Garder les gardiens ?

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

19 septembre 2003

Texte paru dans l'Educateur (n°9), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Le travail de groupe, c’est utile, mais c’est difficile. Pour apprendre à coopérer, il faut des occasions de s’entraîner, mais aussi des ressources pour progresser : le moyen de contrôler le travail sans travailler à tout contrôler...

Quand trois élèves préparent ensemble un exposé sur les fusées, on peut se dire qu’ils apprennent à lire, à écrire et à calculer en apprenant aussi à collaborer. Mais quand ils se disputent devant l’ordinateur, ou quand le fort en thème rédige un texte que ses deux acolytes recopient en ajoutant des dessins, on peut se demander s’il ne serait pas plus formateur de leur prescrire un exposé chacun. Où est la coopération si les travailleurs se chamaillent au lieu de s’associer ? Et où est l’apprentissage, si chacun, par gain de paix, s’en tient à sa spécialité ?

Pour apprendre en coopérant, il faut savoir coopérer. Planification du travail, distribution des tâches, répartition du matériel, circulation de la parole, gestion du temps : autant de problèmes que peut résoudre un groupe " bien organisé " ; autant d’obstacles encombrants pour les élèves qui doivent acquérir, non seulement l’orthographe, le calcul des orbites et l’usage d’Internet, mais encore ce que la CIIP appelle " l’esprit coopératif " : les compétences requises pour " réaliser des travaux en équipe et mener des projets collectifs ".

Si la pédagogie coopérative a tant de succès, c’est qu’elle propose des ressources aux groupes en difficulté. Puisque la coopération est nécessaire mais pas automatique, le maître et les élèves doivent s’y mettre sans tarder, en s’appuyant sur des dispositifs et des techniques qui les aideront à s’améliorer. Pour gérer le temps, par exemple, il faut estimer la durée de l’activité, fixer des échéances, prévoir un compte à rebours et proposer, en cours de route, les bons ajustements. C’est le rôle de l’élève désigné " gardien du temps " : surveiller l’heure, bien sûr, mais surveiller aussi chaque travailleur, pour voir si son travail " avance " ou " retarde " celui de l’équipe. Eviter l’inactivité, le relâchement, la distraction. Faire de chaque ouvrier un peu de l’œil du patron.

Puisqu’il est difficile de tout contrôler, la pédagogie coopérative répartit les responsabilités. On trouve, sur les sites éducatifs nord-américains, une garde pour chaque mégarde, un gardien pour chaque bien. Gardien du temps (" hâtons-nous ! "), gardien de la parole (" levez la main ! "), gardien du calme (" calmons-nous ? "). Participation Keeper, Question Keeper, Work manager. Gardiens du matériel, des règles, des rôles et des consignes. Gardiens de la tâche, de la mémoire, de la compréhension et des encouragements. Gardien de la discipline (" soyons sages… ") et de l’harmonie (" soyons gentils ! "). Gardien du silence (" silence ! "). Quiet Keeper (" be quiet… "). Peace Keeper (" peace ! "). Et même un gardien des gêneurs : gare à celui qu’il a dans le collimateur.

Bien sûr, on ne retrouve pas toutes les fonctions dans chaque classe de Sacramento à Montréal. Mais la liste montre quand même que la pédagogie peut aussi choisir (ou non) l’américanisation. Qu’il y ait, dans la " classe coopérative ", un ou des élèves ponctuellement chargés de réguler l’activité, c’est précieux. C’est ce que fait par exemple un président de conseil qui dirige les débats (règles, parole, participation), un capitaine qui soutient son équipe de basket (rôles, calme, encouragements) ou le préposé à la vidéo ouvrant une causerie astronautique à trois voix (tâches et matériel). Seulement, dans ces situations pédagogiques, la surveillance ne vient pas avant, mais après le projet collectif. C’est parce qu’il y a conseil qu’il y a président, parce qu’il y a match qu’il y a capitaine, parce qu’il y a exposé qu’il y a préposé. Le contrôle est intégré dans l’activité. C’est elle qui finalise le travail, la participation et, au bout du compte, la coopération des coopérants. Pourquoi ajouter, par-dessus le marché, un shérif des comportements ?

On trouve, sur certains sites américains, des instruments d’évaluation. Des grilles où chaque élève s’inspecte inspectant. " Je m’assure que tout le monde participe à la tâche ", " j’interviens dans le but de rendre le travail plus efficace ", " je fais remarquer aux membres toute perte de temps inutile ", " j’observe si le climat de travail est harmonieux ", " je suis de bonne humeur dans le groupe ". La force de ces outils, c’est qu’ils sont applicables à n’importe quelle discipline, n’importe quel travail, n’importe quelle activité. Et leur faiblesse, c’est qu’en faisant fi d’une " vraie " pratique sociale, ils peuvent nous inciter à conserver les plus rébarbatives de nos habitudes, charge aux élèves de s’auto- et de s’inter-observer pour maintenir l’ordre et la gaieté. Un monde harmonieux, efficace, sans conflit et sans perte de temps, il n’est pas sûr qu’il faille en rêver. Ce qui est sûr, par contre, c’est que le comble de l’aliénation, c’est une usine dans laquelle le travail est non seulement assommant, mais soumis au contrôle permanent et mutualisé du rendement. Dans une école doucement totalitaire, il n’y aura plus de bruit, plus de retard, plus de chute de productivité. Les élèves seront coopératifs, sagement rangés derrière leurs grilles d’auto-évaluation. Et que fera le maître ? Il gardera les gardiens.