Discours de la méthode

Olivier MAULINI
Université de Genève
Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation

27 janvier 2006

Texte paru dans l'Educateur (n°1), rubrique Sacré Charlemagne (L'école, idée folle ?).


La France est un grand pays. Une Nation. Ses problèmes sont parfois les mêmes que ceux de nos cantons, mais ils prennent une autre ampleur quand le Parlement décrète ce qu’il faut penser, le Ministre comment il s’agirait d’enseigner.

Puisque la République fait l’école qui fait la République, c’est à l’Assemblée nationale que l’Éducation du même nom vient chercher ses ordres de mission. « Professeurs, allez et alphabétisez comme vos maîtres vous l’ont enseigné… Apportez au peuple les lumières dont ses élus vous dressent l’inventaire… » « Vous êtes les instituteurs de la France et de la patrie, disait Jules Ferry à nos aînés. Vous avez été affranchis comme citoyens par la Révolution, vous allez être émancipés comme instituteurs de la République de 1880 : comment n’aimeriez-vous pas et ne feriez-vous pas aimer dans votre enseignement et la Révolution et la République ? » Éduquer, c’est dire le beau, le juste et le vrai. Et comme le Ministre ne peut pas tout faire, il charge chaque hussard noir d’une part du ministère.

Automne 2005. Bien des révolutions sont passées sous les ponts. C’est à la République, maintenant, de réprimer ses émeutes : elle n’est pas aimable, c’est un fait, pour tous ses « sauvageons ». Mais dans l’hémicycle, à Paris, on campe sur les traditions : on se dit que l’éducation (nationale) est le problème, donc la solution ; qu’il faut de toute urgence s’adresser aux maîtres (de la Nation), leur écrire ce qu’ils doivent dire aux enfants pour que la France s’aime à nouveau, que redescendent des élites aux masses – via l’instruction obligatoire – les secrets du bon entendement.

D’abord, les programmes. Enseigner l’histoire ne suffit pas. Il faut – projet de loi 2005-158 sur la contribution nationale en faveur des rapatriés – que les manuels « reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ». Colons et colonisés se sont assez disputés. La République veut la paix : elle proclame le bon et le mauvais. Ensuite, les méthodes. Les maîtres affranchis ont pris trop de libertés. Le Ministre constate que la lecture, par exemple, ne s’apprend par décret : il soigne le mal par le mal et demande à l’Inspection générale de « rédiger sous huit jours une circulaire demandant d’abandonner la méthode globale » ! Le pouvoir là non plus ne veut pas discuter : il sépare tout seul le faux du vrai. Il écrit l’histoire à la place des historiens, la didactique en se passant de didacticien. Au pays de Descartes, le discours de la méthode a dégénéré : il montre ce qu’il faut faire, mais aussi croire désormais. Vous doutez ? Le libre-arbitre est illégal : endoctrinez !

Pourquoi cette régression ? Lorsqu’une société souffre, elle se retourne contre ses enfants, puis leurs éducateurs, puis tout ce qui est soupçonné de provoquer leurs errements. Cela ne l’aide pas à se mettre en question. À quand un édit sur le rôle négatif de la marine à voile, la beauté de la désoxydation ou les effets pervers de la soustraction ? Si notre métier a un sens, c’est que savoir n’est pas croire et que l’instruction sert précisément à se faire sa propre opinion. De gauche ou de droite, patriotique ou non, un catéchisme reste un catéchisme. Pour l’école, c’est pire qu’une erreur : une démission.

Qu’un agent d’assurances – provisoirement Ministre de l’éducation – ose prescrire sous huit jours sa pédagogie à plus de 300'000 professeurs diplômés, n’est-ce pas le signe inquiétant que la rigueur et le respect ont d’abord régressé chez les grands ? Les recherches sérieuses montrent qu’aucune méthode ne peut convenir à tous les élèves en même temps. Qu’il faut au contraire varier les angles : aller des textes aux lettres en passant par les mots (analyse), inverser le mouvement pour construire du sens à partir de la syllabation (synthèse), expliquer et entraîner des procédures, les mettre en discussion, poser des questions, lire et faire lire des livres, des journaux, des schémas, des messages, demander d’écrire, de copier, de réciter, de communiquer. Bref, différencier les approches au lieu de les opposer.

Finalement, le cas parisien n’est peut-être pas singulier. Lancer des ukases pour faire mine de gouverner, tout attendre de l’enseignant mais le traiter d’égaré, dénigrer l’institution puis regretter que les parents ne veuillent plus s’y fier… Passéisme et libéralisme sont deux formes du même renoncement : ils font alliance chez nous aussi pour dire que l’école primaire a failli. Monsieur le Ministre, y a-t-il une méthode pour résister et fabriquer sous huit jours un nouveau Jules Ferry ?

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À propos du débat (stérile) sur les méthodes de lecture : Rieben, L. (2004). Le 21e siècle verra-t-il (enfin) la disparition des polémiques stériles sur l’apprentissage de la lecture ? Formation et pratiques d’enseignement en questions, 1, 17-25. Goigoux, R. (2005). Sciences cognitives, neurosciences et enseignement de la lecture. Éducation et devenir.