Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
21 décembre 2001
Texte paru dans l'Educateur (n°14), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Pas décole sans élève. Et pas délève sans parent délève. La logique est impitoyable, et elle nous met parfois dans lembarras. Ce que montrent toutes les études, cest que quatre enseignants sur cinq estiment que les parents sen remettent trop souvent à lécole pour léducation de leur enfant, et quils confondent leur intérêt et lintérêt général en intervenant abusivement dans la vie de la classe. Non contents de " démissionner ", les parents modernes se mêleraient de tout. Le paradoxe est troublant, mais est-il aussi moderne que cela ?
Alexander Sutherland Neill, lui, na rien dun moderne. Cest au fin fond de la campagne écossaise, et au début de la Première Guerre mondiale, quil écrit son Journal dun instituteur de campagne. Un jour, un enfant du village joue au cerf-volant sur le chemin de lécole, et il casse une branche dans un jardin. Le propriétaire sen prend-il à ses parents ? Non, il se précipite en classe, et il demande au maître de donner au coupable " la plus belle raclée de sa vie ". Mais Neill refuse tout net. Au bâton, il préfère la raison, et il ne veut pas devenir " le gendarme du village ".
Je pense que bien des parents sont ennuyés que jaie cessé de punir leurs enfants. Ils ont limpression que je ne fais pas le travail qui leur incombe ; ils pensent que le directeur décole devrait dresser les enfants ceux des autres, pas les leurs. Je découvre que jessaie de faire quelque chose de bien difficile. Linfluence du foyer est mauvaise dans bien des cas ; les enfants entendent leurs parents dénigrer le maître décole et ils ne savent plus que penser. Les parents moyens voient dans le maître décole un ennemi. Si je frappe un enfant les parents le soutiennent, mais si je ne frappe pas le gamin qui frappe le leur, ils sindignent de létat de dégradation de léducation. Bien des soirs je me sens découragé. ( ) La vérité, cest que les parents daujourdhui ne sont pas dignes dêtre des parents.
" Bien des soirs ", Neill est découragé. Mais le reste du temps, il organise des conférences pédagogiques pour " éclairer " les familles. Et il travaille avec ses élèves pour leur apprendre à réfléchir, à douter, à questionner, bref, à penser. Ce que fait Neill, cest ce quont fait finalement des milliers denseignants avec lui : se battre pied à pied pour " démocratiser " laccès à la connaissance, à lindépendance de jugement, à la citoyenneté, à la dignité. Et les élèves de ces maîtres, qui sont-ils sinon nos parents daujourdhui ?
Si les pères et les mères de nos élèves sont non seulement aussi soupçonneux que leurs aïeux, mais sils sont aussi de plus en plus instruits et de plus en plus exigeants, cest peut-être à Alexander Neill et à tous nos prédécesseurs que nous le devons. Ils ont lancé si fort et si loin le bâton du libre examen, quil nous revient à la tête comme un boomerang. Et qui sait le genre de bâton que nous envoyons nous-mêmes aux enseignants de demain ? Quelques parents arrogants font peut-être mine de lignorer, mais nous, nous avons tout intérêt à nous le rappeler : si lécole est de plus en plus critiquable, cest moins un indicateur déchec que de réussite. Ce qui ne veut pas dire quelle doit en rester là.
Car expliquer leffet boomerang est une chose, mais rattraper lengin en est une autre. Lorsquun père en colère déboule dans notre classe, il nest pas toujours simple de rétablir la discussion. Et on namadoue pas le plaignant en lui rappelant tout ce quil doit à ses maîtres. Alexander Neill, quant à lui, ne faisait pas la morale. Lorsquun père vilipende sa pédagogie " de gauche ", il commence par lassurer quil " exècre la gauche probablement plus quil ne lexècre lui-même ", puis il cherche un terrain dentente, un sujet de conversation, un intérêt commun qui déplacera la conversation :
" Jpensais quvous étiez un dces farceurs dla gauche ", ma expliqué [le père]. Puis il a ajouté : " Et quelles sont vos idées politiques ? " " Je suis un utopiste ! " lui ai-je dit modestement. Il sest gratté la tête un moment, puis il a abandonné et ma demandé ce que je pensais de la température. Nous avons aussi parlé des navets pendant une demi-heure et je ne doute pas quen me quittant il se soit demandé comment un licencié es-lettres pouvait être aussi ignorant. Nous nous sommes séparés, dailleurs, en bons termes.
Le boomerang des parents, Neill nessaie ni de lesquiver, ni de le détruire sous un déluge dinformations. Il sen saisit habilement en sintéressant au sort dautrui, et en assumant sa propre ignorance. Il nexige pas la confiance, il la restaure en instituant une " médiation ". Neill, décidément, nétait pas un moderne. Il navait ni site Internet, ni conseiller en communication. Mais que ferons-nous de tous ces atouts si nous ne jouons jamais, avec eux, " le coup du navet " ?