Dépoussiérons ces tiroirs !
Silvio Quistini
Dans les « Divagations d’un moulin à paroles » (mon autoportrait), j’évoque l’existence de cet esprit archiviste qui range dans un tiroir toutes les observations qu’il a notées. Le pauvre travaille dans l’ombre sans que son labeur ne soit reconnu. Je lui propose ici un contrat (renouvelable ?) d’une durée d’un mois.
Je songe aux textes rédigés par l’ami d’un ami, que j’ai eu l’occasion de lire il y a de cela quelque temps. Pour passer ses pauses solitaires, durant ses trois années d’études en Angleterre, il s’était lancé dans plusieurs projets d’écriture. Parmi ses écrits se trouvait un genre de recueil de portraits. Il y dépeignait ses colocataires dans une espèce de parodie d’étude naturaliste qui se voulait objective, mais qui, à travers de très nombreux commentaires, se révélait être totalement subjective. Le texte, qui s’étalait sur une cinquantaine de pages, débordait d’humour, de cynisme et d’autodérision. Je ne souhaite pas endosser le rôle du misanthrope qui méprise amicalement ses connaissances (du moins, pas cette fois-ci), et encore moins remplir cinquante pages, mais je me permets tout de même de subtiliser les autres éléments de sa démarche de manière éhontée.
Le lieu de travail pour mon esprit sera le tram, ou les transports publics de manière générale. Il s’agit d’un ensemble d’endroits où, habituellement, comme tant d’autres personnes, je m’ennuie. J’observe par conséquent les gens qui se trouvent autour de moi. À l’instar des flatmates venant de leurs pays respectifs pour étudier en Angleterre, chaque personne qui utilise les transports en commun croise la vie d’une autre, ne serait-ce que pour un bref moment, dans un espace relativement étroit. Toutes, peu importe leur origine sociale, doivent se rendre d’un point de la ville à un autre. Dans le tram, j’aurai du temps et de nombreuses occasions pour observer et décrire des personnages divers et variés. Ma procédure sera la suivante : au cours de mon quotidien, chaque fois que je monterai dans les transports, je prendrai soin d’enregistrer systématiquement la date, l’heure de départ du véhicule, l’heure à laquelle j’en descendrai (quand j’en serai descendu, bien évidemment), la météo, ainsi que le volume moyen de passagers présents lors de mon trajet. Ma position sera aussi consignée. Pourquoi noter ces éléments, si ce n’est afin d’assouvir un besoin d’ordre essentiel et pour me retrouver dans mes observations ? Eh bien j’estime qu’ils auront sûrement exercé une influence sur mon état d’esprit et donc sur mes choix. Car en effet, je laisserai mon esprit choisir ce que je décrirai. L’objectif est au minimum de décrire un individu ou un groupe. En somme, j’établirai des portraits de rue qui seront préservés sous forme de texte au lieu d’être rangés dans des tiroirs. Une fois installé chez moi, à mon bureau, je pourrai mettre mes notes au propre et ainsi peut-être observer des phénomènes de mon subconscient, apprendre à mieux connaître cet esprit archiviste.
Archiviste de terrain
04.04 ⁕ 13h40-14h05 ⁕ Madame Printemps
Ciel ensoleillé, trop de vent pour que le Jet d’eau ne soit activé. Tram modérément plein.
Je suis debout dans la partie avant du véhicule, tourné vers l’arrière. Flottant au-dessus d’une mer de manteaux bleu marine et de vestes matelassées noires, un visage clair apparaît, tout au fond. C’est un vieil homme avec une mèche blanche solitaire sur le sommet de son crâne. Il prend un bain de soleil. Les rayons qui se reflètent sur sa peau capturent mon regard. Soudain, une voix m’arrache au baigneur. Elle s’exclame : « Pardon ! Pardon ! Pardon ! » C’est une dame radieuse. Bob à fleurs, écharpe à motif léopard, comme son veston tacheté, robe vert pomme. Elle sort avec hâte et les portes se referment derrière elle.
Mon esprit regrette la lenteur de mes doigts.
04.04 ⁕ 17h44-18h10 ⁕ Baba Yaga
Soleil projetant des ombres à un angle de 35° environ à travers les fenêtres du tram, doigts gelés par le vent. Passagers entassés, mon champ de vision est limité.
Je suis encore debout, plus ou moins au même endroit qu’en début d’après-midi. Les portes sont obstruées par des poussettes et je ne sais pas où me tenir… J’ai l’impression de gêner. La dame qui se trouve directement devant moi me tourne le dos. Elle porte un foulard sur la tête, ainsi qu’une épaisse veste qui tombe jusqu’à ses chevilles. Seule la main avec laquelle elle se tient à une barre est exposée aux regards. Le bras levé, sa manche reste en retrait et dévoile un bracelet doré à son poignet et une peau inexplicablement lisse (plus tôt, j’ai vu son visage sillonné de rides). Elle surveille deux petits enfants assis l’un à côté de l’autre dans une poussette à double siège, emmitouflés, préservés des éléments par une fine couverture à motifs hivernaux. Le troisième enfant n’a pas de place pour s’asseoir. Tous trois ont les cheveux frisés, les joues potelées et les yeux globuleux, le regard insistant. Ils sont relativement calmes…
Quel est son secret ?
05.04 ⁕ 11h10-11h19 ⁕ Les Sentinelles
Soleil diffus, l’intérieur du bus est peu éclairé. Les trois quarts des sièges sont libres.
Je décide volontairement de rester debout, tout en me logeant dans un coin formé par des barres horizontales afin d’écrire sans être ballotté. Pour ne pas être soupçonné, je joue le rôle du passager pressé : mes yeux, surplombant l’écran sur lequel je pianote, sautent sporadiquement sur celui qui indique le prochain arrêt. C’est pendant le mouvement de tête qui accompagne ce saut que je capture les détails.
Deux agents du service de sûreté des TPG (c’est écrit sur leur gilet jaune) se font face. Ils sont adossés aux soufflets qui lient les deux parties du véhicule. Leur bonnet laisse à peine apercevoir leur crâne rasé. Ils portent tous deux une barbe méticuleusement taillée et des bottes de combat lustrées. Toutefois, malgré leur apparence soignée, ils arborent quelques éléments qui rappellent l’aspect musclé de leur besogne. Celui de gauche a une taille de guêpe et de larges épaules qui mettent en garde quiconque voudrait semer la bagarre. Celui de droite a un œil au beurre noir. Il demande à son collègue « On sort là ? » à chaque arrêt. Puis ils finissent par disparaître sans que je ne sache quand.
Le bus est un endroit dangereux, apparemment.
05.04 ⁕ 11h52-12h00 ⁕ Les Jeunots
Soleil encore diffus. Bus bien rempli.
Cette fois-ci, c’est moi qui suis adossé aux soufflets. Mon ventre est vide. Tout autour de moi s’est formé un archipel d’adolescents regroupés en îlots de trois ou de quatre. Ils discutent bruyamment (certains plus que d’autres) et prennent tout l’espace disponible. Je vois pourtant quelques-uns d’entre eux se lever pour laisser leur siège à des personnes plus âgées.
J’ai trop faim pour me concentrer davantage et je quitte bien assez le véhicule.
05.04 ⁕ 15h54-16h18 ⁕ Le Bougon
Temps magnifique, il fait si chaud que je dois ranger mon écharpe. Tram bien rempli, on ne se marche pas sur les pieds.
L’ambiance est calme. J’entends quelques discussions murmurées, trop silencieuses pour être intelligibles. Je pourrais m’endormir. Quelques vieilles dames luttent poliment pour se laisser la place : « Allez-y, je descends au prochain. »
Je suis assis en face d’un homme complètement recroquevillé. Nos genoux se touchent presque, et pourtant je ne vois que le haut de son béret brun, ainsi que le bout de son nez qui dépasse sous ses lunettes. Il tient un papier tout froissé qu’il retourne dans tous les sens. Sans pouvoir lire distinctement ce qui y figure, je vois des séries de chiffres surlignés en jaune. L’homme fait des allers-retours entre son téléphone et la page. Agité, il plie et range la feuille, fouille à l’intérieur de sa veste, dans sa sacoche, puis sort un autre document qu’il prend en photo. Pendant ce temps, sa bouche affiche toutes sortes de grimaces. En baissant mon regard vers le sol, je remarque qu’il porte une paire de chaussettes bleues grossièrement tricotées.
Un peu de fantaisie dans ce monde trop sérieux ?
06.04 ⁕ 14h01-14h25 ⁕ La Femme au caddie
Ciel couvert, plus blanc que gris. Tram presque vide, car un autre véhicule le précède.
Je suis installé sur un siège tourné vers l’arrière, dans la partie avant. La femme qui est assise quelques mètres en face de moi porte une veste bleu clair avec un logo Adidas. Elle a un bandeau dans les cheveux et des boucles d’oreille rondes de la taille d’un œil. Ses bras sont croisés et ses jambes serrées. Elle garde une expression sérieuse et se fait toute petite, prend très peu de place. Pourtant, son chariot de course (plat donc vide) bloque le passage. Un bâton à lèvre roule sur le sol et s’arrête non loin d’elle. Elle se lève alors pour le ramasser et le rendre à une autre dame, plus âgée, avec un chariot de course (par solidarité ?). C’est le seul moment où j’aperçois son sourire.
Il ne se passe pas grand-chose et je préfère regarder par la fenêtre.
06.04 ⁕ 19h56-20h07 ⁕ La Teenager
Ciel couvert, plus gris que blanc. Tram assez plein.
Je me tiens debout contre la première porte à l’avant. Il fait plus sombre à l’extérieur qu’à l’intérieur. Ainsi, en parcourant la vitre devant moi, je vois le reflet d’une adolescente aux cheveux bruns mouillés. Son hoodie, trop grand pour elle, est de couleur vert sapin ou vert empire (couleurs qui attirent mon œil). AirPods aux oreilles, elle prête toute son attention à une série qu’elle regarde sur son smartphone. D’un coup, elle prend une photo de l’écran d’information avant de reprendre son visionnage. Plus tard, elle sort du dissolvant de son sac.
En prenant note, je me sens moi-même observé…
12.04 ⁕ 16h48-16h58 ⁕ La Prisonnière
Légère pluie. Tram plein, parce qu’il est en retard.
Je me tiens encore debout contre une porte, mais cette fois-ci je regarde vers l’arrière depuis l’avant du véhicule. Je compte trois poussettes. Contre toute attente, le silence règne au point que l’on peut entendre les roues des voitures sur le bitume mouillé à l’extérieur. Le tram est immobilisé derrière un autre. Une dame rompt le silence en appuyant frénétiquement sur le bouton de la porte : « Je vais louper le bus ! » Je n’arrive juste pas à la voir, car elle est déjà sortie. Après avoir ouvert les portes, le chauffeur sort de sa cabine et annonce, presque en chuchotant, qu’il y a un problème de courant.
Je suis forcé de partir à l’aventure sous la pluie. Que de réjouissances !
12.04 ⁕ 17h09-17h28 ⁕ Le Philosophe
Forte pluie. Bus assez plein.
Je suis debout au centre, contre les soufflets où les agents de sûreté se tenaient. Les passagers, mal répartis, s’agglutinent dans la partie avant. Deux personnes me fixent et détournent le regard quand je m’oriente dans leur direction : à l’avant, il s’agit d’un visage surmonté d’un très haut bonnet pour dreadlocks se démarquant de la foule ; à l’arrière, c’est une dame dont la moitié du visage est caché par la capuche de sa doudoune grise. Cette dernière porte une paire de lunettes à monture rouge qui ne me laisse pas voir la direction dans laquelle ses yeux sont tournés. Peut-être contemple-t-elle en réalité l’homme assis près de moi, qui lit un livre à la couverture vert vif tout en mettant ses doigts dans sa bouche. Ses expressions empreintes de cogitation sont amplifiées par ses verres de lunettes grossissants. Façonné par ses pensées, il a possiblement oublié qu’il se trouve dans un lieu public. Soudain, le bus se vide et je peux m’asseoir.
Ce monsieur est sûrement en train de passer un moment nettement plus stimulant que moi.
12.04 ⁕ 17h33-17h43 ⁕ Madame Chantilly
Il pleut toujours. Tram rose presque vide.
Je suis assis sur la plateforme surélevée. Mon siège est tourné vers l’avant. Tout le monde semble porter des vêtements noirs, sauf une dame avec une veste et une écharpe blanches. Elle tient dans sa main un parapluie pliant, également blanc, qui laisse lentement tomber ses gouttes sur le sol mouillé.
Du rose et du blanc pour oublier la grisaille.
12.04 ⁕ 18h38-19h07 ⁕ Le Dandy
Il ne pleut plus. Ciel toujours gris. Tram se remplissant rapidement.
En me déplaçant, je glisse sur le sol encore humide, et je me rattrape en donnant un grand coup de talon au sol. Le bruit attire tous les regards. Sans ralentir, je continue vers l’arrière, où je finis par rester debout. J’entends deux adolescentes qui discutent en russe (du moins je discerne un « хорошо », un « большой » et un « может быть »). Devant moi se trouve un homme aux cheveux poivre et sel coiffés impeccablement. Sa barbe est rasée très proche de la peau. Son pardessus imperméable et son grand parapluie noir ont visiblement bien protégé son costume trois pièces. L’homme a les jambes croisées et fait des moulinets avec son pied levé. Il porte des mocassins noirs. Au moment où la foule entre, il déplace son sac à dos qui était posé sur le siège à côté de lui. Moi-même fatigué, je m’assieds et pose enfin mon sac rempli de livres sur mes cuisses.
Je passe le reste du voyage à regarder par la fenêtre.
18.04 ⁕ 13h25-13h51 ⁕ La Femme Karakuri
Ciel dégagé, l’odeur du colza flotte dans l’air. Les sièges du tram sont rapidement tous pris.
Je suis assis au centre du tram. Légèrement nauséeux, je préfère observer l’extérieur. Je suis régulièrement ébloui par les carrosseries rutilantes. Quelques enfants turbulents se raillent à l’avant : « Nananère ! » Une petite fille pleurniche à l’arrière. « Ça t’apprendra ! », lui dit la voix d’un adulte. Entre deux arrêts, je me lève pour libérer ma place (s’assiéra qui voudra). Une mère portant un large chapeau de pêche blanc entre et s’arrête à côté de moi avec deux petits garçons très silencieux. Elle leur parle en japonais. Un homme avec un bras dans un plâtre se lève pour les laisser s’asseoir, mais la mère refuse en secouant vigoureusement la tête et la main gauche. Quelques secondes plus tard, un autre homme se lève et elle réitère l’action en souriant et en répétant « merci ».
Voilà le théâtre que j’ai évité en me levant plus tôt.
18.04 ⁕ 17h24-17h48 ⁕ Le Duelliste
Ciel encore dégagé, je suis décoiffé à cause du vent qui souffle faiblement. Tram plein.
Je me tiens debout face à une fenêtre du côté droit. Un homme énervé crie au téléphone. Deux vieilles dames aux joues tombantes (têtes en forme de poire, si je puis me permettre) bavardent sans se soucier de leur entourage. Un très jeune enfant avec une voix aiguë se lamente. Au milieu de cette cacophonie, la femme assise devant moi essaie de lire un livre. Ses lunettes de soleil à monture octogonale tiennent en équilibre au bout de son nez. Elle abandonne et range son bouquin dans son sac de marque. Tandis que les grand-mères commentent tout ce qu’elles voient par la fenêtre en pointant du doigt chaque bâtiment qui défile, je tourne la tête. Un homme chauve me fixe (peut-être regarde-t-il derrière moi ?) et nous nous dévisageons pendant ce qui semble être une éternité. Il a des lunettes de vue orange. Au bout de quelques secondes, son menton rejoint paresseusement le haut de son torse. Il examine désormais les boutons de sa chemise bleue. J’observe alors autour de moi ; chaque fois que je change la cible de mon regard, j’ai l’impression d’être moi-même observé. En me retournant, je me rends compte que le chauve aux lunettes orange a disparu. L’homme au téléphone parle maintenant de « défauts génétiques », les dames de salons de coiffure et de feuilletons.
J’espère sincèrement que mon adversaire ne reviendra pas pour un match de retour.
20.04 ⁕ 12h37-13h08 ⁕ Janus
Ciel gris, quelques gouttes tombent. Tram plutôt vide.
Je suis assis. Silence dans le véhicule. Les gens sont très probablement en train de manger. Un homme au crâne rasé bloque la porte en regardant par la fenêtre. À l’arrière de sa tête se trouve un tatouage : une tête de femme aux cheveux longs et ondulés, affublée d’ailes de papillon parsemées de rouge, de vert, de jaune et de bleu. Il porte une polaire cintrée, des jeans bleus, des sneakers noires à rayures blanches. Je ne vois pas son visage, mais la femme-papillon me fixe.
Il triche ! Comment puis-je gagner dans ces conditions ?
20.04 ⁕ 20h27-20h52 ⁕ Le Spectre
Coucher de soleil caché par les nuages. Pas mal d’espace dans le tram.
Pendant un moment, je suis debout face à la porte. On voit encore bien dehors, mais l’intérieur devient progressivement plus visible que l’extérieur. Un couple d’adolescents se loge dans le coin de la porte, à côté de moi. Je les entends s’embrasser. Je suis surtout interpellé par la façon dont le garçon appelle la fille « frère », et vice versa. Les yeux dirigés vers l’écran de mon téléphone, je me fonds dans la masse. Même après avoir perdu le couple de vue, je les entends encore s’exclamer « frère » quelques mètres plus loin. Maintenant assis, j’aperçois un grand monsieur habillé tout en noir (veste, baskets, jeans, casquette). Il bloque le chemin. Ses bras sont suspendus aux barres de chaque côté du passage. D’une voix rauque, il parle dans le vide. Il se rapproche de moi, juste un peu, à chaque arrêt du tram. En fait, il porte des écouteurs sans fil et est sans doute au téléphone. Sa voix devient de plus en plus forte, mais je ne distingue pas ce qu’il dit ; il parle une langue qui m’est inconnue. Plus il s’approche, plus je ressens un sentiment d’oppression. Alors, pour me distraire, je repense à un immense fraisier que j’ai aperçu plus tôt sur les genoux d’une dame. Et je salive.
La nourriture est vraisemblablement plus rassurante qu’un duo d’agents de sûreté.
21.04 ⁕ 17h07-17h37 ⁕ La Mondaine
Ciel blanc couvert, on peut voir le soleil. Le tram remplit ses fonctions.
Je suis assis à l’avant du véhicule. J’entends un groupe de quatre enfants qui se chamaillent et qui rient pendant que deux femmes (leurs responsables) les prient de se taire : « Chut ! » Un des enfants demande : « On n’a pas le droit de s’amuser ? » Et on lui répond sans indulgence : « Non. » Je sens une odeur de tabac froid émanant de la personne assise devant moi. Derrière moi, j’entends un homme et une femme discuter en néerlandais. Une dame entre dans le tram. Elle a des cheveux marron-rouge, des boucles d’oreille en forme de perles, un manteau vert émeraude avec des boutons argentés, un sac à main vert pomme et un large pantalon couleur neige. Je n’ai pas le temps d’apercevoir ses chaussures. Je me demande ce qui complète sa tenue. Deux hommes discutent en allemand (Hochdeutsch). Je n’arrive pas à distinguer leur accent. Ils ont chacun un gobelet en plastique transparent dans la main. Le liquide qui s’y trouve possède une couleur dorée. Est-ce du vin blanc ? du cidre ? du jus de pomme ?
Je me pose parfois trop de questions.
25.04 ⁕ 13h30-13h54 ⁕ Le Marabout
Grandes éclaircies, sol mouillé. Tram plutôt vide.
Je suis assis vers le milieu. Un homme s’assied devant moi. Il apporte une odeur avec lui ; un mélange de chien mouillé et de cigarette. Un autre homme vient s’asseoir directement derrière moi, sur ma gauche. J’ai l’impression qu’il inspecte ce que j’écris par-dessus mon épaule. Heureusement, j’ai réduit la luminosité de mon écran au point de voir davantage mon reflet que le texte. En réalité, l’homme derrière moi regarde une vidéo sans porter d’écouteurs ; une voix annonce : « Il s’agit d’une invocation extraordinaire qui apportera l’abondance ! » Du coin de l’œil, je n’aperçois que ses richelieus en cuir brun et son long parapluie noir à rayures bleues.
Peut-être a-t-il déjà fait usage de cette invocation par le passé ?
25.04 ⁕ 18h00-18h35 ⁕ La Reine et ses Sujets
Grand soleil, les flaques d’eau se sont toutes évaporées. Tram plein.
C’est l’heure de pointe. Je reste donc debout contre mon gré. Je meurs de chaud avec mon pull. Pourtant, une femme porte un bonnet rouge. Le mot « QUEEN » est inscrit en lettres noires sur le pli. Elle a une veste en fausse fourrure écarlate, des jeans bleus rapiécés avec des tissus à paillettes en forme d’étoile, ainsi que des baskets Nike blanches et turquoise. Adossée à la fenêtre et non au dossier de son siège, elle serre son petit sac-à-dos contre elle. J’entends un bébé pleurer tout à l’arrière, mais tous les sons semblent étouffés. C’est comme si la fatigue nappait tout bruit avec lourdeur. Pendant un instant, le tram est arrêté à côté d’un bus. Je suis orienté vers la fenêtre et regarde à l’extérieur. J’aperçois mon reflet dans la vitre d’un bus qui se trouve également à l’arrêt. Derrière mon image se cache un vieux monsieur qui est tourné dans ma direction. Lorsque nos regards se croisent, le bus démarre. Plus tard, la circulation est encore bouchée. Je perçois le son des cloches au loin. Tout le monde fronce les sourcils et tend le cou pour voir ce qui se passe devant le véhicule. Mécontents, les gens se lèvent et le silence se brise.
Heureusement qu’ils n’ont pas de torches ni de fourches.
27.04 ⁕ 12h42-13h15 ⁕ Les Turcophones
Ciel bien ensoleillé, très bonne température. Tram à moitié plein.
Je suis assis près du milieu, à l’avant. Le véhicule entier est plongé dans le silence. J’entends seulement une femme assise près de moi. Elle parle avec sa fille (c’est ce que je déduis d’après leur discussion). Elles sont toutes deux adultes et jonglent entre le turc et le français. La mère se plaint d’une secrétaire qui garde l’argent qu’elle ramasse pour le donner à un certain François (son patron, je présume). Après d’autres lamentations, elle cite un proverbe : « Je faisais confiance à mon père, j’ai tout confié à ma mère » (ou quelque chose comme ça). Il me semble qu’elle tourne régulièrement la tête pour voir si je l’écoute. Une odeur de sauce tomate atteint mes narines. Les deux femmes énumèrent toutes les fois où on les a prises pour des étrangères alors qu’elles sont nées à Genève. Ce que je retiens de la conversation, c’est qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Pendant tout ce temps, je ne les vois jamais directement. Elles restent des voix dans ma tête. D’autres personnes tapotent sur leur écran autour de moi.
Je me demande si ces gens prennent des notes comme moi. C’est peu probable.
27.04 ⁕ 21h52-22h20 ⁕ L’Espion
Il fait nuit, il fait bon. Tram quasiment vide, on entend le bruit du moteur électrique.
Un jeune homme me lorgne. Il porte une chemise blanche sous une veste bleu marine aux manches retroussées. Il tient un sac couleur olive contre son ventre et il écrit sur son téléphone. Il a l’air fatigué. Il bâille. C’est mon reflet dans la vitre. Soudain passe une annonce que je n’ai jamais entendue auparavant : « Merci de bien vouloir utiliser vos appareils téléphoniques de manière discrète. »
Suis-je devenu paranoïaque ?
Retour au bureau
Après quelques réflexions, j’ai décidé de donner un nom à chaque personnage. Ainsi, il sera plus facile de naviguer entre les portraits. Dans l’ensemble, je considère avoir bien suivi la procédure. Je me suis astreint à prendre les transports en commun, même quand le temps me permettait de me dégourdir les jambes à vélo. Je me suis également obstiné à noter plusieurs détails, même quand la fatigue pointait le bout de son nez. En somme, l’aboutissement de l’application de mon protocole me satisfait.
En mettant de l’ordre dans mes notes, je peux observer quelques tendances. Tout d’abord, sans surprise, les couleurs attirent l’œil (dans mon cas le vert, mais je le savais déjà). Il est, me semble-t-il, plus stimulant, moins déprimant de les observer que toutes les nuances de blanc, de gris ou de noir. On peut dire qu’il s’agit en quelques sortes d’un avant-goût réjouissant, à la sortie de l’hiver, des joies estivales qui se rapprochent de plus en plus de nous. Le fait que j’ai choisi de les retenir trahit ma volonté de revoir les beaux jours. Ensuite, la durée du trajet n’influe pas sur le nombre de détails retenus. De nouveau, ceci n’est pas étonnant, car ce que mon esprit retient dépend logiquement de ce qui est disponible. En fait, ce qui transparaît dans mes notes est le produit de la réflexion qui a accompagné la question suivante : « Que vais-je consigner ? » J’ai parfois dû abandonner quelques pistes, me disant qu’elles ne seraient pas intéressantes à la lecture. Il est clair que je pensais déjà à la production finale au moment où je prenais des notes. Mais alors, comment déterminer ce qui vaut la peine d’être enregistré ? Je peux confirmer, à partir de mes notes, que les détails insolites, parfois anodins, éveillent mon attention. Ce qui semble banal d’apparence peut se révéler digne d’un détour du regard. Enfin, comme le résultat en témoigne, je suis enclin à suivre une logique et à produire des récits cohérents.
Finalement, je me dis que je pourrais désormais à nouveau appliquer mon protocole. Seulement, la culpabilité qui accompagne le voyeurisme nécessaire à la tâche pèse trop lourd sur ma conscience… Ce fut une expérience intéressante, mais je crois qu’il est temps pour moi de licencier mon esprit et de mettre mon vélo au travail ; sur une selle, il n’y a pas de place pour l’ennui !
Photo : © radonracer
Inventer un protocole d'écriture
Comment se mettre à écrire ? En s'inspirant d’écrivain-es et de plasticien-nes, il s'agit de se donner une marche à suivre, qui mette en jeu les paramètres de l'espace, du temps et/ou de la mémoire, puis de la mettre en pratique.
Entre imaginaire, projection et réalité
Amaryllis Bosson
Dépoussiérons ces tiroirs !
Silvio Quistini