal, c’est quand même avec l’administratif.
  • Ok, et à cet égard, quelle stratégie allez-vous mettre en place ?
  • Donner de l’espace à des moments tranquilles, à des moments positifs aussi. Mais surtout, maintenir ce système de rappel.
  • Hum. Je sais que vous avez du mal à demander de l'aide, je commence un peu à vous connaître quand même, après un an. Il est aussi important de garder en tête que vous avez des personnes ressources, en qui vous avez confiance et qui vous écoutent. Parce que la vie, c’est comme ça, il y a des hauts et des bas, et dans des moments d’urgence vous ne pourrez pas tout gérer.
  • Oui, c'est vrai.
  • Bon, très bien. Gardez donc ça en tête : la stratégie, c’est les rappels et en cas d’urgence les personnes ressources. D'autres points à travailler ?
  • Non… Comme ça là, je ne vois pas.
  • Très bien, donc l’important, c'est de maintenir cette constance. La première chose importante qui a été mise en évidence au cours de l'année, c'est quand même que, quand vous allez bien, les enfants vont bien, donc il faut aussi prendre soin de vous. Vous êtes le capitaine du bateau, sans vous le bateau coule et si vous voulez tenir correctement la barre, il faut que vous alliez bien. Après l'important c'est aussi de trouver l'équilir, euh l’équilibre, pardon je sors d'un cours où j'ai tenu le crachoir pendant une heure trente, donc je perds un peu mes mots. Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, l'important c'est de trouver l'équilibre entre être trop là et ne pas être là. Et quand cela ne va pas, que vous sentez que la barre du bateau vous échappe, surtout demander de l'aide.

* * *

(III)

Jeu entre projection et réalité

 

Scène 1 :

Un tapis de sable infini s’étend vers l’horizon. Aucun obstacle physique se présente pour arrêter le regard. La seule limitation de la vision se trouve dans l’œil de l’observateur faisant face à cette étendue. L’espace s’offre donc à perte de vue, au sens propre. Le soleil au zénith fixe inexorablement l’immensité de son unique pupille incandescente. L’air, traversé de rayons chauds, est immobile. Tout dans ce désert paraît immuable, chaque élément de l’espace a l’air d’avoir été cuit par la chaleur caniculaire du lieu. Le sol se présente comme le moulage de la courbure des vagues de l’océan. Un moulage orpiments, aux ondulations pétrifiées, qui serpentent l’interminable surface. Seules quelques traces parsemées çà et là témoignent d’un passage, d’un mouvement antérieur désormais gelé dans le temps. Le ciel, parfaitement lisse, se dresse verticalement en déployant un lent dégradé allant du bleu pastel au bleu céruléen. Le grand monochrome semble s’expandre ad aeternam, créant l’illusion de recouvrir la mer de sable. Ainsi, l’ampleur cosmique du lieu donne l’impression paradoxale de se trouver dans une immense boite vide aux températures étouffantes.

Elle regorge d’énergie. Elle est de ceux qui s’asseyent droit, le dos tiré. De ceux aussi, qui parlent bruyamment au téléphone en gesticulant les mains. Elle a l’air jeune, environ trente ou trente-cinq ans. Elle porte un jeans bleu clair slim légèrement délavé sur le haut des cuisses pour accentuer leur rondeur. Ses tennis semblent directement sorties d’une publicité, elles brillent encore et leurs semelles blanches sont immaculées. Ses chaussures ne peuvent être que la conséquence d’un soin presque maniaque ou la résultante d’un achat très récent. Elle porte une chemise large, aux motifs fleuris, d’un tissu léger comme de la batiste. Aux poignets, elle arbore un nombre incalculable de bracelets composés de petites perles de pierres rondes aux diverses couleurs : du quartz rose, de la tourmaline ou encore de l’Aigue-Marine. Son visage se développe juste au-dessus d’un cou solide. Cette encolure résulte certainement d’une activité sportive poussée. Son visage est osseux, propice à l’échafaudage d’une figure stable : ses pommettes forment le terrain propice à l’établissement des yeux qui soutiennent à leur tour deux traits d’eyeliner souples. Ses cheveux brun-foncés sont tirés vers l’arrière et maintenus à l’aide d’une grosse pince.

Il porte un jeans simple, légèrement large, d’une facture épaisse et de couleur bleu foncé. Il s’agit là d’un jeans hivernal : confortable et chaud. Ses chaussures présentent les mêmes caractéristiques, ce sont des baskets de villes en cuir brun et à semelle plate, encore une fois : confortables et chaudes. Il porte un t-shirt noir avec des motifs géométriques sur le devant. Ses bras sont généreusement velus et, au niveau du poignet, une large montre sépare, tel Moise, une mer de poils. Son cou est encerclé d’un gros casque audio, qui paraît presque lui faire office de protège nuque. Ses joues ont une cinquante d’années, rasées de près, elles dégoulinent légèrement sur les coussinets du casque. On dirait que deux billes bleues sont tombées dans sa peau flasque, l’onde de choc propulsant ainsi quantité d’ondulations vers le bas, quantité de petites cernes. Ces dernières, sortes de flèches sans pointe partant de chacun de ses yeux clairs, indiquent la direction du sol aux joues qu’elles surplombent. Il a l’air fatigué, le poids de sa tête fait plier le haut de son dos vers l’arrière. Une modeste partie de ses cheveux, à l’aune de son front, semblent avoir suivi ce mouvement descendant et sont venus s’accrocher, ultime tentative d’existence, le long de ses bras, et sûrement, de son torse. Néanmoins, le reste de son crâne présente encore une chevelure noire assez dense, rasée à quelques centimètres.

  • C’est fou comme t’es toujours chic. Jamais un bout de tissus qui dépasse, rien.
  • Eh oui, j’ai pas le choix hein, quand tu bosses dans le secteur du trading
  • Ouais, c’est clair.
  • Mh.
  • Je sais pas si je t’ai dit, mais ces connards d’écolo là, ils ont encore foutu la mouise entre Genève et Lausanne hier ?
  • Ouais j’ai vu ça aux infos, mais ils plantent une épée dans l’eau en faisant ce genre d’action. Ceux qui posent vraiment problème, j’peux t’assurer qu’ils ne font pas la navette entre Genève et Lausanne...
  • Ils sont dans les mêmes bureau que toi !
  • Ouais (rire gras)
  • (rire gras)
  • Bon, en vérité, le vrai problème, il se situe à une autre échelle. On est tous l’objet d’une grosse machinerie qui se passe sous notre nez. C’est big brother. D’ailleurs, t’as vu la vidéo que je t’ai envoyée ?
  • Laquelle, celle sur les…
  • Oui.
  • Ouais, j’l’avais déjà vue. C’est fou que personne ne remarque rien. Faut vraiment que les gens se réveillent. Ils en sont tous. Tous les grands qui gouvernent le monde. Zuckerberg le premier.
  • Mh, tu la dis.
  • Et dire qu’après on nous traite de complotistes…
  • Bah, faut les comprendre, tu sais s’est pas donné à tout le monde d’ouvrir les yeux.
  • Oui, quoi que si les yeux ont deux paupières, j’préfère encore qu’ils les gardent fermés hein (rire gras) !
  • Bon ils vont finir par nous servir ? Sont pas très réactifs ici, j’ai pas leur temps moi. J’vais aller chercher nos boissons moi-même. Un petit crème comme d’hab’ ?
  • Oui, merci

 

Scène 2 :

Un tapis de sable infini s’étend vers l’horizon. Aucun obstacle physique se présente pour arrêter le regard. La seule limitation de la vision se trouve dans l’œil de l’observateur faisant face à cette étendue. L’espace s’offre donc à perte de vue, au sens propre. Le soleil au zénith fixe inexorablement l’immensité de son unique pupille incandescente. L’air, traversé de rayons chauds, est immobile. Tout dans ce désert paraît immuable, chaque élément de l’espace a l’air d’avoir été cuit par la chaleur caniculaire du lieu. Le sol se présente comme le moulage de la courbure des vagues de l’océan. Un moulage orpiments, aux ondulations pétrifiées, qui serpentent l’interminable surface. Seules quelques traces parsemées çà et là témoignent d’un passage, d’un mouvement antérieur désormais gelé dans le temps. Le ciel, parfaitement lisse, se dresse verticalement en déployant un lent dégradé allant du bleu pastel au bleu céruléen. Le grand monochrome semble s’expandre ad aeternam, créant l’illusion de recouvrir la mer de sable. Ainsi, l’ampleur cosmique du lieu donne l’impression paradoxale de se trouver dans une immense boite vide aux températures étouffantes.

Hermann est un homme blanc dans la cinquantaine. Il a tous les traits caractéristiques d’un banquier ou d’un homme d’affaire. Son style vestimentaire en témoigne, il est un pur produit du sartorialisme. Il porte un costard d’un bleu anthracite, taillé sur mesure, bien entendu. La veste laisse apparaître une chemise à boutonnage sans gorge à la française, blanche évidemment. Le reste de l’habillement est des plus classique. Mais l’habit sartorial est un art de l’équilibre entre le conventionnel et l’original. Une originalité des plus prude, visible des connaisseurs seulement. Chez Hermann, cette touche « excentrique » s’incarne dans ses boutons de manchette. Il en possède une grande variété, mais ses préférés représentent une paire de dés plats, tournés tout deux côté six, l’un et l’autre s’entre croisant. C’est son côté parieur, son côté banquier : il joue avec l’argent des autres dans un monde fictionnel aux retombées des plus réelles. Son visage est le résultat d’aller-retour entre son bureau et l’espace pose-clope : il est terne. Ses yeux jaunis témoignent d’une cirrhose chronique due à une consommation coutumière de scotch entre collègues. Son regard est opaque, figé, il ne voit le monde qu’à travers les chiffres de son ordinateur.

Hervé est un ivrogne d’un tout autre style. Il est de ceux que l’on désigne comme « bon vivant ». La différence entre l’alcoolique et le bon vivant repose, d’une part, sur la capacité à tenir l’alcool et, d’autres part, dans le type d’amour témoigné à la boisson. Il s’agit là d’une différence de façade : quand l’alcoolique ne tient plus debout et se cache de sa consommation (synonyme d’un amour interdit), le bon vivant, au nez seulement rougis, témoigne, à grand cris du cœur, de la beauté des Château Pétrus et de sa connaissance des meilleurs millésimes vinicoles propres à chaque domaine, qu’il sait souvent mieux que la date de naissance de ses propres enfants. Sur le plan physique, Hervé est d’une corpulence robuste. Ses bras sont traversés de veines serpentines qui semblent cartographier la circulation des globules rouges, de l’épaule au début des phalanges, premier terminus des pendulaires avant qu’ils ne rentrent chez eux, manquant d’oxygène. Hervé a un visage naturellement sérieux, cette mine solennelle est due à la proéminence de son arcade sourcilière qui paraît avoir poussé pour protéger son regard du soleil. Cette casquette authentique jette l’ombre sur une paire d’yeux bruns foncés, souvent plus entrouverts qu’ouverts. Son visage ovale est comme déposé sur un socle en forme de vase, composé de sa barbe poivrée-sel et de ce qui subsiste de ses cheveux. Au reste, Hervé s’habille sans y réfléchir, portant inexorablement un t-shirt simple à couleur variable sur son lit de jeans bleu.

  • Alors, ça s’est arrangé avec Gerem’ ?
  • Non. J’peux plus me le voir.
  • Faut que t’en parles à la R.H., tu sais.
  • Oui on me bassine avec ça, la R.H., solutions à tous nos maux… Si la solution à tous les problèmes relationnels tenait en deux lettres, ça se saurait.
  • Bref. Ça s’est bien passé ton week-end en Valais ?
  • Gé-nial, c’était su-per. On est allé aux morilles avec Alice et tu sais quoi ? Ces petites saletés sont impossibles à trouver. Pourtant, c’est pas faute d’avoir lu quantité d’articles sur comment les trouver. Il faut un sol humide et calcaire. Un type de sol sur lequel tu trouves des frênes, du lierre rampant… Dans l’idéal, il faut les chercher au bas des arbres fruitier. Mais je crois que ça s’apprend pas, ces choses-là. Il faut avoir grandi en campagne pour avoir le nez. Au final, on a passé le week-end à bouquiner au chalet. Faut dire que c’était pas vraiment le temps annoncé. Il a plu tout le week-end, une petite éclaircie dimanche en fin d’après-midi et c’est tout. On aurait dit que la montagne se réjouissait de notre départ. Et me voilà de retour.
  • Quel temps. On sait plus comment s’habiller. Un moment il fait grand beau, et deux minutes après il pleut. Et même quand il fait beau comme aujourd’hui, on a trop chaud et les pollens viennent balayer tout plaisir à être dehors. Je sens que je vais pas tarder à tomber malade. D’ailleurs, tout le monde a la crève. Le printemps est une saison triste à crever.
  • C’est surtout une quantité d’énergies négatives que tu respires. Le printemps c’est quand même la saison du renouveau. Il serait peut-être temps que tu poses des vacances ? T’as l’air crevé.
  • Des vacances… Pour quoi faire ? S’ennuyer sur un lit de sable à rien faire ? Je préfère encore les vagues de la photocopieuse.

 

Scène 3 :

Le café « Le pain quotidien » se situe à l’angle du rond-point de Plainpalais et du Boulevard Georges-Favon. Ce café présente le grand avantage d’avoir une grande terrasse ensoleillée presque toute la journée. Mais cet avantage a son lot d’inconvénients, car il s’agit sans doute de la terrasse la plus bruyante de Genève. Feu le restaurant qui existait avant d’être supplanté par ce café avait pris note de cela, et avait installé une barricade de fougères, afin de tamiser le bruit. Évidemment ce rempart ne fonctionnait pas, mais le promeneur en mal de jus noir avait au moins la possibilité de s’auto-convaincre. Son successeur ne permit pas cette éventualité, pur produit de son époque, il impose aux clients d’affronter le réel, finie l’arnaque mentale. Ladite terrasse est assez grande, et sa taille se voit augmentée du fait qu’elle est remplie de tables et de chaises au format réduit. Ce sont des tables et des chaises pliables composées d’une ribambelle de lattes de bois, fines, ternes et espacées. Le tout est sommairement exposé à même le bitume gris clair, dont la teinte évoque celle d’une facture suisse. L’esplanade donne directement sur la Plaine de Plainpalais, sorte de petit désert genevois au sable rouge. Quant à la devanture du café, elle est des plus simple : de grandes baies vitrées séparées par des cadres de métal vert bouteille. Au milieu de chaque vitrines, trône en italique : le Pain quotidien.

Elle regorge d’énergie. Elle est de ceux qui s’asseyent droit, le dos tiré. De ceux aussi, qui parlent bruyamment au téléphone en gesticulant les mains. Elle a l’air jeune, environ trente ou trente-cinq ans. Elle porte un jeans bleu clair slim légèrement délavé sur le haut des cuisses pour accentuer leur rondeur. Ses tennis semblent directement sorties d’une publicité, elles brillent encore et leurs semelles blanches sont immaculées. Ses chaussures ne peuvent être que la conséquence d’un soin presque maniaque ou la résultante d’un achat très récent. Elle porte une chemise large, aux motifs fleuris, d’un tissu léger comme de la batiste. Aux poignets, elle arbore un nombre incalculable de bracelets composés de petites perles de pierres rondes aux diverses couleurs : du quartz rose, de la tourmaline ou encore de l’Aigue-Marine. Son visage se développe juste au-dessus d’un cou solide. Cette encolure résulte certainement d’une activité sportive poussée. Son visage est osseux, propice à l’échafaudage d’une figure stable : ses pommettes forment le terrain propice à l’établissement des yeux qui soutiennent à leur tour deux traits d’eyeliner souples. Ses cheveux brun-foncés sont tirés vers l’arrière et maintenus à l’aide d’une grosse pince.

Il porte un jeans simple, légèrement large, d’une facture épaisse et de couleur bleu foncé. Il s’agit là d’un jeans hivernal : confortable et chaud. Ses chaussures présentent les mêmes caractéristiques, ce sont des baskets de villes en cuir brun et à semelle plate, encore une fois : confortables et chaudes. Il porte un t-shirt noir avec des motifs géométriques sur le devant. Ses bras sont généreusement velus et, au niveau du poignet, une large montre sépare, tel Moise, une mer de poils. Son cou est encerclé d’un gros casque audio, qui paraît presque lui faire office de protège nuque. Ses joues ont une cinquante d’années, rasées de près, elles dégoulinent légèrement sur les coussinets du casque. On dirait que deux billes bleues sont tombées dans sa peau flasque, l’onde de choc propulsant ainsi quantité d’ondulations vers le bas, quantité de petites cernes. Ces dernières, sortes de flèches sans pointe partant de chacun de ses yeux clairs, indiquent la direction du sol aux joues qu’elles surplombent. Il a l’air fatigué, le poids de sa tête fait plier le haut de son dos vers l’arrière. Une modeste partie de Ses cheveux, à l’aune de son front, semblent avoir suivi ce mouvement descendant et sont venus s’accrocher, ultime tentative d’existence, le long de ses bras, et sûrement, de son torse. Néanmoins, le reste de son crâne présente encore une chevelure noire assez dense, rasée à quelques centimètres.

  • C’est magnifique, ce désert, hein ? Fait horriblement chaud, mais c’est magnifique.
  • Ouais. Qu’est-ce qu’il y’a après le désert ?
  • Aucune idée. Peut-être la fin du monde ? Tu sais à quoi ça me fait penser ? À l’histoire du Petit Prince. Tu te rappelles ? Je te la lisais quand tu venais au chalet quand tu étais petit ?
  • Ce veut dire que je suis une grande personne alors ?
  • (Rire) Oui, on peut dire ça. Mais tu te rappelles ?
  • Non, pas vraiment.
  • C’est l’histoire d’un homme qui tombe en panne d’avion dans le désert. Comment il s’appelle çui-là déjà… Je sais plus. Bref. Dans le désert, il fait la rencontre du Petit Prince. Et le P’tit Prince lui demande de lui dessiner un mouton. Alors il s’exécute et pis, il lui tend son dessin. Mais le P’tit Prince, il est jamais d’accord : une fois, il dit qu’le mouton est malade, une fois qu’il est trop grand… Alors le bonhomme qu’est-ce qui fait, il lui dessine une boîte et il lui dit : « ton mouton, il est dedans » ! C’est marrant hein ?
  • J’crois que t’es trop grand pour apprécier maintenant. Tu comprendras à nouveau quand tu seras vieille comme moi. Tu sais, moi j’ai été heureuse quand j’étais p’tite, jusqu’à que mon père m’interdise de jouer au ballon. J’aurai adoré être footballeuse, tu sais. Pis après ça, j’ai décidé d’être coiffeuse. Ça, c’est mon truc. Si j’devais refaire ma vie, j’changerai pas un kopeck. Mais y’a un truc qu’est sûr, p’tit bonhomme, entre mes seize et mes vingt ans, j’étais pas bien dans mes baskets. Faut dire que mon père, il était sacrément con. Il voulait pas que j’sois coiffeuse. Il disait qu’c’est un métier d’tapineuse. Alors toute ma vie, il m’a traitée d’tripoux. Mais t’sais quoi, j’ai bien fait d’pas l’écouter, hein. J’ai fait l’métier d’mes rêves et j’ai trouvé mon Nanard.
  • Tu l’as rencontré comment ?
  • Alors le Nanard, il allait à la même église que moi, figure-toi. Et à l’église, bah, y’avait la kermesse avec l’orchestre et tout ça, et pi c’est là-bas qu’on s’est rencontrés. Ensuite, on s’voyait tous les mercredis. Si mon père avait su ! Il aurait été fâché, mais fâché tu peux pas savoir. Alors, c’que j’faisais, c’est que j’lui disais qu’j’allais au club des bonnes sœurs ! Tu parles, j’y ai jamais foutu les pieds ! Après on s’est marié. J’avais tout juste la vingtaine. Tu sais, le mariage pour moi, ça a été une libération. C’était une autre époque, en tant qu’femme y’avait pas dix-milles moyens d’être libres… Ah, mon Nanard…
  • Pourquoi il est pas venu avec nous ?
  • C’est à cause de ces problèmes de dos, tu sais, à cause de sa chute. Il s’est encore pris pour Bebel, à faire ses cascades tout seul. J’lui avait dit de pas tronçonner les branches du cèdre tout seul. Il est d’un têtu, j’te jure. J’savais qu’c’était encore un coup à s’pèter un truc... On n’a plus l’âge. Le problème, c’est qu’on est tellement actif, tu vois, qu’on s’est pas vu vieillir. Moi, j’peux pas tenir en place. Faut que j’bouge. Si j’vais pas gratter la terre de mon jardin, bah j’peux te dire que ça m’démange. Pis voilà, une vertèbre fissurée. Tu te rends compte que quand j’l’ai rencontré mon Nanard, il s’était déjà fait opérer huit fois ! Il est né un vendredi treize, ça lui a pas réussi. Mais mine de rien, il a toujours eu d’la chance dans ses malheurs. Tu sais, en cinquante-neuf ans de mariage, c’est la première fois que j’pars sans mon Nanard. J’aurais aimé qu’il soit là avec nous. Mais qu’est-ce-que tu veux, c’est la vie… Qu’est c’que j’cause quand même, c’est la déformation professionnelle de tripoux ça ! T’oublies pas de boire, hein ?
  • Eh ! J’ai déjà bu une bouteille d’eau.
  • C’est bien, fais pas ton chameau.

 

Scène 4 :

Le café « Le pain quotidien » se situe à l’angle du rond-point de Plainpalais et du Boulevard Georges-Favon. Ce café présente le grand avantage d’avoir une grande terrasse ensoleillée presque toute la journée. Mais cet avantage a son lot d’inconvénients, car il s’agit sans doute de la terrasse la plus bruyante de Genève. Feu le restaurant qui existait avant d’être supplanté par ce café avait pris note de cela, et avait installé une barricade de fougères, afin de tamiser le bruit. Évidemment ce rempart ne fonctionnait pas, mais le promeneur en mal de jus noir avait au moins la possibilité de s’auto-convaincre. Son successeur ne permit pas cette éventualité, pur produit de son époque, il impose aux clients d’affronter le réel, finie l’arnaque mentale. Ladite terrasse est assez grande, et sa taille se voit augmentée du fait qu’elle est remplie de tables et de chaises au format réduit. Ce sont des tables et des chaises pliables composées d’une ribambelle de lattes de bois, fines, ternes et espacées. Le tout est sommairement exposé à même le bitume gris clair, dont la teinte évoque celle d’une facture suisse. L’esplanade donne directement sur la Plaine de Plainpalais, sorte de petit désert genevois au sable rouge. Quant à la devanture du café, elle est des plus simple : de grandes baies vitrées séparées par des cadres de métal vert bouteille. Au milieu de chaque vitrines, trône en italique : le Pain quotidien.

Anne-Marie est une femme âgée de 78 ans à la retraite. Elle est de petite taille, atteignant avec peine le mètre cinquante, ce qui ne l’empêche pas de claudiquer à toute allure, malgré son arthrose. Sa peau est bronzée, d’un brun-cuivré tirant légèrement vers l’orange, bien qu’elle soit née blanche comme un œuf. En effet, sa couleur de peau est le résultat d’un travail de longue haleine : des heures passées en plein cagnard, complètement nue, de préférence sur des plages naturistes. Il est important de spécifier qu’il s’agit bien de plage « naturiste » et non pas de plage « nudiste ». Car, selon Anne-Marie, les nudistes incarnent la perversion humaine par essence, il s’agit en réalité de terribles exhibitionnistes, alors que les naturistes incarnent la grandeur d’âme, dans leur besoin irrépressible de retour à l’état de nature. Ses cheveux sont rouge-carmins, courts et présentent une mise en plis parfaite. Cette perfection capillaire relève également d’un dur labeur : Anne-Marie ne porte jamais de casque, de casquette ou encore, comble du malheur, de bonnet de bain et dort sur un coussin qui ne soutient que sa nuque, afin de ne pas corrompre l’ordre, somme toute militaire, de chacun de ses poils crâniens. Elle est également dotée d’une grande sensibilité esthétique. Ce qui prédomine c’est la grande importance qu’elle accorde aux couleurs, qui suivent une règle précise : la couleur doit, à la fois, faire figure de rappel dans sa tenue et exprimer l’opposition colorimétrique : jaune-violet, rouge-vert ou orange-bleu. Cette logique détermine alors l’ensemble des couleurs qu’elle porte, et ce, en prenant pour point de départ ses yeux verts. Ainsi, la couleur de ses cheveux, ne pouvant être verts, sont nécessairement rouges. Quant aux lunettes, et au trait fin de crayon qui surplombe sa paupière : ils sont verts, question d’équilibre. Au reste, ses tenues varient en fonction des jours, mais toujours, une savante harmonie de verts et de rouges les composent.

Mathieu est un enfant de six ans, trois mois et deux jours. La précision de l’âge a beaucoup d’importance pour lui. Il ne le sait pas encore, mais son haut potentiel intellectuel lui posera de gros problème relationnel plus tard. Mathieu mesure un mètre trente. Il est rondelet, ses joues rondes en témoignent. Ce trait physique lui vaudra de se faire systématiquement pincer les joues par la plupart des vieilles dames. Il a les yeux tirés, légèrement renfoncés, peut-être même que ce renfoncement lui permet d’avoir, à son âge déjà, plus de recul que les autres sur le monde. ses yeux sont d’une profondeur insondable, toujours brillants en surface. Ce sont deux petites cavités lacustres qui se sont fixées là, au centre de son visage. Juste aux dessus d’eux, tombent, en cascades, ses longs cheveux bouclés. Mathieu est un être d’eau, comme tous les humains d’ailleurs ; seulement, lui, il semble rappeler cette caractéristique naturelle. La seule condition de son habillement est le confort de ses vêtements. Quel que soit l’avis de ses géniteurs, Mathieu est intransigeant à cet égard. Il ne porte jamais de jeans, ni quoi que ce soit qui le serre ne serait-ce qu’un peu. Les enfants ont un très bon sens des priorités. Aussi, il porte principalement des pantalons de survêtements ainsi que des t-shirts amples. Néanmoins, cette amplitude vestimentaire n’est pas à confondre avec un manque de soin esthétique. Au contraire, Mathieu est très coquet. Il aime sentir bon et, de temps à autre, il se maquille également. La poudre dorée lui sied particulièrement bien.

  • Bon, aujourd'hui on est là pour faire en quelque sorte une espèce de check-list de là où vous en êtes, des points forts et des points faibles. L'idée c'est un peu de voir où on en est, après tout le travail de cette année. Si vous le voulez bien, on va commencer par les points forts. Alors, quels sont les points forts que vous avez noté dans l'avancée de votre cheminement personnel ?
  • Je pense que le point positif le plus évident c'est quand même ma relation avec les enfants. Ça s’est considérablement amélioré et je remarque qu’ils viennent plus facilement vers moi, surtout Kevin.
  • Hum, plus de moments de partage donc. En même temps, vous vous rendez beaucoup plus disponible. Peut-être que c'est ça. Que votre fils va moins chercher ses besoins ailleurs. Donc plus de partage, tout est prétexte à être ensemble finalement. Très bien, quoi d'autre ?
  • Je sens plus de légèreté, j'ai un poids en moins sur les épaules.
  • Magnifique ! Finalement, en vous rendant plus disponible, vous soulagez tout le monde également, vos enfants, même vos parents d'ailleurs. Excusez-moi, j’ai les yeux qui piquent, c’est les pollens. Ça vous le fait, vous aussi ? Attendez, une seconde, je sors un mouchoir. C’est terrible, cette saison. Pardon, reprenons, vous sentez plus de légèreté donc. Quoi d'autre de positif ?
  • Le retour de ma fille tous les week-ends et le fait que la maison est rangée.
  • C'est fou hein, vous voyez que, quand vous prenez du temps, que vous rangez les choses, et quand je dis ranger les choses, c'est aussi dans votre tête, la situation s'améliore. D'ailleurs, au niveau de l'administratif, comment ça va ?
  • Je me suis mis des rappels, et globalement ça va mieux, je suis à jour.
  • Super. Donc si je récapitule, Kevin vous sollicite plus, votre fille aussi, la maison est rangée, l'admin est à jour et vous avez de meilleurs liens avec les enfants. Maintenant qu'on a récapitulé tous les points positifs, quels sont selon vous les points qui restent encore à travailler ? Ou qu'est-ce qu'il faudrait mettre en place pour maintenir ces résultats positifs ?
  • Là où j'ai le plus de mal, c'est quand même avec l'administratif.
  • Ok, et à cet égard, quelle stratégie allez-vous mettre en place ?
  • Donner de l'espace à des moments tranquilles, à des moments positifs aussi. Mais surtout, maintenir ce système de rappel.
  • Hum. Je sais que vous avez du mal à demander de l'aide, je commence un peu à vous connaître quand même, après un an. Il est aussi important de garder en tête que vous avez des personnes ressources, en qui vous avez confiance et qui vous écoutent. Parce que la vie, c’est comme ça, il y a des hauts et des bas, et dans des moments d’urgence vous ne pourrez pas tout gérer.
  • Oui, c'est vrai.
  • Bon, très bien. Gardez donc ça en tête : la stratégie, c'est les rappels et en cas d'urgence les personnes ressources. D'autres points à travailler ?
  • Non… Comme ça là, je ne vois pas.
  • Très bien, donc l'important, c'est de maintenir cette constance. La première chose importante qui a été mise en évidence au cours de l'année, c'est quand même que, quand vous allez bien, les enfants vont bien, donc il faut aussi prendre soin de vous. Vous êtes le capitaine du bateau, sans vous le bateau coule et si vous voulez tenir correctement la barre, il faut que vous alliez bien. Après l'important c'est aussi de trouver l'équilir, euh l’équilibre, pardon je sors d'un cours où j'ai tenu le crachoir pendant une heure trente, donc je perds un peu mes mots. Qu'est-ce que je disais ? Ah oui, l'important c'est de trouver l'équilibre entre être trop là et ne pas être là. Et quand cela ne va pas, que vous sentez que la barre du bateau vous échappe, surtout demander de l'aide.

* * *

(IV)

Retour critique : jeux entre le lecteur et les scènes

 

Les quatre scènes qui résultent de ce protocole d'écriture sont finalement l'objet d'un double jeu. Chacune des scènes se présente comme étant l’assemblage d’unités textuelles ou de modules textuels, à la manière d'un grand cadavre exquis. Le jeu pour le lecteur, qui s’accomplit dans un type de lecture, peut prendre deux directions complètement antagoniques. Le premier type de lecture possible présente une grande analogie avec le mode de jeu du puzzle. En effet, à la manière d’un puzzle, le but de la lecture est d'extraire chacune des unités textuelles de leur combinaison, parfois paradoxale, présentée dans chacune des scènes, et de reconstituer leur univers initial. Qui a vraiment dit quoi ? Qui se trouvait initialement où ? Quels sont les personnages purement imaginés ? Quels personnages font l'objet d'une projection partielle ? Et enfin, quels personnages appartiennent au monde réel ? Cependant, si le jeu n'était que de reconstituer les tableaux originels de ces modules textuels, il serait certes ludique (si tant est qu’on soit amateur de puzzle), mais bien pauvre. Le deuxième type de lecture, présente, quant à lui, un lien plus fort avec le cadavre exquis en tant qu’objet fini. Chaque module textuel qui compose les scènes est interchangeable à volonté, mais en changeant de place, les liens tissés entre les personnages, leurs lieux, et leurs discours se modifient de telle manière que le sens des mots change à son tour. Leurs définitions peuvent, alors, faire sens logiquement, mais sous un angle nouveau. Également, elles peuvent s'étirer jusqu'à faire sens métaphoriquement. Ou encore, elles peuvent s'effondrer sous le poids de leurs nouveaux contextes, et de ce fait, faire sens en étant porteuses d'absurde. Aussi la lecture peut tendre, non seulement à une tentative de reconstruction des éléments textuels, soit de faire correspondre les bons mots aux bons personnages et dans les bons lieux, mais aussi, et surtout, à laisser ces nouvelles combinaisons prendre sens. C'est là l'objet de ce second type de lecture. Il n'est plus question de décomposer le cadavre exquis et de rendre à ses parties leurs contextes originels, mais d'accepter l’objet textuel tel qu'il est, avec son lot d'absurdités et d'incohérences, ainsi qu’avec les sens nouveaux que la composition de la scène fait émerger. Finalement, ce second type de lecture relève, à un autre niveau, du jeu entre la projection et la réalité. Ce que l'on fait quand on cherche du sens dans chacune de ces scènes relève aussi d'un travail projectif car l'effort interprétatif que la composition des scènes demande, laisse libre cours à une forme de subjectivité propre à la projection. Aussi, la réalité de la scène qui en résulte relève d'un mouvement parfaitement symétrique au processus du protocole même. Ce dernier part de la projection, soit de l'imaginaire, pour aller, au fur et à mesure des contraintes de la réalité, vers le réel. Alors que, dans un sens inverse, l’imaginaire du lecteur contribue à conférer une réalité à ces scènes loufoques.

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Photo : © Pexels

Inventer un protocole d'écriture

Comment se mettre à écrire ? En s'inspirant d’écrivain-es et de plasticien-nes, il s'agit de se donner une marche à suivre, qui mette en jeu les paramètres de l'espace, du temps et/ou de la mémoire, puis de la mettre en pratique.