Communiquer ou discuter ? Le pouvoir de l’argument

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

19 octobre 2001

Texte paru dans l'Educateur (n°11), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

Technologies de la communication, conseillers en communication, société de la communication : jamais nous n’avons tant communiqué. Des milliards de messages courent à travers les réseaux, et le " droit à la connexion " s’ajoutera bientôt aux droits fondamentaux de la personne humaine. Mais la discrimination ne se limite pas à la taille des ordinateurs et au débit des modems. A technologie constante, on sait bien que certains messages sont plus égaux que d’autres. Publicité, propagande, endoctrinement, conditionnement, la panoplie des dévoiements est large, et la tâche est rude pour tous ceux qui préfèrent l’autorité des arguments aux arguments d’autorité.

Si les enfants viennent à l’école, et si nous aimons y venir, c’est parce que la classe est ce lieu étonnant dans lequel l’apprenti-citoyen doit se fier à la parole de l’instituteur pour apprendre à s’en méfier. " Croyez-moi, dit le maître, ne croyez pas les maîtres à penser ". Et il ne sort de la contradiction qu’en soumettant ses propres affirmations et toutes les propositions du programme à la " contrainte non contraignante " de l’argument le meilleur. Dans une secte, le gourou détient la vérité, et personne n’en discute. Dans une école, deux et deux devraient faire quatre, mais seulement " jusqu’à preuve du contraire ".

Doit-on en déduire que tout est possible, et que – " avec les mathématiques modernes, vous savez… " - deux et deux peuvent aussi bien faire trois, cinq ou quatre et demi ? Ce serait précisément confondre la communication et la discussion des messages. Un constructeur automobile bien conseillé peut nous faire croire que ses voitures sont en même temps les plus sûres et les moins chères du monde. Un gouvernement, que sa politique produira justice et prospérité. Une chaîne de télévision, que ses journalistes sont toujours les mieux informés. Mais toute la puissance des puissants ne suffira pas à convaincre un cancre raisonnable que deux mauvaises notes plus deux mauvaises notes ne font pas quatre mauvaises notes (et une mauvaise moyenne).

Ce qui a finalement fait la force de Galilée, Darwin ou Einstein, ce n’est pas leur " plan de communication ", mais la rationalité de leurs arguments, même et surtout s’ils demeurent réfutables, donc discutables. Car pour discuter la théorie de l’évolution ou la théorie de la relativité, il ne suffit pas d’affirmer qu’on en doute, il faut encore démontrer qu’elles ont tort. Et là, inutile de " butiner " les bonnes informations sur le bon site Internet. Il faut faire l’effort d’étudier la mathématique, la biologie et la physique, l’effort de s’approprier le savoir des maîtres, mais l’effort aussi d’en débattre. Il faut donc assumer rien moins que le paradoxe qui fonde l’humanité : chercher la dispute, sous peine de ne pas nous entendre.

Que font les révisionnistes les plus cyniques ? Ils évitent justement la dispute. Ils n’ont ni l’imprudence ni l’impudence de contester l’Holocauste, ils revendiquent " simplement " le droit de s’interroger. Mais en questionnant sans cesse, ils rompent la discussion, et ils montrent qu’il y a deux façons au moins de défaire l’humanité : imposer des vérités, et n’en admettre aucune. Dogmatisme ou scepticisme, comment vivre ensemble s’il n’y a rien à comprendre ?

Dans une école démocratique, l’" éducation à la citoyenneté " passe peut-être par l’instruction civique et la philosophie pour enfants, mais elle passe surtout par un double refus : le refus du dogmatisme, et le refus du scepticisme. Lorsque nous enseignons, nous ne pouvons pas choisir de ne pas communiquer. Mais ce que nous pouvons choisir, c’est d’éviter ou au contraire de stimuler la discussion et l’apprentissage de la discussion. Et opposer, là où nous sommes, le pouvoir de nos arguments aux arguments du pouvoir.