Notre formation, notre profession
2. Le monde pour arbitrer

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

28 janvier 2005

Texte paru dans l'Educateur (n°1), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Se former, c’est se préparer à (mieux) pratiquer. Formation des maîtres ou formation des élèves : comment arbitrer quand chaque progrès peut se discuter ?

Lorsque nous enseignons, nous aimons les élèves attentifs, motivés, bien intentionnés. Nous craignons moins leurs différences que leur indifférence, la résistance – active ou passive – qu’ils peuvent opposer aux programmes les mieux pensés. Mais lorsque nous passons de l’autre côté de l’instruction – lorsque nous sommes en formation et que c’est nous qui apprenons – nous ne sommes pas les derniers à nous méfier des experts et à monnayer notre participation : « Vous écouter, d’accord, mais soyez captivant ! Pourquoi vous suivre si vous n’êtes pas intéressant ! » Le paradoxe du professeur sûr de lui, c’est qu’il ne comprend pas qu’on conteste son autorité mais qu’il chahute ses formateurs quand il n’est pas satisfait. Nous l’avons vu l’autre fois : dans un monde démocratisé, il n’est pas simple d’enseigner à autrui un savoir qu’il n’a pas demandé.

Évitons la morale. « Vous voulez des élèves soumis ? Honorez vos formateurs et, quoi qu’ils vous disent, dites-leur merci ! » : ce n’est pas la solution. D’abord, le maître n’est pas un enfant : c’est un adulte autonome, passé par l’école pour apprendre à choisir librement. Ensuite, le problème est ailleurs : être majeur et vacciné ne donne pas tous les droits. L’école est une institution, avec ses règles, ses normes, ses obligations. Enseigner ne peut pas s’improviser. La profession a son cahier des charges, son référentiel de compétences, ses plans et ses établissements de formation, ses procédures de contrôle et de validation. Il y a donc bien – entre adultes aussi – des rapports de pouvoir et des apports de savoir. Le formateur est supposé connaître ce que le formé est censé ignoré, sans quoi il n’y a pas de raison de les faire se rencontrer. Le plus édifiant, c’est d’observer conjointement les deux évolutions : celle du métier d’enseignant, où nous cherchons à former les enfants ; celle de notre propre formation, où nous prenons la place de l’étudiant. Que se passe-t-il sur les deux pans ?

  1. Les maîtres ont perdu de leur superbe. On ne les croit plus sur parole. Leur savoir est questionné, discuté, problématisé. Par insolence et relativisme exacerbés ? Ou parce que les valeurs de l’école – libre-arbitre, esprit critique débat contradictoire – se sont plutôt généralisées ? Un savant a toujours le pouvoir de professer sa vérité. Cela ne dit pas que l’élève lui trouvera une légitimité. Le conflit sociocognitif est le moteur de toute formation, parce qu’apprendre n’est pas obéir aux puissants, mais partager des raisons soumises à discussion.

  2. Le conflit peut porter sur les réponses, mais surtout sur les questions. Quand le maître dit à l’élève que « l’hyperbole est le conique propre d’un plan affine réel admettant deux directions asymptotiques » et que son formateur lui rétorque que « la présentation axiomatique des savoirs est un effet pervers de la transposition didactique », il y a de quoi contester chaque affirmation (« ah oui, vraiment... ? ») mais aussi questionner les interrogations (« quels axiomes, combien d’asymptotes : est-ce important ? »). La connaissance est encombrante si l’on ne voit pas son utilité, si l’on ne trouve aucun sens aux théorèmes enseignés. Apprendre, d’accord. Débattre, peut-être. Mais pour résoudre quels problèmes, et des problèmes par qui posés ?

  3. Un savoir signifiant, pertinent, intéressant : entre formateur et formé, cela ne fait pas l’unanimité. Il y a là aussi des raisons à chercher. Les élèves apprennent mieux les mathématiques s’ils posent et résolvent des problèmes empiriques, ceux qui rendent nécessaires les fonctions et les graphiques. Leurs maîtres se forment mieux en articulant à leur tour théories et pratiques, en croisant les soucis professionnels (« Comment les motiver ? ») et les savoirs savants (« Question de transposition… ») pour déplacer et renouveler peu à peu leurs ambitions (« Moins d’axiomes, plus d’énigmes : comment faire concrètement ? »). Formation initiale en alternance, formations continues en équipes, projets collectifs, recherches et innovations : plus nous nous formons en travaillant, moins nous sommes formés par des modèles et des prescriptions venus d’en haut.

Agir collectivement, problématiser les pratiques, chercher des savoirs nouveaux, développer des compétences, observer leur impact en situation : il y a plus d’un point commun entre notre propre formation et celle des enfants. Entre l’intéressant et l’intéressé, le formateur et le formé, on peut débattre sans fin de l’apprentissage approprié. Pour quitter le face-à-face, rien ne vaut l’arbitrage du travail réel et de ses effets objectivement mesurés. L’arbitrage du monde tel qu’il est : n’est-ce pas à lui que nos formations prétendent préparer ?