Partager le préau

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

8 octobre 2004

Texte paru dans l'Educateur (n°10), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Il y a de tout dans le préau : des jeux de filles (charmants ?), des jeux de garçons (violents ?). À moins que cela se discute, justement.

Connaissez-vous le grattoir, le cul rouge, le petit pont ? Ou une de leurs variantes : le caran d’ache, la baston ? Ces jeux font furie dans les préaux. Au cul rouge, on tire des penalties. Au dixième but, le gardien reçoit un gage : il se place dos aux joueurs, qui lui donnent tour à tour un grand coup dans le derrière. Le cul rouge, c’est viril. " Pas pour les nanas ! " Au caran d’ache, on frappe par surprise, juste une fois, en passant. Au petit pont, il faut glisser le ballon entre les jambes du voisin. Une touchette ? L’étourdi est rossé jusqu’aux larmes. C’est le grattoir qui demande de serrer très fort les dents. Pour chaque lettre de l’alphabet, la victime doit trouver un nom. De A à Z, elle y passe un moment. En même temps, son bourreau lui charcute la main. Plus cela traîne, plus il gratte. " …Duvet ! École ! Framboise !… " Un bout de peau se détache. " …Radeau ! Stylo !… " On atteint la chair. " …Usine ! Vélo ! Wagon !… " Cette fois, ça y est : " On voit le sang ! " Charmante façon de réviser sa liste de mots…

Comment réagir devant ce genre de distraction ? Par l’interdiction (" Pas de ça dans le préau ! ") ? L’incompréhension (" Êtes-vous masochistes ou seulement idiots ?! ") ? En dénonçant le laxisme ambiant (" Il n’y a plus d’éducation… ") ou en relativisant l’incident (" Les gosses testent leurs limites, ça n’est pas nouveau… ") ? Les enfants disent qu’ils jouent et qu’ils sont tous consentants. Oui, mais est-ce un argument ? Peut-on admettre cette forme d’autogestion ? Côté parents ou côté enseignants, il y a ceux qui invoquent le devoir d’ingérence : " Un martyr n’est pas libre ; entre subir en silence ou sortir du groupe, il n’a le choix qu’entre deux souffrances ! C’est à nous, les éducateurs, d’abolir ce bizutage. " D’autres adultes se méfient de la diabolisation : " Bien sûr que la violence doit être condamnée. Mais ne mettons pas tous les jeux dans le même panier ! Sinon, sous prétexte de protéger les enfants, nous les enfermerons dans un monde aseptisé. Leur agressivité, leur force, leur virilité : où apprendront-ils à les apprivoiser ? "

Cela fait deux œillères à éviter : premièrement, la mémoire courte ; deuxièmement, un monde asexué. Les garçons ont des jeux plus brutaux que les filles. Ils préfèrent l’action à la conversation, l’affrontement à la collaboration, l’irruption à la discrétion. Des recherches ont montré qu’ils occupent jusqu’à 80% de l’espace du préau ! Jeux d’opposition, jeux de poursuite, jeux de bravoure ou de combat simulé : ces coutumes ne datent pas d’hier. Dans La guerre des boutons, cette débauche de férocité est tragi-comique. Les prisonniers sont dûment maltraités. On les ligote, on les châtie. On les tourmente en leur faisant mal (" Grangibus appliqua six coups sifflants sur les fesses, l’autre étouffant de colère et de douleur… "), en leur faisant peur (" Bacaillé se débattait. Lebrac voulait lui ‘roustir’ les doigts de pied. ") en les humiliant publiquement (" Un à un, ils lui crachèrent sur le dos, sur les reins, sur les cuisses, sur tout le corps en signe de mépris et de dégoût. "). C’était il y a cent ans : déjà des larmes, déjà du sang. Des culs rouges et de drôles d’amusements. De quoi indigner nos arrière-grands-parents : " Gredins ! Saligauds ? Y a pus d’enfants, voyez-vous ! " Pour dresser les déviants, les pères du roman de Pergaud ne se posaient pas de questions. " Coups de pied au cul, trique, vociférations " : le mal par le mal, c’était ça, le médicament.

Alors ? Faut-il dire que rien n’a changé ? Plutôt qu’il serait utile de comparer. Si Gibus et Lebrac se battaient déjà, leurs parents et leurs maîtres sévissaient au même moment. Entre enfants, il y a toujours eu de l’affrontement. Et il y a encore, entre générations, des conflits à ce propos. Le problème n’est pas uniquement de laisser faire ou de punir, mais d’impliquer nos élèves – dixit le plan d’études – dans l’évaluation de leurs actes, la distinction des intérêts communs et individuels, l’étude des pratiques culturelles, l’identification des normes de comportement, des phénomènes de groupes et de clans. Si une violence consentie reste une violence, si les règles d’un jeu sont soumises à la loi, si les rapports filles-garçons ne sont pas figés dans la tradition, il faut bien que les enfants connaissent ces nuances pour sortir de l’école avec de la culture et un brin de discernement. Sinon, comment les préparerons-nous à la vie qui vient, celle où des sportifs se crachent dessus, la télé fustige les maillons faibles, des soldates abusent de leur pouvoir en torturant dans les prisons ? Comment sauront-ils que le monde est si laid et quand même si beau, complexe et ambivalent ? Chez les Bororos, on pratique le soro, raconte l’écrivain peul Tierno Monénembo. Un jeu où les adolescents se bastonnent torse nu pour montrer leur courage. Le plus dur – et le plus important – c’est de garder le sourire devant les jeunes filles venues admirer l’exhibition. Drôle de " pratique culturelle " ? Étrange " norme de comportement " ? Pas si on fait le lien entre la leçon de géographie et la cour de récréation. Qu’est-ce qu’un jeu violent, un joueur admirable, une bonne ou une mauvaise initiation ? Cela change, entre époques et entre civilisations. Cela se discute, entre filles et garçons. Sinon, pourquoi partager le même préau ?

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Monénembo, T. (2004). Peuls. Paris : Seuil.
Pergaud, L. (1912). La guerre des boutons. Paris : Mercure de France.