Réinventer le vélo ?

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

8 novembre 2002

Texte paru dans l'Educateur (n°12), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Camille a six ans. Elle est heureuse, parce que son grand-père vient de lui offrir un vélo. Pas un tricycle, pas un " vélo de bébé " avec trois roues derrière. Une vraie bicyclette pour les grands, un engin merveilleux qui " va sur la route ". Aller sur la route, c’est quitter la cour, c’est partir toute seule chez mémé, chez l’épicier, à l’école. Le vélo de Camille, c’est un peu le monde à conquérir. On quitte ses parents une première fois en marchant, une seconde fois en pédalant.

Ce n’est donc pas la motivation qui manque. Camille a voulu ce vélo, et elle veut en faire façon. La cour dont elle souhaite sortir, elle va d’abord s’y entraîner. Papa va tenir le vélo, pousser au démarrage, assurer la stabilité, encourager, donner des conseils. Camille a un peu peur, elle se demande si c’est à droite ou à gauche qu’elle va verser. Elle hésite, elle se bloque un peu. Maman dit qu’il faut avancer plus vite, sinon, le vélo perdra son équilibre. C’est bien joli la cinétique, mais comme l’engin tangue de toute façon, Camille préfère aller lentement. Quitte à tomber, autant tomber doucement. " Ce n’est pas le problème, dit papa, si tu hésites et si tu trembles, tu vas pencher. C’est seulement si tu te lances que tu iras droit. " Pour avancer, il faut avancer, et pour avancer, il faut du courage, c’est le paradoxe de l’apprentissage. Quand le cran vient à manquer, il ne suffit pas que le maître crie " du courage ! " ou " fais un effort ! ", il faut aussi qu’il aide, qu’il guide, qu’il soutienne. Il faut qu’il tienne le vélo, mais de moins en moins. Qu’il le pousse, mais de moins en moins. Qu’il observe Camille, pour suggérer les bonnes corrections (" lève la tête ! ", " pédale doucement ! ", " freine moins fort ! "). Pour enseigner le vélo, Fausto Coppi lui-même aurait besoin de la pédagogie. Il en aurait besoin pour Camille, qui monte et remonte sur sa selle sans jamais fléchir. Et il en aurait besoin pour son frère Siméon, qui préfère se déplacer dans la voiture de ses parents. Siméon, élève " récalcitrant ", " peu motivé ", " pas intéressé ", faut-il le contraindre à pédaler ? Faut-il le sanctionner ? (" tu ne veux pas essayer ? tu iras à pied ") L’amadouer ? (" il sera déçu pépé ") Le défier ? (" ta petite sœur y est arrivée ! ") Faut-il attendre la vocation ? (" quand tu voudras, tu nous appelleras ") Ou provoquer l’occasion ? (" tes cousins organisent un rallye ") Il y a mille ressources et mille hésitations, pour le didacticien du vélo.

Car ce qui est vrai pour l’école de conduite est vrai pour l’école tout court : le maître sait ce que l’élève ignore, mais il ne peut pas l’apprendre à sa place. Le savoir, le savoir-faire, la compétence vont de l’expert au novice, mais ils ne transitent pas mécaniquement d’un cerveau à l’autre. Ils se construisent, ils s’entraînent, ils se travaillent dans l’interaction. Ceux qui n’aiment pas le constructivisme se demandent aujourd’hui s’il faut " réinventer la bicyclette pour apprendre à faire du vélo ". Il faut dire et redire que la question est mal posée, et qu’elle n’aidera jamais Camille ou Siméon à rejoindre la grand-route. Ce que Camille cherche péniblement à " réinventer ", ce n’est pas le vélo, mais les gestes du cycliste. Et c’est justement parce que le vélo n’est pas à réinventer, parce qu’il a été offert par pépé, que Camille doit se l’approprier. Lorsqu’elle apprend à lire, à écrire, à compter, à dessiner, à courir, à pédaler, Camille ne réinvente ni l'accord du participe passé, ni la règle de trois, ni la peinture à l’huile. Mais elle ne les " reçoit " pas comme elle reçoit ses cadeaux. Si les savoirs et les compétences se " transmettaient " comme des vélos, on pourrait les mettre en magasin, et proposer aux grands-parents de les acheter pour Noël à leurs petits-enfants. En confondant le vélo (qui se prend) et la pratique du vélo (qui s’apprend), on réduit le travail pédagogique à un transfert de marchandises. Comment dénoncer ensuite la déshumanisation de l’éducation et la déqualification des enseignants ?