Tous derrière et nous devant ?

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

28 juin 2002

Texte paru dans l'Educateur (n°8), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


D’un côté, il y a nos bonnes intentions. Une société plus juste, plus raisonnable, plus solidaire, plus ouverte, plus démocratique. Des élèves curieux (mais pas trop), critiques (mais pas trop), joyeux (jusque ce qu’il faut). De futurs citoyens honnêtes et éclairés, gages d’un monde enfin apaisé. Qui n’en a pas rêvé ? De jeunes générations si bien formées qu’elles sauront non seulement aller sur Mars et vaincre le cancer, mais aussi éradiquer toutes les formes d’égoïsme, de racisme, de haine, de guerre, d’exploitation, de pollution, d’oppression, d’abomination. Si le savoir est bien partagé, le monde sera forcément mieux gouverné. Sinon, pourquoi enseigner ?

De l’autre côté, le monde tel qu’il est. Pas toujours folichon, c’est sûr. Partout, l’homme fait le malheur de l’homme. Lorsqu’il est sauvage, il tue les enfants, il viole les femmes, il brûle les livres, il écrase son prochain. Et lorsqu’il est civilisé, il abandonne les siens. Le droit du travail, les conventions collectives, les protocoles internationaux, qui peut les imposer aux puissants s’ils décident de s’en passer ? Dans un monde entièrement libéralisé, les renards sont plus libres que les poules, et si les carnivores mangent ou affament les granivores, comment leur en vouloir ? C’est qu’on ne peut rien contre les " lois du marché ".

Les lois du marché, la compétition pour tous et la victoire pour quelques uns, on sait bien que les libertés sont menacées lorsque les moyens de dominer l’autre sont ultralibéralisés. Et pour notre malheur, nous pouvons tout mettre en concurrence. Y compris ce qui devrait d’abord nous réunir : la connaissance.

Le Conseil suisse de la Science et de la Technologie n’est pas le premier " think tank " venu. C’est " l'organe consultatif du Conseil fédéral pour toutes les questions relevant de la politique de la science, de la formation, de la recherche et de la technologie " (www.swtr.ch). Son manifeste pour la place scientifique suisse, dont la publication a été financée par des sponsors privés, donne donc à penser. Son constat, c’est que la Suisse aujourd’hui est en pointe dans maints domaines, mais que la compétition internationale s’accélère. Son pronostic, c’est que si nos institutions de formation et de recherche ne restent pas compétitives, nous déclinerons, nous serons distancés et marginalisés. Sa proposition, c’est que les budgets fédéraux pour la formation et la recherche soient augmentés de 10% par an durant quatre ans, de manière à maintenir la Suisse dans le peloton de tête du savoir mondial. Que la Suisse soit en tête, voilà qui est bien. Et tant pis pour la queue. Il faut bien que certains soient derrière si nous voulons rester devant.

Développer la recherche et élever la formation, remonter dans l’échelle PISA : quel enseignant, quel citoyen, quel Conseiller fédéral serait contre ? Savoir plus et savoir mieux, comprendre plus et comprendre mieux, ce n’est pas la garantie du progrès, mais sûrement sa condition. Le progrès bien sûr, mais le progrès de qui ? Le progrès de quelques nations élues, hyperdouées et/ou hyperdopées, qui épuiseront et qui mépriseront le reste du peloton ? Ou le progrès du peloton lui-même, tout heureux de cheminer par monts et par vaux, en bonne santé, sur de beaux vélos et en respirant à pleins poumons ?

Il n’y a pas de monde parfait, c’est vrai. Au Tour de France, il y a un premier, et il y a un dernier. Mais que sont le savoir, l’instruction, la recherche, l’éducation, s’ils hypertrophient les champions, et qu’ils abandonnent les faibles au pied d’un talus ? Faut-il gérer nos écoles et nos universités comme on gère une sélection olympique ? Faut-il importer chez nous les meilleurs cerveaux, et laisser sur la touche les pays et les élèves " en difficulté " ? Ou faut-il écouter Boris Cyrulnik lorsqu’il dit qu’un savoir non partagé se transforme en humiliation pour celui qui en est exclu ? A chacun son choix. Et à chacun ses contradictions. On peut défendre une école du mérite, du classement, de la concurrence, de la compétition. Un école qui place tous les élèves sur une même ligne, et qui les laisse se disperser sur la courbe de Gauss, une moitié en tête, l’autre moitié en queue du peloton. Mais si notre école elle-même devient un marché, si elle considère les inégalités comme une fatalité, alors il ne faut plus manifester contre l’OMC.