Belle passe

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

13 juin 2003

Texte paru dans l'Educateur (n°7), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Ce qui est beau, ce qui est juste, ce qui est vrai : comment le dire aux élèves pour qu’ils apprennent un jour à se passer de notre assentiment ?

Un samedi de printemps, au stade municipal. Vingt-deux Zidane en culottes courtes mettent toute l’ardeur de leurs dix ans à courir après un ballon. Le public est maigre (quelques parents et autant de remplaçants…), le jeu un peu hésitant (le football aussi, ça s’apprend…). Mais cela n’empêche pas le sérieux. Equipement réglementaire, chaussures à crampons, arbitrage impartial, coaching plus ou moins sévère : les petits font tout comme les grands, y compris jurer comme des charretiers quand une passe n’arrive pas (" tu centres ou quoi ?!) et se morfondre sur la touche en répétant les conseils de papa (" on est trop perso ! ").

Ce qui est insolite, c’est le score. 29 à 1, c’est dur à encaisser. Les bleus sont bien organisés et ils vont de l’avant. Les jaunes sont cantonnés devant leur but, ils n’arrivent pas à se dégager. " Pauvre gardien, dit une maman, c’est un bombardement ! " Mais tout à coup, sur l’aile droite, voilà une rébellion. Deux joueurs jaunes tapent la balle loin devant eux, et ils déboulent pour une fois dans le camp des bleus. Un centre tendu, bien ajusté, une reprise dans la foulée… Mince, juste à côté ! " Vraiment rageant ", pensent les parents. Mais le passeur n’est pas de leur avis. Oubliant le jeu, il fonce vers son banc et il crie : " elle était belle ma passe, hein ?! " " Superbe, répond l’entraîneur en riant, mais joue maintenant ! "

Sérieuse, cette partie, mais réjouissante aussi. Au milieu du naufrage, un marin égaré demande au capitaine s’il a une jolie bouée. Esthétisme ? Narcissisme ? Souci égoïste d’obtenir de l’avancement ? Quand l’équipe est au trente-deuxième dessous, faire une belle passe, est-ce vraiment important ? Et l’avis de l’entraîneur compte-t-il tant ? Eh oui, justement, il compte beaucoup. C’est cela qui l’a fait rire et qui a fait rire les parents. Les enfants ne sont pas " autonomes " : ils apprennent d’abord sous le regard des grands. Quand ils jouent au football, ils demandent si " la passe est belle ". Quand ils dessinent, ils veulent savoir si " le bonhomme est joli ". Et à l’école, quand ils écrivent ou qu’ils calculent sous la conduite de leur institraîneur, ils le tourmentent encore de leurs tourments : " c’est juste, maîtresse ? il est juste mon axe de symétrie ? elles sont justes mes additions ? elle est bien ma phrase ? et mon histoire, vous trouvez qu’elle est comment ? " En voilà un autre d’éreintement. Le beau ou le laid, le juste ou l’injuste, le faux ou le vrai, est-ce toujours au maître d’en décider ? N’y a-t-il pas un moment où les élèves eux-mêmes doivent juger ? Un bon footballeur sait shooter, mais il sait aussi évaluer. Il sait ce qu’est une passe. Une bonne ou une mauvaise passe. Une passe bien ou mal ajustée. Il n’a pas besoin de le demander. C’est plutôt lui, au bord du terrain, qui aide les juniors à mieux jouer.

Le paradoxe de l’apprenti, c’est qu’il cherche la reconnaissance d’un maître dont il reconnaît la valeur, et qu’il rejoint petit à petit en se passant de son assentiment. Et le dilemme du maître, c’est de ne porter ni trop ni trop peu de jugements, pour que les élèves apprennent eux-mêmes le discernement. Si nous faisons tout le travail d’évaluation (" comme c’est joli ! non, c’est faux ! exact, bravo ! "), nous empêchons de penser. Et si nous ne disons rien (" à toi de savoir, je ne serai pas toujours derrière toi !), nous évitons d’enseigner. Pour que les élèves apprennent, nous devons en même temps valider ce qu’ils font (" correcte, cette soustraction ! ") et leur transmettre les armes de la validation (" c’est juste, maître, j’ai vérifié le calcul en faisant l’addition ! "). Quand il sait (s’)évaluer, le novice est bien formé. S’il a la vocation, il peut reprendre le flambeau, devenir entraîneur et exercer le jugement que ses aînés lui ont légué. Belle passe, non ?