Olivier
MAULINI
Université de
Genève
Faculté de psychologie et des
sciences de l'éducation
6 septembre 2002
Texte paru dans l'Educateur (n°9), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Siméon a sept ans. Il est en vacances avec sa sur, ses parents et ses grands-parents. Six personnes à table, donc. Vient lheure du souper, et dans le frigo, il reste trois melons. « Cest un problème, dit papa à Siméon. Comment faire : on est six, et il ny a que trois melons ?! ». Mamie, qui a tout entendu, tombe des nues : « Et alors ? On les partagera, ces melons ! La moitié chacun, cest déjà pas mal, non ? Il y a encore du fromage et du jambon ! »
Mamie sermonne ce géniteur sans génie. Trois melons pour six personnes, ce nest pas un problème, si lon na pas les yeux plus gros que le ventre et que lon sait faire une division. Quun père de famille se noie ainsi dans un verre deau, cest bien le signe que le niveau baisse. Dabord, ce nigaud ne sait pas son arithmétique. Ensuite, il na aucune conscience historique : « lorsque Papi et Mamie étaient jeunes, croit-on quils passaient lété à se gaver de melons ?! » Père ignorant, père inconscient. Mamie sinquiète ostensiblement : « et cest à ce gars-là que nous confions nos enfants ? »
Laffaire semble grave, en effet. Car le questionneur nest pas seulement géniteur, il est instituteur. Instituteur mal pris, et instituteur mal compris. Ce que Mamie prend pour un défaut de compétence est en fait son double inversé : de lexcès de zèle. Pour sortir du méli-melon, léducateur maltraité doit donc retourner un à un tous les reproches : dire à Mamie que la question nétait pas une « vraie » question ; quelle ne cherchait pas la réponse pour la réponse, mais quelle voulait faire réfléchir Siméon ; quelle voulait lui donner le problème à résoudre, et lobliger à faire lui-même la division (ou à en découvrir le principe) ; bref, quelle ne cherchait pas à répartir les melons, mais à construire le concept de division. Une question na pas besoin dêtre candide si cest une « technique didactique ».
Problème, objectif-obstacle, dévolution, résolution : il y avait tout, dans le frigo, pour confronter Siméon aux « pratiques sociales » des mathématiques et à une « situation dapprentissage » authentique. Oui, mais à côté du frigo, il y avait Mamie. Et sa pratique sociale, à Mamie, ce nest pas d« embêter les enfants alors quils sont en vacances ». Son authentique souci, à Mamie, ce nest pas de « bourrer le crâne de Siméon à lheure des repas ». Faire les courses et préparer le repas, ce nest pas, pour Mamie, de la pédagogie de projet. Cest un projet tout court, qui demande efficacité, rapidité, détermination. Que le travail du maître soit de poser sans cesse de drôles de questions, Mamie veut bien ladmettre. Quun père instituteur fasse la classe à son gosse au milieu des vacances, sans lui laisser de repos, et en prenant le risque daggraver les inégalités quil dénonce par ailleurs, Mamie doit bien « faire avec ». Mais alors : que le travail des uns ne vienne pas parasiter celui des autres. Que dirait le maître si Mamie venait au milieu de la leçon demander à Siméon « où est le sel ? »
Il serait long de résumer la discussion. Il serait long de peser « le pour et le contre », de montrer ce que lon gagne et ce que lon perd en questionnant Siméon devant le frigo des vacances (ou devant le prix des pédalos, ou devant les panneaux de signalisation, ou devant la carte routière, etc.). Mamie a peut-être tort dopposer ce que Siméon, sa sur et ses copains apprennent à lécole, et ce quils peuvent en faire ailleurs dans la vie. Mais elle défend son travail, Mamie. Et là, elle a raison : à chacun sa tâche, à chacun ses questions. Dans la cuisine, on veut bien des presseurs de citrons ou des coupeurs doignons. On na que faire dun didacticien du melon.