…ou apprendre à dire non ?

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

18 juin 2004

Texte paru dans l'Educateur (n°7), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


 

Pourquoi y a-t-il une école plutôt que rien : pour apprendre à dire bonjour ou pour apprendre à dire non ?

Sur quoi fonder l’enseignement ? S’il ne fallait qu’un objectif – un phare à viser – quelle devrait être cette priorité ? " Apprendre à dire bonjour " : c’est la proposition que Ricardo Petrella avançait le mois dernier. Il n’y a d’humanité que dans et par la reconnaissance réciproque des sujets. Dire bonjour (et le penser) n’est pas un geste anodin. C’est le premier pas vers autrui, l’amorce de la relation. C’est le souci du bien commun contre la course aux bonnes places, la brutalité sociale et le repli communautaire. L’école doit enseigner la curiosité, le dialogue, l’intercompréhension. Elle ne doit pas présenter l’autre comme un ennemi, mais comme un semblable à connaître et à respecter, ce qui passe par une pédagogie coopérative et pluraliste, l’implication de chaque élève dans l’étude des savoirs, des croyances, des civilisations. Le temps est fini des leçons de morale. Aujourd’hui, l’éthique du " vivre ensemble " doit sous-tendre l’ensemble du programme : ouverture aux langues (français), protection de la vie et de l’environnement (sciences), éducation aux droits de l’homme et à la citoyenneté (histoire-géographie), connaissance des cultures et de leurs modes d’expression (éducation artistique). Dans le plan cadre romand, on lit que l’éducation physique enseigne moins la compétition que le respect des règles, de l’arbitre, des partenaires et de l’adversaire ou que les langues et les sciences humaines exercent une attitude d’ouverture qui tend à exclure toute forme de discrimination. Bref, nous nous en défendons parfois, mais nous visons bien quelque chose comme une éducation : une connaissance du monde excluant l’égoïsme et la domination, souhaitant à l’autre le bonjour, pas qu’à soi.

Oui, mais si l’autre ne répond pas ? Si je le respecte et qu’il ne me respecte pas, si je lui souhaite du bien et qu’il se moque de moi : dois-je rester poli ou faire valoir mes droits ? La curiosité, la loyauté, la sincérité sont utiles quand elles sont partagées. Mais que faire quand celui auquel je m’ouvre veut m’incarcérer ? Quand il triche au lieu de jouer, pollue ce que j’essaie de protéger, méprise ma langue et même ma façon de prononcer la sienne lorsque je fais l’effort de m’adapter (" Revenez quand vous parlerez l’anglais sans bafouiller ! ") Faut-il tolérer son intolérance ? Reconnaître son indifférence ? Jésus disait qu’il faut aimer son prochain et tendre l’autre joue quand il nous frappe d’une main. Mais cette éthique-là, tout le monde ne la pratique pas. S’il faut une école, c’est moins pour apprendre aux élèves à se conduire noblement qu’à parer les coups des " battants ", y compris ceux qui cognent au nom de la religion ! Quand l’autre ne dit pas bonjour, quand il ne partage pas nos bonnes intentions, quand il ne salue que les puissants (" Mes hommages, Monsieur le Président… ") ou que ceux de son clan (" Dieu est grand ! "), le plus sage n’est pas de se laisser détruire en restant courtois. C’est de s’opposer en disant " Non ! "

Le Sujet n’est pas saint Jérôme dans le désert, dit Touraine. Il est d’abord défensif. Il se construit en résistant à la société, en luttant – activement et consciemment – contre sa propre destruction. Former ce Sujet, c’est lui fournir les moyens de dire non. Pas de faire l’insolent en contredisant stupidement ses maîtres et ses parents, mais de fonder son refus sur de bonnes raisons. Discuter, critiquer, contester – s’opposer en avançant des arguments – c’est ce qu’Habermas fixe comme fin à l’éducation : rééquilibrer rétrospectivement la dépendance à laquelle était en proie l’enfant ; le libérer par une remise à jour critique de la genèse des processus de socialisation qui conduisent à limiter [sa] liberté. Concrètement ? Les élèves devraient trouver à l’école, non pas un néo-catéchisme républicain (" Soyez polis, gentils, bibliophiles, écologistes, antiracistes, fair-play, besogneux et tolérants… "), mais les savoirs et les compétences qui leur permettront de penser et d’agir par eux-mêmes, y compris en provoquant des conflits sociaux : contestation des prix, des salaires, des flux de capitaux (mathématiques) ; critique des livres, des films, de la publicité, des journaux, des lois et des règlements (langues) ; contrôle de l’alimentation, de la médecine, de l’urbanisme, des technologies, des politiques de sécurité et de développement (environnement) ; analyse des phénomènes de mode, de conformisme et d’anticonformisme, de distinction par le beau, le sain et le fort – trafiqués ou non (éducation artistique et corporelle). Au jeu de la citoyenneté, on peut bien respecter les règles : mais comment les discuter sans savoir ce que sont un pouvoir d’achat, un contre-projet, une maladie génétique ou l’idéal olympique ? Entre le souhait et le refus de se solidariser, le joueur vraiment libre ne choisit pas. Il coopère tant que le jeu vaut la chandelle et, à défaut, il contre-attaque pour rééquilibrer la relation (Habermas). Il dit " non " et argumente pour défendre ses positions, sur la base de ce qu’il sait, pas du " respect " qu’on lui aurait inculqué (Touraine). Donner à chaque élève les moyens de résister ; l’aider à discuter, y compris la parole du maître quand elle est mal attestée : cette ambition justifie à elle seule la scolarisation. Au moment où un nouveau conservatisme veut émanciper la jeunesse par la restauration de l’autorité et le repli de l’école sur des pratiques indiscutées, il y a peut-être de quoi méditer. Vous dites que non ? Vos maîtres vous demanderaient d’argumenter… 

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Touraine, A. & Khosrokhavar, F. (2000). La recherche de soi. Dialogue sur le Sujet. Paris : Fayard.
Habermas, J. (2002).
L'avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? Paris : Gallimard.