« Ioutitch quoi ? »

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

16 décembre 2005

Texte paru dans l'Educateur (n°13), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


Qu’apprend-on à l’école : des savoirs durables ou le meilleur moyen de réussir l’épreuve du lendemain ? Réponse de l’élève Siméon : trilingue à reculons, stratège par compensation.

Siméon, douze ans, apprend son anglais. Disons qu’il s’efforce de le montrer : yeux fixés sur sa liste de mots, grimaçant et soupirant fort, il implore les dieux de la transmission de tout téléporter dans les plis de son cerveau. « A book, a look, look at the book ! Here we live, so you leave ! » Pourquoi donc est-ce si compliqué ? Les pièges du français ne sont déjà pas minces, ceux de l’allemand s’y sont ajoutés et voilà qu’une troisième orthographe vient tout mélanger ! C’est peu dire que Siméon est contrarié : il cherche une issue, le moyen simple et sans faille de s’acquitter de ses devoirs, de faire face à la récitation qui vient. La scolarité est longue et pas toujours drôle ? Raison de plus pour chercher la moyenne, le compromis qui fera étudier juste ce qu’il faut pour être promu, sans prise de risque ni excès de zèle inconsidéré…

Admirons la technique : le professeur met une note à la fin de chaque leçon ; pour tester le vocabulaire, il pioche au hasard une douzaine de mots. « Lesson 3 : At school – Translate : LE LIVRE, L'ECOLE, LE MAITRE… » Il faut donc écrire – en anglais dans le texte – la bonne orthographe de chaque nom. « THE BOOK : bo-ok, bô-ôque », mémorise Siméon. Il photographie les syllabes et les retraduit en français, la musique qu’il connaît. « THE SCHOOL : scho-ol, chô-ôle » : en ramenant le nouvel idiome à l’ancien, il s’économise la charge de la prononciation. « THE TEACHER : te-a-cher, teu-â-cheur ». Imparable, isn’it ? Le maître peut toujours venir : tant qu’il écrira ses questions et qu’on répondra sur le même ton, pourquoi s’encombrer de digrammes nouveaux ? Le moins d’efforts possible pour l’effet qu’il faut. La mnémotechnique au service du savoir utile, celui qui sert à passer l’année, pas à devenir compétent, préparé à quitter l’école parce qu’on sait, grâce à elle, parler plus et mieux avec les gens. Siméon est un demi malin : il préfère le rendement immédiat au pouvoir d’après-demain.

« Who is your teacher ? » demandent à table papa et maman. « /hu’z-ju-ti:t_r/ ? » Notre futé tombe de haut. « Louise qui ? Ioutitch quoi ? » Siméon ne comprend pas, il n’en deurstande rien. Cet anglais-là est pour lui hors contrat : il brise les conventions, brasse et mastique indûment les sons. Le but n’est-il pas d’être noté ? La règle de transcrire sans faute et sans parler ? Pourquoi faut-il donc – l’épreuve du matin à peine oubliée – en passer une seconde le soir, et sur d’autres critères par-dessus le marché ?

Faux naïf, vrai opportuniste, Siméon rêve de prendre l’école à son propre jeu. C’est pour lui une adversaire à tromper, pas une partenaire avec qui progresser. Mais ce calcul ne mène pas loin. Siméon est perdu à la maison, ce qui augure mal de ses vacances en Albion. « Jiveu meu â kup ôf teu-â. » Vocabulaire : 6. Conversation : 0 ! En classe et sur table, le test peut bien être réussi : à pied d’œuvre et extra muros, le thé chaud ne sera jamais servi… Par le changement d’examen, le rusé d’hier se retrouve marri, et ses maîtres un peu avec lui.

Comment bien noter est le débat scolaire du moment : « deux et demi, assez mal, insuffisant », on dirait que tout se joue dans le barème qui classera l’élève et alarmera ses parents. Mais l’arbre de la mesure ne cache-t-il pas la forêt de l’évaluation ? À l’école, sur quoi portent nos épreuves, qu’incitent-elles à apprendre prioritairement ? Si Siméon a quelque chose d’irritant, c’est qu’il fait son métier d’élève dans les règles, y compris lorsqu’il s’ingénie à devenir incompétent. En stratège, dit Philippe Perrenoud, « il joue le jeu » : il n’apprend plus pour réussir mais à s’en sortir, en collant aux attentes de l’institution. Par défi, il se soumet. Ses lacunes sont aussi les nôtres, ce qui renoue paradoxalement l’alliance entre le disciple (imparfait) et son maître (défait). Qu’est-ce qui élève un enfant : viser la moyenne en se taisant ou parler l’anglais parce que cette exigence est au centre de l’évaluation ?