La fusion du rugby anglais

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

30 janvier 2004

Texte paru dans l'Educateur (n°1), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

Angleterre 20, Australie 17. Pour la première fois en vingt ans, une équipe de l’hémisphère nord vient de remporter la Coupe du monde de rugby. C’était le 22 novembre 2003 à Sidney. Une date historique pour la… pédagogie.

Le rugby est un sport à part. Une école de la vie, dit-on. Le ballon est ovale, il ne tourne jamais rond. Il faut le porter vers l’avant, mais en le passant derrière soi. Les gros poussent l’adversaire, les grands passent au travers et les petits se faufilent sous la mêlée. Discipline et créativité : il faut les deux vertus pour s’imposer. Les spécialistes sont unanimes : si le quinze à la rose est maintenant au sommet, c’est qu’il a fait une synthèse qui jusqu’ici manquait. Le rugby du nord, ce fut pendant longtemps moitié pilonnage (à l’anglaise), moitié crapahutage (à la française). Trop calculé ou alors trop spontané pour ébranler un pack australien ou néo-zélandais. C’est en mariant ses contraires que la vieille Europe a pu se hisser en haut du panier.

Rugby anglais et rugby français. A priori, il n’y a qu’un seul jeu. En vérité, il se vit et s’apprend dans chaque pays différemment. A Oxford et Cambridge, la rigueur des collèges : leurs règles, leurs codes, leurs schémas tactiques ; sur le terrain comme en classe, on devient gentleman en appliquant des instructions. En Languedoc-Roussillon, la ferveur des villages : l’enthousiasme et la ruse d’une joyeuse réinvention ; le rugby des champs est un rugby virevoltant. D’un côté, le rugby d’école, formant et conformant une élite de jeunes gens. De l’autre, l’école de rugby, moment de défoulement en marge de l’enseignement. Hyperstructuration ou ultralibération ? C’est en croisant les cultures qu’on neutralise leurs défauts.

Etudier des procédures (structuration) ; s’engager et voir venir (libération) : l’alchimie est utile dans toutes sortes de luttes. Apprendre à lire ou à écrire, à chanter ou à dessiner, à parler ou à penser, ce n’est pas très différent, en somme, d’apprendre à plaquer. La compétence visée, il faut moitié la libérer (" french flair "), moitié la structurer (" british blair "). Dans une école bien tempérée, il faut produire des textes sans négliger les règles d’orthographe. Résoudre des problèmes en maîtrisant les algorithmes. Chanter en chœur en déchiffrant la partition. Peindre une fresque en soignant la composition. Quand la pédagogie est formaliste, les élèves récitent des règles ou des gammes stéréotypées sans les mobiliser en situation. On ne peut pas dire qu’ils savent jouer. Mais s’ils improvisent sans jamais travailler, exercer, systématiser, alors ils s’activent en vain aux quatre coins du terrain. Sans doute qu’ils s’amusent, mais comment croire qu’ils peuvent gagner ? Et s’ils courent à leur perte, pourquoi les contraindre à s’entraîner ?

L’école, bien sûr, n’est pas un tournoi. Il n’y a ni match à remporter, ni adversaire à dominer. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à combiner. Ce que nous apprend la fusion du rugby anglais, c’est qu’un apprentissage complexe demande beaucoup de sérieux et beaucoup d’imagination. De la discipline et de l’inspiration. De la méthode et du jugement. Ni trop ni trop peu de scolarisation. Etre compétent, c’est maîtriser des savoirs, mais c’est aussi avoir le sens du jeu et prendre les décisions qui s’imposent sur le champ. Opposer les utilités, c’est une stratégie mal équilibrée. Entre effort et invention, contrainte et libération, exercice et création, le dosage est toujours pertinent. Ecole anglaise ou école à la française : pour être sûr de perdre, rallumons entre les deux la Guerre de Cent Ans.