14 mars 2003
Texte paru dans l'Educateur (n°3),
rubrique Sacré
Charlemagne (L'école,
idée folle ?) | Version
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Repris dans le Bulletin du GAPP (Groupement cantonal
genevois des associations de parents d'élèves), 92
(mars 2003), p.16-18.
Faut-il être pour ou contre le débat " pour ou contre les notes " ? Dun côté, on se dit que lessentiel nest pas là. Que la différence entre " 3, 4, 5, 6 ", " A, B, C, D ", " assez bien, bien, très bien " ou " très satisfaisant, satisfaisant, peu satisfaisant " ne vaut pas une guerre. Que le monde vit des conflits plus graves. Et quil ny a décidément que la Suisse pour charger le peuple de légiférer sur la pêche à la ligne, les alambics et les livrets scolaires des enfants. Mais on sent aussi que la note est le sommet dun iceberg, et que les querelles de surface peuvent exprimer (ou cacher) deux projets pédagogiques bien différents. Petite revue des arguments et question subsidiaire : qui est exigeant ?
Dans la querelle sur le notes, les initiants eux-mêmes semblent hésiter. Ils disent que lévaluation est la clef de voûte de linnovation, et quen votant contre les appréciations, on fait barrage aux pédagogies actives, au socio-constructivisme, au laxisme, au nivellement par le bas, à la réformite et même à lOMC. Mais ils disent aussi quils ne veulent pas revenir à " lécole de grand-papa ", et que lévaluation formative, les portfolios, les commentaires écrits et les entretiens avec les parents sont des progrès intéressants quand ils sajoutent aux instruments existants. Alors, pourquoi pas un compromis ? Pourquoi pas des informations régulières et une ou deux notes de temps en temps ? La solution serait bien helvétique, donc improbable en la circonstance : comment trouver un tel arrangement quand on prétend que sauver les notes cest sauver les chiffres, les lettres et la République ?
Il va donc falloir trancher. Et soutenir lune ou lautre option : une école qui note ou une école qui annote. Il va falloir le faire sans dramatiser mais sans négliger non plus limportance du changement. Ce qui est intéressant, avec la politisation du débat, cest que les opposants sont maintenant des proposants, et que leurs arguments mis bout à bout peuvent nous aider à distinguer les camps. Prenons ces arguments un à un, et voyons ce que la pointe de lévaluation dit de liceberg éducation.
Un message aveuglant : la note nest pas claire
Premier argument : " la note est claire. " 4, cest plus que 3 et moins que 5. Les enfants lont compris très tôt, leurs parents le savent depuis longtemps. Il ny a pas dambiguïté sur ce point. Pourquoi dire " cet objectif est en voie dacquisition " au lieu de dire " trois et demi " ? Nest-ce pas se complaire dans le jargon et brouiller la communication ? Il faut le reconnaître : si lobjectif, cest de situer lélève sur une échelle dexcellence, autant numéroter les paliers. Les thermomètres ne disent pas " température en voie daugmentation ". Ils disent 37,2 ou 39,8, et le malade est fixé sur sa santé. Ou plutôt, il est fixé sur sa fièvre, ce qui nest pas à comparer. Car la note, dabord, nest pas fiable. Les recherches ont montré que certains maîtres sont cinq fois plus sévères que dautres. La même copie vaut parfois 3 sur 20, parfois 16 sur 20. Pour obtenir une moyenne non aléatoire, il faut 13 examinateurs en mathématiques, 127 en philosophie. On prédit mieux un résultat en connaissant le correcteur que le candidat. La note na rien dobjectif. Elle ne mesure pas, elle transmet un message. Et ce message nest pas clair : parce quil est arbitraire, mais surtout parce quil ne dit pas ce quil faut faire. Le plus difficile, en pédagogie, ce nest pas de savoir si lélève sait ou ne sait pas lire. On sen rend compte sans règle graduée. Le plus difficile, cest de savoir où sont ses difficultés et comment on pourra y remédier. En passant de la notation à lannotation, lécole ne devrait pas être moins claire. Elle devrait lêtre plus. Elle devrait montrer, commenter, expliquer, bref, éclairer ce que la note laisse dans lombre : les objectifs à atteindre, les obstacles à dépasser, les moyens dy arriver. On va chez le médecin pour quil nous aide à guérir. Sil ne fait quégrener des nombres alors quon souffre le martyr, il nest pas rassurant, il est incompétent. A elle seule, la note nest pas claire. Elle est aveuglante.
Une alarme sans sortie : la note nest pas universelle
" Cest vrai, la note est réductrice. Elle est moins éclairante quun complet diagnostic. Mais au moins, elle est universelle. " Cest le deuxième argument des initiants : 4 est un chiffre arabe, mais il est compris à Lausanne, à Lisbonne, à Zagreb et à Kinshasa de la même façon. Entre les langues, il ne fait pas de différences. Oui, il est indifférent aux différences, et cest bien là le problème. La note alarme tous les parents (" les résultats de votre enfant sont insuffisants ") et elle laisse ceux qui le peuvent trouver la sortie. A maints égards, la note est pratique. Cest un signal quon envoie aux familles et quelles peuvent décoder sans traducteur, sans médiateur, sans même linstituteur. Mais il y a deux sortes de familles : celles qui sen tiennent là, qui signent les travaux et les livrets, qui se réjouissent des bonnes notes et qui subissent les autres ; et il y a les familles qui vont plus loin, qui analysent les besoins de lenfant, qui discutent avec le maître et qui offrent un soutien personnalisé à la maison. Les familles denseignants, par exemple, nont pas besoin dexplications. Les notes leur suffisent. Pour le reste, elles font comme les médecins : elles se soignent toutes seules. Mais les autres ? Que pouvons-nous faire pour quelles déchiffrent, non seulement que lenfant a de mauvaises notes, mais pourquoi il a ces notes et comment il pourrait faire mieux ? Le défi, là encore, cest de passer dune clarté à lautre. De démocratiser les moyens de sinquiéter, mais aussi ceux de comprendre et de lutter. Renoncer aux commentaires sous prétexte que certains immigrés nentendent rien à ces subtilités, est-ce une marque dattention ou de mépris ? Dans les écoles des cités, les maîtres ont inventé mille manières de discuter avec les familles qui ne parlent pas le français, y compris en impliquant les enfants, les voisins, les associations. A ce niveau dambition, la note nest pas universelle. Cest un abandon.
Un mauvais numéro : la note ne respecte pas lélève
" Daccord, la note ninforme ni lenfant ni ses parents. Elle ne leur dit pas ce quils peuvent faire pour inverser le mouvement, mais au moins, elle respecte lintimité de lélève. " Cest le troisième argument : lévaluation formative, cest peut-être lidéal, mais comment parler des compétences dun enfant, de ses performances, de son comportement face au travail scolaire, de ses refus ou de ses angoisses sans toucher à son for intérieur ? Evidemment, il est plus simple de se taire que de parler. La parole nest jamais neutre, et tous les mots peuvent blesser. Mais dabord, " un " est un mot autant quun chiffre. Dans les règlements, on voit quil signifie " mauvais ". On peut dire que ce nest pas la personne qui est mauvaise, seulement ses travaux. Mais que pense lélève en échec, celui qui est noté " insuffisant " ou " médiocre " dix années durant ? Que ce nest pas grave, que le maître ne le juge pas, quil ne juge que ses travaux ? Ou que cest lui qui est nul, et quil lest depuis trop longtemps pour ne pas lêtre définitivement ? Cest un fait avéré : les élèves mal notés ne sortent pas indemnes de lécole. Ils restent convaincus, parfois pour la vie, quils sont " bêtes " et " incapables dapprendre ". Si lécole doit leur parler au lieu de les noter, ce nest pas pour ajouter lintrusion à la déqualification, mais pour chercher avec eux les moyens de faire mieux. Quel pédiatre, au fond, protège vraiment nos enfants : celui qui sen tient à la pesée du matin, ou celui qui se mêle de leur alimentation, et qui prend le risque de nous conseiller les légumes au lieu des bonbons ? Nous pouvons bien sûr refuser le remède, mais au moins le ferons-nous en connaissance de cause. Dans tous les cas, la discussion est utile. Elle reconnaît la valeur dautrui. En plaçant la communication sous le seul empire du chiffre, la note ne respecte pas lintimité de lélève. Elle le traite comme un numéro.
Un juge au lieu dun entraîneur : la note nest pas une préparation
" Soit, la note nest pas indolore. A force dêtre mauvaise, elle peut provoquer du dégoût, de la souffrance, de la résignation. Mais au moins, elle prépare à la vie adulte. " Cest le quatrième argument : le monde nest pas tendre. Autant y préparer les enfants. Des classements, des compétitions et des échecs, ils en vivront dautres. Il ne faut pas les élever dans un cocon. On pourrait débattre de cette fatalité, et se demander si le rôle de lécole, cest dinstaurer très vite le salaire au mérite, ou de résister à la lutte de tous contre tous en privilégiant la coopération, lentraide et la solidarité. Mais le problème nest pas seulement là. Dans tous les domaines, y compris les plus sélectifs, personne ne confond le moment de la préparation et celui de la compétition. Les patineuses et les gymnastes, par exemple, ne pensent quaux notes. Elles veulent gagner le quart de point qui les hissera en haut du podium. Mais à lentraînement, elles ne veulent pas gagner : elles veulent apprendre. Quand vous manquez vingt fois de suite la même barre asymétrique, et que vous tombez lourdement sur le sol en pleurant de rage et de douleur, quel est le meilleur entraîneur : celui qui crie " deux et demi ! recommence en tappliquant ! " ou celui qui donne posément des conseils et des explications ? Même dans un monde ultra-concurrentiel, la note nest pas une préparation. Aux jeux Olympiques, les juges sévissent après le concours, pas avant.
Un salaire au mérite : la note ne répond pas à un besoin
" Cest entendu, les sportifs napprennent pas grâce aux notes. Mais tout le monde nest pas Nadia Comaneci. Ils sont rares les enfants qui visent lor à la dictée de Pivot. La note est nécessaire pour ceux qui napprennent pas spontanément. Elle répond à un besoin de lélève. " Le dernier argument est paradoxal, donc quasiment imparable : il y a peut-être mille raisons de supprimer les notes, mais les élèves en ont trop lhabitude. Dabord, il y a les bons élèves, ceux qui aiment les bonnes notes. Et puis il y a les autres, ceux qui ne travaillent " que si il y a une note ". " Je suis forcé de frapper mon fils, dit le père, sinon, il nobéit pas ! " On connaît la suite de ce genre de débat : la gifle est peut-être la solution, mais si elle ne lest pas, cest que cest elle le problème. Si les élèves travaillent " pour la note ", est-ce leur faute ou celle de la note ? Cest peut-être là que divergent pour une part deux projets politiques, deux conceptions non conciliables de la formation des enfants. " Bonnes ou mauvaises notes, rangs, punitions, concours, prix... Il est entendu que, dans l'école de demain, tous ces expédients seront mis au rancart, disait Claparède. L'intérêt, tel sera le grand levier qui dispensera des autres. " Une école sans note, cest une école qui cherche ailleurs des leviers pour enseigner. Il y a dun côté la pédagogie bancaire que dénonçait Paulo Freire : " chaque apprentissage mérite salaire ". Et il y a en face une autre école, qui pense que lapprentissage cest le salaire, et où les élèves réussissent parce quils comprennent ce quils apprennent et pourquoi ils lapprennent. Bien sûr, tous ne trouvent pas ces compétences au berceau. Cest pour cela quil faut les enseigner. Lutterons-nous contre les inégalités en mal notant ceux qui sont mal nés ? Nous apprenons à manger, à marcher, à parler et à penser sans recevoir de notes, et sans non plus en demander. Quon soit pour ou contre linnovation, il faut bien lavouer : la note ne répond pas à un besoin. Elle le crée.
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Egalité décrétée, égalité concrétisée : qui est exigeant ?
La note ne vaut pas une guerre. Claire, universelle, neutre, stimulante ou exigeante, elle ne lest guère. Quand un élève napprend pas, quest-ce qui est, pour lui, pour ses parents et pour ses enseignants, le plus exigeant : prendre note de léchec et sy résigner, ou tout faire pour progresser ? Bien sûr, la différence nest pas si nette. Aider lélève, cest aussi lui dire sans détour quil na pas atteint lobjectif. Mais justement : cest le souci principal de la nouvelle évaluation. Au lieu de disperser les élèves autour dune moyenne (un quart devant, deux quarts au milieu, un quart derrière), elle fixe le même objectif pour tous et elle insiste jusquà ce quil soit atteint. Plus claire et plus exigeante, elle est aussi plus juste. Les écarts, elle ne les constate pas. Comme dit la loi genevoise, elle tend à les corriger.
Les initiants pensent que la note est juste parce qu" elle attribue la responsabilité de lévaluation au maître, comme elle attribue la responsabilité du travail à lélève ". Voilà la ligne de démarcation. Il y a bien deux écoles, une avec et une sans les notes. Côté pile, une école qui décrète légalité : le savoir est transmis, les élèves doivent le mémoriser et le maître latteste avec une note. Côté face, une école qui lutte pour concrétiser légalité : quand lapprentissage ne vient pas, on en " prend note ", bien sûr, mais on ne sen tient pas là. Evaluer les progrès et travailler à progresser, le maître et lélève ne le font pas chacun de leur côté. Ils avancent ensemble, en partageant les responsabilités. Ils se fixent des buts, ils font des bilans, ils corrigent leurs erreurs, ils font tout pour atteindre le seuil de compétence (lire, écrire, calculer, argumenter, raisonner) qui donne vraiment accès à la citoyenneté. Dans un monde de plus en plus complexe, ces compétences ne sont pas subsidiaires. Elles sont nécessaires. Lorsquelles manquent à un élève, on ne peut pas éternellement le faire redoubler en notant quil a échoué. Observer toujours le même défaut et recommencer le mur à zéro : exigence ou indigence du maçon ?
Il y a deux sortes dégalités, dit le prix Nobel Amartya Sen : celle des droits (abstraits) et celle des capacités (concrètes). Quest-ce que le droit de vote pour lillettré ? Un droit théorique, quon exerce mieux quand on sait lire. Lécole publique est une grande invention. Elle a donné à chaque enfant garçon ou fille, riche ou pauvre, noir ou blanc - les mêmes droits : le droit détudier, le droit dapprendre, le droit dêtre noté. Mais son projet ne sarrête pas là. Le projet de lécole, cest de passer de labstrait au concret, des droits théoriques aux capacités pratiques. En entrant dans lécole, les élèves sont théoriquement égaux. Mais en sortant, ils devraient lêtre pratiquement. Ils devraient avoir les capacités qui concrétisent leurs droits parce quelles leur permettent de les exercer. Dans les débats daujourdhui, la note est au sommet. Mais dans le fond, deux politiques sopposent : celle du décret et celle du concret.
Concrètement, on ne resserre pas une volée en reléguant les élèves des derniers rangs. Dans les gymnases roumains, les écoles neuchâteloises ou les collèges finlandais, les standards de réussite sont élevés, mais on se passe des notes parce quon distingue deux temps : celui de lentraînement (formation) et celui du jugement (compétition). En 1910, les petits Genevois recevaient 130 moyennes par année décole primaire : une par mois pour le comportement, la composition, la gymnastique, et ainsi de suite dans 13 disciplines. Chaque leçon se terminait par une récitation, et chaque récitation par une note. Pendant un siècle, la courbe na cessé de baisser. En 1981, les prix on été supprimés. En 1992, il restait cinq moyennes par trimestre. Cela fait des années quon apprend les sciences, le chant ou lallemand sans recours aux chiffres (avant leur retour massif au Cycle dorientation). Et demain ? " Si tu ne sais plus où tu vas, regarde doù tu viens " disent les Africains.
Lhistoire de lécole semble une marche hésitante mais constante vers plus de formation et moins de sélection, plus de concret et moins de décret, plus dannotation et moins de notation. Aujourdhui, nous avons peur de ces audaces. Le monde est de plus en plus libéralisé, et certains pensent que nous restaurerons lautorité et la justice en revenant sur nos pas. Evidemment, cest un choix. On peut conjuguer le progrès social au futur antérieur. Et former les jeunes via la course aux bonnes places et lélimination des plus faibles. Mais il ne faut pas se plaindre ensuite sils confondent lécole et Star Academy.
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Ressources documentaires :
La note hier :
La note aujourdhui :
L'évaluation et l'équité demain ?