Trier les questions

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

12 mars 2004

Texte paru dans l'Educateur (n°3), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

Apprendre, c’est répondre à des questions. En triant aussi celles qui valent d’être posées.

Siméon aime bien les oiseaux. Les oies, les faucons, les flamants roses. Aujourd’hui, la classe étudie l’Antarctique et la maîtresse a demandé des conférences sur les animaux. Siméon n’hésite pas une seconde : le manchot manque d’envergure ; ce sera l’albatros, roi de l’azur, voyageur ailé, vaste oiseau des mers (dixit Baudelaire). Avec ses copains, Steve et Marco, il cherche une documentation. De retour à la maison, il consulte Internet et se lance dans la rédaction. 

L’albatros est un oiseau palmipède, au plumage et au bec crochu. Ses grandes ailes lui servent à planer pendant de longues durées au-dessus des océans… " Pas mal, dit papa. Mais pourquoi plane-t-il si longtemps ? " Il regarde la mer, et quand il voit une proie, il plonge la tête sous l’eau et l’attrape avec son long bec… " Ah oui ? Et il mange quoi ? " Il se nourrit de poissons, des crustacés, de calmars et des seiches… " C’est bien, c’est bien. Des calmars et des seiches… Tu sais ce que c’est, des calmars et des seiches ? " Non, bien sûr, Siméon ne le sait pas. Il aime les oiseaux, pas les poissons. " Ce ne sont pas des poissons, dit le père, mais des mollusques. " Et voilà ! Quand donc en finira-t-on ? Il est question d’albatros, pas de céphalopodes ! Pour Siméon, c’est clair : papa exagère. À chaque mot nouveau, il reprend le dictionnaire et demande qu’on résume la définition. Les calamars sont des mollusques marins avec la coquille à l’intérieur du corps… Les seiches sont des sortes de petits calamars… Il dit : " À quoi bon écrire des mots dont vous ne connaissez pas la signification ? "

Évidemment. Mais à ce compte-là, il faudra lire bientôt les œuvres complètes de Cousteau. Comme dit Montaigne, il n’y a point de fin en ces inquisitions : 

Les hommes mescognoissent la maladie naturelle de leur esprit ; il ne faict que fureter et quester, et va sans cesse tournoiant, bastissant et s’empestrant en sa besongne, et s’y estouffe. (…) La question est de parolles, et se paye de mesme. Une pierre, c’est un corps. Mais qui presseroit : " Et ce corps qu’est-ce ? – Susbtance. – Et substance quoy ? " ainsi de suite, acculeroit en fin le respondant au bout de son calepin. On eschange un mot pour un autre mot, et souvent plus incogneu. (…) Il n’y a point de fin en nos inquisitions ; nostre fin est en l’autre monde.

Siméon est au bout de son calepin. Vous ne vous en doutez sûrement pas, les albatros sont les cousins des oies et des pétrels… " Et c’est quoi, les pétrels ? ", tanne le père inquisiteur. Empêtré dans ses pétrels, l’écolier va craquer : " Le pétrel ? C’est le cousin de l’albatros ! " " Très drôle ", dit papa. Mais franchement, tu n’y mets pas du tien. Tu copies ce qui est écrit, sans chercher plus loin. Et quand quelqu’un te posera une question, tu auras l’air de quoi si tu ne sais pas répondre ? " Alors là, Siméon reste sans voix. Bien sûr : n’est-il pas pathétique, l’élève interrogé qui ne maîtrise pas son sujet ?

Le pétrel et l’albatros. Les océans, les continents, la bataille de Marignan. Le carré de l’hypoténuse et les déterminants du nom. Étudier, c’est répondre à des questions, y compris celles qu’on n’avait pas anticipées. Mais c’est aussi apprendre à trier : distinguer les ressources qui valent de celles dont on peut se passer ; parler des pétrels en sachant ce que ce savoir peut apporter. Sinon, on quitte l’école en connaissant la liste des métazoaires, mais en ignorant tout de la chaîne alimentaire. On fera peut-être bonne figure à " Questions pour un champion ". Mais que connaîtra-t-on des problèmes du monde et des moyens de lutter contre sa surexploitation ?

PS : Charlemagne s’intéresse aux questions. Si vous aussi >>