Olivier
MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de
l'éducation
10 octobre 2003
Texte paru dans l'Educateur (n°10), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).
Quelle est la meilleure école : celle où lon est heureux daller ou celle qui nous force à progresser ? Entrons sur le tatami et refusons darbitrer.
Lhistoire se passe chez les petits. Ils ont six ou sept ans, et la maîtresse déducation physique les initie aux " jeux de lutte ". Pousser, tirer, chuter, il faut le faire, à lécole, non pas contre un adversaire, mais avec un partenaire. Il faut " samuser à combattre " pour dominer sa force, contrôler ses mouvements, prendre conscience de ses émotions. Il faut apprendre à saisir et à esquiver, à déséquilibrer et à résister, à immobiliser et à se dégager, dans le respect des règles que lenseignante semploie à répéter. " Ne pas faire mal, ne pas se faire mal, ne pas se laisser faire mal " : ces commandements font toute la différence entre la loi du plus fort qui peut régner dans les préaux et laffrontement ritualisé qui prévient la violence en codifiant lopposition.
Bien sûr, il faut parfois saccommoder dune chute un peu lourde ou dun mollet griffé. Difficile dapprendre un jeu nouveau dans la hantise du bobo zéro. En sport comme ailleurs, comment progresser sans corriger ses erreurs ? Le savoir-faire de lenseignante, cest de prévenir les accidents sans paralyser les enfants. Dans le cadre quelle a fixé, on trouve mille enseignements pour un grincement de dents. A la fin de lactivité, par exemple, elle demande aux sumotoris débutants : " Quavez-vous ressenti en luttant ? " " Jai eu la force et la joie ", répond Laura.
La force et la joie. Nest-ce pas fort, ce que dit Laura ? Quelle résume en deux mots tout notre projet denseignant, nest-ce pas la joie ? Car la formule, en somme, vaut au-delà du tatami. La force et la joie : cest toute lécole qui tente dexister à cette croisée-là. Cest notre métier tout entier qui est ainsi exprimé. Ce que nous devons aux élèves, nest-ce pas la force et la joie ? Ne leur devons-nous pas les savoirs et les compétences qui leur donneront la force dexercer leurs droits ? Et pour cela, ne leur devons-nous pas la joie dapprendre et de comprendre, le bonheur daccéder à ce quils nont pas la liberté de réclamer ?
La difficulté nest pas mince, nous le savons. Il faut beaucoup transpirer pour que les enfants, petits ou grands, désirent joyeusement ce quils doivent subir forcément. La tâche est si rude que, parfois, nous nous décourageons. Nous nous demandons sil ny a pas, dun côté ou de lautre du dojo, la solution. Le débat sur lécole est si mal emmanché, quil empêche aujourdhui dassumer ensemble les deux pôles du métier : les programmes quil nous faut enseigner et les élèves qui peuvent toujours leur résister. Le savoir sans effort (" les enfants, dites-moi ce qui peut vous intéresser ") ou le travail sans joie (" taisez-vous et laissez-moi professer ! ") : voilà la triste alternative où le débat public sest enfermé. La force de savoir ou la joie dapprendre, on veut nous faire croire quil faudrait trancher. Peut-être même voter. Ce que montre Laura, cest quil ny a pas dincompatibilité. En classe comme dans la salle de gymnastique, il est possible de vivre avec ferveur des apprentissages qui ont de la valeur. Il est possible, comme nous le demande la CIIP, de transmettre un " capital de connaissances " et dentretenir en même temps le " goût dapprendre ". Notre travail, cest de donner aux élèves la force et la joie de progresser. Et de trouver en échange et dans léchange lardeur et le bonheur denseigner. Le courage de lutter.