Le chemin de l’école et le droit à la promenade

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

28 septembre 2001

Texte paru dans l'Educateur (n°10), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Rentrée des classes. Les enfants reprennent le chemin de l’école. Qui à pied, qui à vélo, qui en trottinette, en groupes compacts ou en ribambelle de promeneurs solitaires. Ou bien encore dans la voiture de papa et de maman, bien attachés sur le siège arrière ou entassés dans le coffre avec les frères, les sœurs et les copains du quartier. Le rendez-vous est le même pour tous, mais les points de départ sont différents, et le moyen de transport aussi. De la " pédagogie différenciée ", en somme.

Pour l‘enseignant, qu’y a-t-il de plus édifiant que cet espace a priori anodin : l’espace qui sépare la maison (familiale) de l’école (communale) ? Piétons, cyclistes ou passagers plus ou moins disciplinés, les voyageurs en culottes courtes sont partis enfants, et ils arrivent élèves (ou devraient le faire). Certains vont gaiement, d’autres en traînant les pieds, d’autres encore sans même y penser. On en voit courir comme des affamés, qui espèrent moins un festin de conjugaison qu’une partie de foot encore jouable " si la cloche n’a pas sonné ".

Mais la diversité culturelle, ce n’est pas seulement la variété des promeneurs. C’est la variété de leur droit à la promenade. Il y a ceux qui marchent sagement à côté d’un adulte (papa, maman ou " la jeune fille "), sans jamais lâcher sa main (" Georges, fais attention à la flaque ! "). Ceux qui doivent surveiller leur petite sœur qui descend sans arrêt du trottoir (" Gilles, tu es responsable de Maryvonne !). Ceux qui doivent toujours se dépêcher (" Ne traîne pas sur la route, Marie-Claire, je me fais du souci "). Et ceux qui doivent rester groupés (" Rentre avec tes copines, et si un vieux monsieur vous offre des bonbons, courez à la maison !). Autant de familles, autant de " marches à suivre ". Autant de consignes de sécurité, de droits à la liberté, de devoirs de prudence et/ou d’indépendance. Les adeptes du " risque zéro " craignent les mauvaises rencontres, mais aussi les égarements, les accidents, les bris de chaîne, les averses, les insolations, les écorchures, les salissures. Ils prennent leur voiture " pour plus de précaution " (" vous irez seuls quand vous serez grands, c’est ce que me disaient mes parents "). Ils ont bien sûr leurs détracteurs qui, par choix ou par nécessité, préconisent l’autonomie et la délégation des responsabilités (" Francis, tu es grand maintenant, tu dois apprendre à te débrouiller ; tiens, voilà la clef ! "). Finalement, l’alternative n’est pas tant le risque ou la sécurité, que le risque immédiat ou le risque différé. On sait bien qu’il y a deux façons de mettre les enfants en danger : croire trop tôt qu’ils sont grands, et le croire trop tard.

C’est là que le dilemme devient vraiment pédagogique. La didactique de la promenade, c’est un peu la didactique de la géographie et de l’éducation physique réunies. Des recherches ont montré que les enfants qui marchent ou qui pédalent activement sur le chemin de l’école se repèrent mieux dans l’espace que leurs camarades passivement véhiculés. Mais elles ne disent rien du rôle des adultes. Parents ou enseignants, quand et comment devons nous autoriser, inviter, inciter, contraindre nos enfants à nous lâcher la main ? Lâcher trop vite, c’est abandonner. Trop tard, c’est enfermer. " Demain, venez à ma rencontre, dit la maman-pédagogue, je serai au bout du trottoir, chez le boucher ". Les techniques et les ruses ne manquent pas à qui doit éduquer. Nos enfants nous lâcheront la main si nous savons les y inciter, mais nous ne saurons le faire que si nous souhaitons vraiment qu’ils nous échappent, que nous les en pensons capables et que nous savons le leur montrer. La confiance ne suit pas l’indépendance, elle la précède. Du coup, le chemin de l’école n’est pas bien différent de l’école elle-même : il démocratisera la mobilité à condition de l'encourager.