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Le go-between : entre sa famille et
lécole,
lenfant messager et message
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1987
1. Lenfant médiateur des contacts directs2. Contrôler la communication écrite
3. " Ma maman ma dit de vous dire "
5. La circulation des jugements
6. Agent double ou témoin embarrassant
Dans la plupart des systèmes scolaires, il est question douvrir davantage lécole aux parents. Cette ouverture peut prendre de multiples formes : représentation des parents dans certaines instances de gestion ; informations orales et écrites ; consultation à travers réunions, sondages dopinion, contacts avec les associations ; accueil dans les classes ; participation à diverses activités (excursions, visites, animation dun atelier de poterie, préparation dun spectacle) ou même à lenseignement (initiation à une technique artisanale, présentation dun métier, soutien pédagogique) ; multiplication des contacts entre la famille et lécole (fêtes, spectacles, cérémonies diverses, apéritifs ou repas en commun) ; ou encore soutien aux associations et écoles de parents. Pratiquées depuis longtemps dans divers systèmes, ces formes douverture tendent à se banaliser. Elles complètent les échanges écrits, les conversations téléphoniques et le classique entretien entre lenseignant et les parents dun enfant, devenu dans beaucoup de classes une rencontre de routine.
Dune école et dune classe à lautre, il y a de grandes différences dans la forme, la substance et la densité des communications directes entre les parents et les maîtres. Certains parents fréquentent les réunions, lisent chaque circulaire, épluchent cahiers et carnets scolaires, contrôlent la correction des épreuves, vont voir le maître aussi souvent que possible, lui écrivent ou lui téléphonent à la moindre occasion. Alors que dautres ne mettent jamais les pieds à lécole et semblent ne pas sintéresser à ce qui se passe en classe, consentant à peine à accuser réception des circulaires et à signer le carnet de leur enfant. On semble sapprocher alors du degré zéro de la communication. Mais ce nest quune illusion, car les contacts directs ne sont que la partie la plus visible des relations entre les parents et lécole. Dans lécole la plus participative, les maîtres et les parents se rencontrent au mieux une dizaine de fois au cours dune année scolaire, souvent dans des circonstances qui ne permettent quune conversation superficielle. Si les échanges écrits ou téléphoniques sont plus fréquents, ils restent sans commune mesure avec la densité des communications qui sétablissent à travers lenfant.
Les communications indirectes
Ces communications nont à ce jour guère fait lobjet de recherches spécifiques. Ce quon peut regretter : famille et école sont deux institutions condamnées à coopérer dans une société scolarisée. De la mise en lumière de leurs modes et conditions de communication dépend lintelligibilité du fonctionnement et du changement des systèmes scolaires.
Peu explorées par la recherche, ces relations indirectes se sont pas davantage au cur des débats sur louverture de lécole aux parents. Sans doute parce que les adultes ont tendance à privilégier les relations quils perçoivent le plus clairement et quils croient maîtriser. Enfants et adolescents sont en général au centre de leurs conversations. Ce sont ceux dont on parle, dont on veut le bonheur ou la réussite, ceux quon cherche à instruire et à éduquer. On a moins lhabitude de les considérer comme artisans de leur propre éducation. Parents et enseignants ne se rendent pas toujours compte que ceux dont ils parlent sont aussi ceux à travers lesquels ils se parlent. Ils mesurent moins encore que, bien loin dêtre un messager docile, le go-between est larbitre des relations entre ses parents et ses maîtres. Il peut rendre possible ou vider de leur sens les communications directes.
Cest pourquoi il est vain de travailler à améliorer les relations directes en ignorant ce qui se joue quotidiennement à travers lenfant, à la fois messager et message. Plus généralement, pour mieux comprendre aussi bien la genèse des échecs scolaires que le sort des réformes, il est indispensable de saisir dans son ensemble le système de communication qui fonctionne entre la famille et lécole.
La description amorcée ici ne se fonde pas sur une enquête unique, mais sur un ensemble dobservations accumulées depuis une dizaine dannées au gré de multiples recherches conduites à lécole primaire, en particulier sur la scolarisation préobligatoire (Perrenoud, 1974), sur la différenciation de laction pédagogique (Perrenoud, 1979, 1982 ; Favre et Perrenoud, 1985), sur lévaluation (Perrenoud, 1982, 1984, 1985), sur les nouvelles pédagogies (Perrenoud, 1985, 1986) ou encore sur lenseignement du français (Favre & Perrenoud, 1985 ; Dokic, Favre & Perrenoud, 1986). Tous ces travaux touchent dune façon ou dune autre aux interactions quotidiennes entre la famille et lécole. À quoi sajoute la réflexion menée sur ce thème dans le cadre de RAPSODIE, recherche-action sur léchec scolaire et la différenciation de lenseignement (groupe Rapsodie, 1979 ; Haramein et Perrenoud, 1981 ; Hadorn, 1985). Cest notamment dans ce cadre que Sermet a conduit ses travaux (1982, 1985).
Nombre de mes observations portent sur des enfants de neuf à onze ans. Une partie de lanalyse est sans doute transposable aux adolescents, du moins pour les premières années du secondaire. Mais le va-et-vient entre la famille et lécole évolue lorsquon savance vers la scolarité postobligatoire. Les adolescents protègent mieux leur autonomie et leur sphère privée, les rapports entre parents et enfants se transforment, enfin lorganisation scolaire fonctionne différemment, sous langle par exemple de la division du travail entre maîtres, de la sélection, des modalités du travail scolaire. De toute façon, même pour le primaire, ma démarche reste exploratoire et ne fait que défricher le terrain.
Le go-between, une figure sociologique
À travers sa famille, tout enfant appartient à une classe sociale, à une collectivité locale ou régionale et à divers groupements. Mais à partir dun certain âge, il peut devenir membre, à titre personnel cette fois, de groupes, dorganisations, de réseaux dont tous les membres de sa famille ne font pas partie. Dès lors, comme la plupart des adultes, il partage son temps entre sa famille et dautres groupes dappartenance.
Les appartenances multiples sont souvent garantes dune certaine liberté. Mais chacun doit gérer les conflits possibles entre ses diverses affiliations : chaque groupe exige de ses membres travail, apport de ressources ou de compétences, disponibilité, solidarité, loyauté, allégeance publique. Autant dexigences parfois difficiles à satisfaire simultanément. Comment, par exemple, concilier tâches familiales et engagement intensif dans une profession, un sport ou une carrière politique ? Comment articuler des statuts dissemblables, tels une position subalterne dans une hiérarchie professionnelle et de hautes responsabilités dans une organisation politique, dans larmée ou une association ? Comment être accepté par les uns sans être rejeté par les autres ? Comment se déterminer sil y a conflit entre les groupes ?
La double appartenance dun go-between ne constitue un enjeu que si elle semble menacer ou servir les intérêts des groupes concernés, par exemple parce quelle favorise un transfert de ressources, dinformations, de compétences ou quelle expose à des influences. Le go-between reconnu comme tel peut alors être ressenti comme émissaire ou otage de lautre groupe. On peut le ressentir, par moments, comme plus identifié à lun des groupes quà lautre, ou plus dépendant. Si les deux groupes entretiennent des rapports de coopération, le go-between peut devenir un " agent de liaison ", une sorte de trait dunion valorisé : il symbolise un rapprochement, à travers lequel passent des échanges bénéfiques pour les deux groupes. En cas de conflit, vite suspect dêtre un " agent double ", le go-between sera sommé de prendre parti, de donner des gages de loyauté de part et dautre.
La figure du go-between convient par excellence aux enfants et adolescents scolarisés. Cest à travers eux que leur famille et lécole communiquent, parfois à leur insu ou à leur corps défendant. Une psychosociologie centrée sur lenfant analyserait la façon dont il compose avec sa double appartenance, en cherchant à sauvegarder des plages dautonomie, à concilier ses allégeances, ses rôles et ses engagements respectifs. Sans négliger cette perspective, je mattacherai surtout à mettre en évidence leffet possible des stratégies du go-between sur les communications qui sétablissent à travers lui. Il nest pas un simple medium inerte, on le verra, mais un acteur conscient dêtre lobjet et lenjeu déchanges entre maîtres et parents et résolu à contrôler la communication à son avantage sil le peut.
Une liberté surveillée
De façon générale, sauf à vivre en complète autarcie, une famille est condamnée à se rendre dépendante des engagements externes de certains de ses membres, ne serait-ce que parce quelle tire ses ressources de leur activité professionnelle. Elle est aussi le lieu où chacun reconstitue ses forces pour affronter le " vaste monde ", soigner ses " blessures ", partager ses déceptions ou ses joies. Même les membres de la famille la plus " éclatée " se sentent concernés lorsque lun deux sengage ailleurs dans une expérience qui prend beaucoup de son temps et de son énergie et affecte en retour son moral, son image de soi, sa disponibilité. Lorsquun adulte quitte régulièrement son domicile, pour travailler, pour pratiquer un sport ou un art, pour militer dans une association politique ou syndicale ou pour rejoindre un cercle damis, les autres membres de la famille doivent composer avec cette réalité, en entendre parler, en subir indirectement les effets et les contraintes. Cest non moins vrai sil suit une formation qui exige la fréquentation dune école et un travail personnel intensif à domicile.
Lenfant scolarisé nest pas libre de gérer à sa guise sa double appartenance. Ses parents et ses maîtres souhaitent contrôler " leur " go-between ; leurs intérêts sont en jeu et leur responsabilité engagée puisque, dans notre société, lenfant est socialement défini comme un être dépendant, immature et irresponsable, réputé provisoirement incapable de mener sa vie de façon autonome, de choisir son emploi du temps, de simposer un travail et une discipline, de se donner ses propres projets et ses propres critères de réussite et déchec. De cette définition de lenfance, partiellement étendue à ladolescence, découle la légitimité dune éducation et dun contrôle des jeunes par les adultes. Lenfant nest donc pas un membre quelconque du groupe familial ou de lorganisation scolaire. Il est volontiers conçu comme un satellite, qui ne peut quitter le champ dattraction dun astre que pour tomber dans lorbite dun autre ! Seule change sa dépendance. À peine faiblit-elle dans lentre-deux, ce no mans land que peuvent offrir la rue, le quartier, les terrains de sport, les centres de loisirs. Même alors, lenfant nest pas tout à fait libre, puisque dautres adultes prennent souvent le relais des parents et des maîtres : lanimateur dun centre de loisirs, le maître de musique, lentraîneur sportif se définissent aussi comme des éducateurs. Cest lidentité quadoptent par moments dautres adultes, commerçants, passants, voisins, agents de police ou conducteurs de bus. De telles prises en charge ne sont cependant pas constantes ni coordonnées ; elles laissent donc à lenfant une certaine liberté, celle du passager, du consommateur, du promeneur, du footballeur. Il est alors acteur à part entière dans des rapports sociaux. De retour chez lui ou à lécole, il est à nouveau lobjet dune prise en charge intensive. Lenfant a, dans sa famille et à lécole plus quailleurs, le statut particulier dune personne à éduquer, à soigner, à protéger, à surveiller.
Interdépendances
Fort sensibles à ce qui arrive à lenfant lorsquil leur échappe, la famille comme lécole apprennent à compter avec les exigences et les initiatives de " lautre " ; chacune est appelée à jouer un rôle éducatif et à exercer un contrôle sur les conduites de lenfant, aucune ne maîtrise à elle seule la situation. Les parents savent que leurs efforts déducation et de contrôle peuvent être renforcés ou au contraire neutralisés par laction de lécole. Inversement, les maîtres se sentent fort dépendants de la coopération des parents. Les appels à une collaboration harmonieuse entre la famille et lécole soulignent les risques que courent les adultes sils narrivent pas à fonctionner comme un véritable team (Besozzi, 1976). Lorsquils reconnaissent, du moins en leur for intérieur, que leur équipe ne fonctionne pas très bien, cest en général pour le déplorer. Reste à savoir qui est responsable de la division et doit lemporter en cas de divergence. La recherche de Sermet (1985) suggère que maîtres et parents nont pas la même image du pouvoir et du droit des uns et des autres de décider ce qui est bon pour lenfant. En cas de conflit, les plus lucides admettront que les torts sont partagés. Mais chacun sera tenté de rejeter la responsabilité sur lautre, accusé de " ne pas jouer le jeu ". Si linfluence de lécole va à lencontre des valeurs des parents, ils seront enclins à stigmatiser lincompétence des maîtres ou leurs initiatives abusives, malheureuses, autoritaires, maladroites ou encore laxistes. De leur côté, certains maîtres sen prendront à la famille lorsque les élèves ne répondent pas à leurs attentes. Ce qui nempêchera pas les uns et les autres de taire ou de minimiser les divergences en présence de lenfant : un adulte sait que " limage quil donne de lui-même ne doit pas préserver seulement sa respectabilité individuelle, mais aussi et surtout celle du team des adultes " (Besozzi, 1976, p. 80).
La division du travail éducatif crée entre la famille et lécole un système dinterdépendance et de communication beaucoup plus dense et complexe quentre la famille et le monde du travail des adultes. Parents et enseignants se surveillent mutuellement. Ils concertent parfois leurs attitudes éducatives, ils signorent en dautres occasions ou pratiquent un " dialogue de sourds ". Cependant, même lorsque les relations directes sont rompues ou réduites à leur plus simple expression, parents et enseignants restent interdépendants et continuent à communiquer à travers lenfant.
La communication est conçue ici au sens large, mais sans aller jusquà couvrir toutes les interdépendances et influences mutuelles. Ainsi la transmission des maladies ne relève-t-elle pas de la communication, sauf lorsquelle devient lobjet de propos échangés directement ou à travers lenfant. On ne sintéresse plus alors à laspect épidémiologique proprement dit, mais à lenjeu que constituent lhygiène et les mesures sanitaires. Envoyer à lécole un enfant couvert de boutons ou grelottant de fièvre est une forme de message pour lenseignant ; les parents décodent de la même façon le fait que, faute de précautions, leur enfant contracte en classe une maladie contagieuse. Ils y voient la marque dune désinvolture coupable à leur égard. Les gestes et les décisions des uns et des autres comptent autant que les paroles !
La ligne de démarcation nest pas facile à tracer entre interdépendance " aveugle " et communication. Celle-ci nest pas toujours intentionnelle, ni même consciente. Parents et enseignants ninterprètent pas nécessairement les choses de la même façon : un message trop " codé " peut nêtre pas reconnu comme tel, alors quon prêtera une intention à un geste anodin. Lambiguïté, qui est monnaie courante dans la communication directe, ne peut que saccentuer lorsque les échanges se font à travers un go-between.
Avant den venir à lanalyse des communications indirectes stricto sensu, jexaminerai le rôle du go-between dans lorganisation et le déroulement des rencontres entre parents et enseignants. Janalyserai ensuite les stratégies du go-between lorsquil est explicitement considéré comme messager. Puis jen viendrai à des formes moins explicites de communication : propos " téléguidés ", jugements mis en circulation, secrets dévoilés. Enfin je considérerai lenfant comme un message exprimant, souvent à son insu, son milieu familial ou son milieu scolaire.
Les contacts directs entre parents et enseignants sont partiellement sous le contrôle de lenfant. Il dépend de lui de transmettre ou de censurer linformation qui prépare une rencontre : il peut " oublier " la circulaire annonçant une réunion ou demandant aux parents de prendre contact avec le maître sils désirent un entretien. Lenfant peut aussi mettre peu dempressement à dire au maître que sa mère voudrait le voir et à obtenir un rendez-vous. Il peut à linverse " traîner " ses parents à lécole pour leur faire voir sa classe ou rencontrer son maître. Sans oublier bien entendu que lenfant est le principal objet des échanges directs : il peut sarranger pour être juste assez sage et juste assez bon élève pour donner à ses parents et à ses maîtres limpression quil nont pas de raisons urgentes de se rencontrer. Il peut au contraire avoir un comportement tellement étrange que maîtres et parents nauront de cesse de sêtre concertés. Même lorsquil est absent de la scène, le go-between exerce une certaine influence.
Lorsque parents et enseignants se rencontrent, perdent-il tout contrôle sur la communication ? On va voir que non ! Quels sont les enjeux des contacts directs entre maîtres et parents ? Le plus courant est de faire le point sur le travail de lenfant, son évolution, ses apprentissages, sa conduite, son intégration au groupe-classe, sa santé, et au delà sur son bonheur, sa réussite, son avenir. Mais la réalité de lenfant nest pas simple ; les adultes doivent en construire une représentation commune sils veulent concerter leur action. Aboutir à un relatif consensus est le premier enjeu de la rencontre.
Etre ou ne pas être partie prenante ?
Lenfant ne saurait être indifférent à la représentation que les adultes se font de lui, ni à lavenir quils lui réservent. Son sort est en jeu. Mais comme " cest un enfant ", les adultes nen tirent pas nécessairement la conclusion quil faut lassocier à leurs rencontres. Cest une évidence pour certains maîtres ou certains parents, mais dautres pensent que les enfants ne sont pas assez grands ou assez mûrs pour discuter de leur propre sort. Parfois, maîtres et parents se rencontrent à linsu de lintéressé. Lorsquil est au courant, il nest pas toujours invité, ni même informé de lexacte raison dêtre de la conversation. Après coup, il nen reçoit en général que des échos partiels : maîtres et parents filtrent linformation, de sorte quelle soit compréhensible, quelle ninquiète pas lenfant et quelle ne laide pas à déjouer leurs plans
Lorsquil est présent, lenfant ne participe pas ipso facto à la conversation. Souvent les adultes lenvoient " jouer plus loin ", pour pouvoir parler de lui sans trop de précautions. On le voit alors, lair ennuyé ou vaguement inquiet, attendre au fond de la classe ou samuser dans le préau. Lorsquil est invité à sapprocher, il peut se montrer ambivalent. Peut-être voudrait-il être une mouche, pour ne rien perdre de ce quon dit de lui. Il ne se sent pas toujours à laise face à ces adultes quil a lhabitude daffronter séparément, mais qui se présentent ce jour-là réunis, sinon unis. La rencontre entre parents et enseignants matérialise le team des adultes, même lorsquils sont en conflit ou mènent une négociation difficile sur la discipline, les notes ou lorientation. Lenfant a alors conscience dêtre lobjet dune prise en charge conjointe sur laquelle il a dautant moins de prise que ses parents et ses maîtres mettent en commun leurs informations et concertent leurs stratégies. Certains enfants pressentent que ces rencontres, aussi rares soient-elles, mettent des bornes à leur autonomie. Comme go-between, ils conservent une marge de manuvre. Lorsque parents et maîtres se rencontrent, les mailles du filet se resserrent. Concertées, les prises en charge présentent moins de failles, les enfants le pressentent bien. Ils tentent donc déviter les alliances trop étroites entre les adultes dont ils dépendent le plus.
Tout dépend évidemment de lenjeu exact de lentretien et du degré de consensus entre maîtres et parents. Pour tel enfant, rien nest pire que dêtre confronté aux reproches convergents de ses parents et de ses maîtres, à leurs pressions conjointes pour que sa conduite ou son travail saméliorent. Pour tel autre, le pire est dêtre pris dans un violent conflit entre adultes, davoir à choisir son camp ou à préserver une difficile neutralité. Consensus sans faille ou vif conflit à son propos peuvent donner à lenfant lenvie déchapper au face à face entre ses maîtres et ses parents, à lexemple de ces malades gravement atteints qui préfèrent ne rien savoir de leur triste état. Dans dautres cas, lintéressé a envie dêtre écouté, de présenter sa version des faits, de contester lanalyse ou les propositions des adultes, qui ne lentendent pas forcément de cette oreille. Lenfant peut alors vivre la situation du malade qui assiste, muet et impuissant, à une conversation entre des spécialistes qui parlent de lui comme sil était absent !
Métacommunication
Pour marginales quelles soient dans lemploi du temps et peut-être dans lesprit des maîtres ou des parents, les rencontres en face à face peuvent avoir de limportance dans léconomie générale des communications et des interdépendances entre la famille et lécole. Au jour le jour, laction de chacun est affectée par laction de lautre.
Sil y a consensus, les rencontres face à face, les échanges épistolaires ou téléphoniques le renforcent. En cas de divergences et de tensions, les rencontres permettent dans le meilleur des cas de les gérer, datténuer les agacements, les impatiences, les frustrations accumulées de part et dautre, de lever les malentendus, dajuster les images réciproques.
Cette régulation nest pas automatique : il se peut quune rencontre tourne court ou avive les griefs, quelle devienne loccasion de déverser une agressivité contenue ou simplement que les participants en reviennent déçus, ayant confirmé leurs préjugés. Le maître peut en sortir plus sûr que jamais que les parents sont rigides, peu coopératifs ou enclins à prendre inconditionnellement le parti de leur enfant. Les parents peuvent avoir limpression que le maître ne comprend rien à leur point de vue et refuse de se mettre en question. Rien nautorise à affirmer que toute rencontre est bénéfique. Il ne suffit pas de se parler pour se comprendre. La coexistence pacifique dans lignorance mutuelle vaut parfois mieux quun affrontement ouvert quon ne sait pas maîtriser.
Mais il arrive aussi quen dialoguant parents et enseignants clarifient les " règles " non écrites de leur communication quotidienne à travers lenfant. En usant du langage des théories de la communication (Watzlawick, Helmick Beavin & Jackson, 1972), on pourrait dire que les rencontres face à face sont des moments de métacommunication, où on tente de clarifier le sens des échanges indirects. La métacommunication, rappelons-le, porte sur le code et le contexte de la communication. Dans le meilleur des cas, elle permet de mieux comprendre les messages ou les signes échangés au jour le jour à travers lenfant, parfois dans la précipitation ou la mauvaise humeur. Cest du moins ce que souhaitent les partisans du " dialogue ". Mais on ne peut exclure lhypothèse inverse : il arrive que les contacts directs " brouillent les cartes " : lun des interlocuteurs sapplique, plus ou moins consciemment, à semer le trouble dans lesprit de lautre, en particulier quant à la signification des messages quil transmet par dautres voies. Ainsi un enseignant habituellement très sévère, coutumier de jugements catégoriques sur lenfant, peut-il, lors dune rencontre présenter un tout autre visage, disant quil aime beaucoup les enfants et quil ne faut pas prendre ses colères ou ses remontrances " au pied de la lettre ". Que doivent alors penser les parents ? On pourrait parler de double bind ou de communication paradoxale : les échanges en face à face démentant le sens des échanges quotidiens à travers lenfant (Watzlawick, Weakland & Fish, 1975).
Lenfant a-t-il toujours intérêt à ce que tout soit clair entre ses parents et ses maîtres ? Sûrement pas ! Sil tire son autonomie dun certain flou ou de certaines contradictions, il nencouragera pas les rencontres et ne fera rien pour quelles aboutissent à un consensus. Or il a le pouvoir non négligeable de simplifier ou au contraire dembrouiller la représentation de la situation. Ainsi peut-il, en donnant à ses parents et à ses maîtres des versions contradictoires de ses motifs, les empêcher de comprendre exactement sa conduite et donc de définir une ligne daction commune.
Lorsque maîtres et parents ont des documents à échanger, ils les confient volontiers à lenfant : cest plus rapide, plus simple et moins cher que la poste. Or, comme porteur de messages, lenfant nest pas dépourvu de pouvoir.
Pour une part, les messages de lécole concernent des affaires dadultes dont lintérêt échappe aux enfants : assurances, précautions sanitaires, réunions de parents, allocations détudes, gestion du restaurant scolaire. Les oublis relèvent alors de la distraction plus que dune stratégie. En revanche, lorsque lenfant sait ou pressent quil est question de lui, il sera tenté dagir au mieux de ses intérêts. Pourquoi apporterait-il des verges pour le battre ?
Si ses résultats sont désastreux, sil a été impoli, sil sest absenté sans excuse, sil a agressé un camarade ou bouché les lavabos, lenfant naura pas une envie folle de le faire savoir à ses parents et de se retrouver devant le cortège prévisible détonnements navrés, de remontrances, de menaces et de punitions. Sil porte le message, ce nest pas de gaieté de cur, mais plutôt de crainte daggraver son cas ! Même calcul lorsque ses parents lui confient un mot destiné au maître. Sil sagit dexcuser une arrivée tardive, de justifier un congé exceptionnel pour un camp de football ou un examen de piano, lenfant nhésitera guère à porter le message. Mais il transmettra à contrecur un mot qui lui interdit de " faire la gymnastique " ou daller vendre des insignes avec ses camarades
Laltération des messages
Il peut faire des faux purs et simples, par exemple rédiger une excuse pour une absence " inexcusable ", imiter une signature ou falsifier une note dans un bulletin. Il peut tronquer un vrai message, ne pas le remettre ou en différer lacheminement assez longtemps pour quil perde toute actualité, feignant alors davoir perdu le document. Sans être véritablement égaré, un message peut séjourner dans un cartable ou dans une pile de cahiers assez longtemps pour arriver chiffonné, déchiré, maculé au point de nêtre plus présentable. Le temps de transmission et létat du message peuvent en altérer le sens ou fixer lattention sur le mode de communication plutôt que sur le contenu du message : les parents qui reçoivent une information périmée sont contrariés ; une excuse trop tardive ou déchirée ne produit pas leffet attendu !
Lorsquils sont conscients de certains de ces risques, en général après une expérience malheureuse, les parents et les maîtres cherchent à sen protéger. Exceptionnellement, ils recourent à la poste. Plus banalement, ils placent leur correspondance sous pli fermé pour que lenfant ne puisse en prendre connaissance ou sous couverture plastique pour quelle arrive en bon état. Les maîtres passent une partie de leur temps à vérifier que chaque élève a emporté divers documents destinés à ses parents, quil les a acheminés et quil a rapporté à temps une réponse, une signature, un accusé de réception, une autorisation, une somme dargent montrant que le message a été transmis et compris. Dans certaines classes, chaque épreuve, chaque devoir, chaque correction, chaque information confiée aux élèves doit porter en retour le " visa " des parents. Dautres maîtres, moins méfiants ou moins méthodiques, nappliquent ces procédures que pour les documents très importants. Mais nul nest sûr que toute linformation destinée aux parents a passé.
Altérer la communication écrite entre maîtres et parents paraîtra souvent à ces derniers une stratégie à courte vue. Lenfant devrait imaginer quils finiront bien par sapercevoir que telle lettre na pas été reçue ou que le carnet est présenté avec trois semaines de retard. Les adultes oublient que, pour les enfants comme pour eux, lessentiel est souvent de parer au plus pressé, de reculer le moment dune confrontation douloureuse. Gagner du temps peut dailleurs être une stratégie parfaitement rationnelle si lessentiel est de ne pas compromettre la prochaine " boum ", lachat dune bicyclette ou le départ en classe verte !
Influencer linterprétation
Bien entendu, les messages quéchangent maîtres et parents sont pour la plupart acheminés " normalement ". Les cas de falsification, de rétention ou de perte ne sont pas la règle ; mais ils montrent que le messager garde un certain contrôle sur la communication. Lenfant naltérera un message quen dernière extrémité. Il lui suffira souvent den influencer plus ou moins subtilement linterprétation. Lorsquil est en cause, on lui demande en général de donner son avis, par exemple dexpliquer sa mauvaise conduite ou ses résultats médiocres. Si la teneur dun message nest pas claire, le plus simple nest-il pas de questionner le messager ? Il arrive aussi que lenfant commente spontanément le message. Il ne sen prive pas sil sent ses intérêts ou son image en jeu ! Sil est suspect de partialité, le destinataire ne se fiera pas entièrement à sa version. Certaines rencontres ou certains contacts téléphoniques entre maîtres et parents sont souvent suscités par une phrase lapidaire dans un bulletin scolaire, une excuse peu convaincante ou un commentaire obscur en marge dune épreuve. Mais dans beaucoup de cas, parents et enseignants naccordent pas assez dimportance au message pour prendre le temps de remonter à la source. Ils se fient aux dires de lenfant, ce qui lui offre la possibilité déviter le pire. Il peut alors déployer des trésors dargumentation pour minimiser les événements, expliquer " quil na pas fait exprès ", que " le maître était de mauvaise humeur " ou que tous ses camarades ont obtenu daussi médiocres résultats. Familier dune situation que le destinataire ne connaît pas, lenfant peut contrôler partiellement le sens, donc leffet dun message.
Participer à la rédaction
Le messager peut aussi exercer une influence sur la teneur du message. Certains maîtres, au moment de rédiger les bulletins dévaluation du travail et de la conduite, consultent leurs élèves, qui tentent alors de négocier ou datténuer les passages qui pourraient les mettre en mauvaise posture. Autre exemple : les parents doivent trouver aux absences de leurs enfants une excuse légitime : fatigue, accident, maladie, cas de force majeure. Lorsquun enfant a manqué lécole parce quil a accompagné ses parents en week-end, parce quil navait pas envie daller en classe ou parce quil est resté endormi, la famille a intérêt à inventer une excuse acceptable. Lenfant peut alors faire des propositions ou sassurer que lexcuse rédigée par ses parents est crédible et quil pourra la confirmer. Lorsque les parents veulent écrire au maître pour protester, par exemple, contre sa façon dévaluer ou la fréquence des sorties en plein air, lenfant peut intervenir soit pour les en dissuader, soit pour influencer la formulation. Il sait très bien que le message quil transmet peut servir ses intérêts ou le placer au contraire dans une situation difficile, parce quil est en cause ou simplement parce quil sera jugé solidaire dun message négatif. Les enfants naiment pas être associés à un message agressif, parce quils en ont honte ou parce quils savent que cest à eux que sadressera la réaction du destinataire, ironique, méchante ou simplement perplexe. Chacun apprend dès son plus jeune âge quon accueille mal le porteur de mauvaises nouvelles ou de propos critiques.
Lorsquon lui confie un message oral, linfluence de lenfant est plus grande encore. Il peut par exemple oublier de le transmettre, en censurer ou en altérer délibérément le contenu. Il peut encore le transmettre à un moment, sur un ton ou avec des commentaires qui en influenceront fortement le sens. Sil y a des enfants " faussaires ", dautres sont " mythomanes " : ils inventent de toutes pièces des messages censés émaner de leurs parents ou de leurs maîtres. Mais ces cas patents de désinformation (Watzlawick, 1978) sont marginaux aux côtés des interventions banales qui infléchissent linterprétation dun message ; il suffit souvent dajouter ou de retrancher certains éléments, de mettre certains accents, de dévoiler au destinataire les intentions cachées de lauteur, de livrer des fragments de contexte ou encore de noyer le message dans un flot de paroles.
Les messages anodins sont soit oubliés, soit fidèlement transmis : Dis à ta mère quelle peut venir me voir mardi à onze heures, ou Tu diras à ton maître que je paierai la course décole demain, ou encore Dites à vos parents que je serai absent vendredi prochain et que vous aurez un remplaçant. De tels messages peuvent être oubliés si lenfant a dautres choses en tête. Il se souvient surtout de ce qui lintéresse directement. Sur des sujets plus brûlants, la déformation devient probable : Dis à ton maître que jaimerais bien savoir comment il fait ses barèmes &emdash; Tu peux dire à tes parents que sils continuent à te laisser regarder la télé aussi tard, il ne faudra pas quils sétonnent si tu as de mauvaises notes &emdash; Tu diras à ton prof de math quil vous donne des exercices sans intérêt &emdash; Dis à ta mère quelle ne doit pas te faire apprendre par cur le texte de la semaine, cest du travail de singe. Lenfant se doute que de tels messages seront mal reçus sil les transmet à la lettre. Il préférera les atténuer, taire ou euphémiser les critiques.
Sabriter derrière lenfant
Si les adultes se servent de lenfant comme messager, cest dabord parce que cest plus simple et plus rapide. Ils ont parfois dautres raisons, plus subtiles, de confier un message oral plutôt que décrire un mot : cette forme de communication atténue leur responsabilité. Ils se réservent la possibilité, si le message devait être mal reçu, de plaider le malentendu, daffirmer que " ce nest ce quils voulaient dire ", que " lenfant a tout compris de travers ". Au cours de lannée scolaire, il arrive que les parents ou les maîtres aient sur le cur des choses quils nont pas le courage décrire ou de dire en face. Lenfant est alors un messager commode. Il permet de ne pas être confronté à une réaction directe. Lorsque le père dit à son fils Tu diras à ton maître que lire en classe des bandes dessinées, cest du temps perdu. Vous feriez mieux de faire des dictées, il sait que ce message, sil passe, ne risque guère damorcer un vrai débat. Le maître dira peut-être Tu répondras à ton père que les bandes dessinées font partie de la culture et quon ne peut pas faire que de lorthographe et laffaire en restera là. Par contre, si le père lui dit la même chose en face, le maître se sentira obligé dargumenter, mettant peut-être son interlocuteur dans une position difficile, par exemple en lui demandant sil connaît réellement la bande dessinée ou en laccusant dêtre fermé au monde moderne. De même, un maître court davantage de risques en disant aux parents Vous donnez une éducation déplorable à votre enfant que sil confie le message à lintéressé.
Sabriter derrière lenfant, en lui demandant de transmettre des propos quon noserait pas tenir en face nest pas nécessairement une stratégie consciente. Au moment où il confie à lenfant un message agressif ou ironique, ladulte ne sait pas toujours lui-même sil joue, sil exprime une envie vite censurée ou sil formule une vraie demande. Cest une forme de rhétorique que dapostropher un enfant en lui prescrivant " Tu diras à ton maître " ou " Tu diras à tes parents ". Les adultes pensent en général quil ne prendra pas la consigne au sérieux ou quil censurera les propos trop critiques, grossiers ou ironiques. Feindre de confier un message peut être une façon détournée de sadresser à lenfant lui-même ou de sonder ses sentiments à légard des adultes en présence. Selon quil accepte ou non dentrer dans le jeu, selon quil conteste ou non le contenu du message ou lopportunité de le transmettre, selon langoisse ou la jubilation que lon peut lire dans son regard, lenfant révèle ses attitudes et ses craintes. Ces messages possibles, joués, fantasmés, sont autant de façons de parler de lécole en famille ou de la famille en classe, autant de façons de contrôler indirectement la conduite de lenfant dans lautre univers ou dinfluencer son jugement.
Les jeux des adultes néchappent quaux enfants très jeunes. Lorsquils avancent en âge, les enfants sont de moins en moins dupes. Ils apprennent que certains messages sont des formules de rhétorique, que dautres permettent aux adultes de " se cacher " derrière le messager. Ils peuvent alors, selon leurs propres enjeux, se prêter à la manuvre ou la déjouer !
Il ne sagit ici ni de messages explicitement confiés à lenfant, ni dinfluences involontaires. Si lenfant reprend telle formule entendue à table ou en classe, il procède par simple imitation ; sil transmet un message, il nest pas censé en être responsable. Les propos téléguidés ne sont efficaces que si lenfant les prend à son compte, soit parce quil " joue le jeu ", soit parce quil na pas conscience dêtre téléguidé.
On se trouve ici dans le registre bien connu des conseils donnés à un proche qui va participer à un débat ou à une conversation difficile. Les parents savent que leur enfant vivra une fois ou lautre en classe des situations délicates. Pour mieux le préparer, ils envisagent avec lui diverses éventualités, lui conseillant de réagir de telle ou telle manière, de poser une question sil na pas compris, davouer sil a fait une bêtise, de contester une décision injuste, de demander des explications sil reçoit une note ou des corrections qui ne lui semblent pas fondées. À ces conseils très généraux sajoutent des recommandations plus spécifiques, par exemple lorsque lenfant est engagé dans un conflit avec un maître ou certains de ses camarades. À un enfant dont le maître se moque constamment, ses parents conseilleront de se taire dignement ou de " ne pas se laisser faire ". Si un maître tient des propos élitaires, racistes ou sexistes, certains parents conseilleront le silence à leurs enfant, dautre la protestation. Certains parents préparent leurs enfants à se défendre contre les propos séducteurs, les questions indiscrètes sur leur vie privée ou un endoctrinement politique ou moral étranger aux valeurs familiales. Les conseils peuvent aussi porter sur des sujets plus terre à terre : Sil tinterroge, dis-lui que tu étais malade jeudi, que tu na pas eu le temps de faire tes devoirs &emdash; Noublie pas de demander au maître de texpliquer ce que tu nas pas compris en math &emdash; Dis au prof de gymnastique que tu ne dois pas grimper aux perches, ça te fait mal au dos &emdash; Demande au maître comment tu dois faire pour tinscrire aux devoirs surveillés.
Sil leur semble " naturel " de suggérer des propos à leurs enfants, les parents attendent des maîtres davantage de réserve. Ils leur reconnaissent éventuellement le droit de se mêler de ce qui touche au travail scolaire : Tes parents peuvent taider à faire ta composition, mais dis-leur de ne pas lécrire à ta place &emdash; Demande-leur de ne pas te montrer les divisions à leur façon, ça ne peut que tembrouiller &emdash; Sils ne comprennent pas ce quon fait en grammaire, dis-leur que cest normal, que le programme a changé. Les conseils du maître devraient dailleurs, dans lesprit des parents, être donnés ouvertement et prendre la forme dun message à leur intention, plutôt que dune suggestion faite à lenfant.
Parents et enseignants veulent en principe le bien de lenfant. Mais ils nen ont pas toujours la même image. Il arrive que les conseils des uns aillent dans le sens souhaité par les autres et renforcent leur autorité. Les conseils donnés à lenfant peuvent laider à se défendre contre un maître injuste ou trop sévère ou contre des parents autoritaires, rigides ou anxiogènes. Chacun des partenaires peut avoir le sentiment dêtre le seul à agir pour le bien de lenfant, prêtant à " lautre " une influence néfaste, quil sapplique à contrecarrer.
Influences illégitimes
Lenjeu dépasse parfois le bien de lenfant, même entendu en un sens très large : bien-être, sécurité, estime de soi, réussite scolaire. Certains parents ont envie, à travers leur enfant, dagir sur lécole pour la faire évoluer ou au contraire pour lempêcher de changer. Lorsquun père dit à son enfant La prochaine fois que vous ferez des jeux en classe, tu diras à ton maître que tu ne vas pas à lécole pour tamuser, il pense préserver dabord les intérêts de son enfant. Mais à travers lui, il sadresse à lenseignant pour lui signifier quil désapprouve sa pédagogie. Lorsquun maître dit à un élève La prochaine fois que tes parents temmènent faire la fête tout le week-end, tu leur diras que tu travailles, toi, le lundi matin, il se soucie bien sûr de la forme de lélève, mais il espère peut-être aussi ramener les parents à une vie plus raisonnable.
Lécole de son côté peut trouver légitime, sous réserve des moyens employés, que des parents veuillent préserver les intérêts de leur enfant, fût-ce contre le maître. Par contre, elle ne leur reconnaît aucun droit de plaider à travers eux pour telle réforme ou contre telle pédagogie. En sens inverse, on nacceptera pas quun maître tente, à travers lenfant et par les propos quil lui conseille, de modifier les valeurs ou le mode de vie dune famille. Ce maître " sortirait de son rôle ", " se mêlerait de ce qui ne le regarde pas ". Pour la plupart, les parents nacceptent pas quun enseignant suggère à leur enfant des propos ou des conduites sans rapport avec la scolarité, quil sagisse de conflits familiaux, dhygiène, de murs, dalimentation ou de programmes de télévision !
Un adulte qui " téléguide " les propos dun enfant nest jamais tout à fait sûr de son bon droit. Si sa tentative dinfluence est dévoilée, il risque dêtre accusé de manipulation, dingérence, de transgression des règles du jeu. Il doit donc affronter une certaine incertitude, craindre que lenfant avoue innocemment quon lui a soufflé ses propos.
Il nest pourtant pas toujours facile de savoir si un enfant parle en son propre nom ou sil est " téléguidé ". Tous les propos inspirés par les uns ou les autres ne sont pas identifiés comme tels, et inversement. En cas de conflit entre les parents et lenseignant, les propos les plus anodins peuvent être interprétés comme des " manuvres ". La communication indirecte prendra donc une importance dautant plus grande que le team des adultes est divisé.
Les adultes nont pas beaucoup de moyens de savoir si les enfants tiennent les propos qui leur sont suggérés. Car le go-between a ses propres stratégies, qui sécartent de celles des adultes et qui jouent sur les ambiguïtés de la situation. Alors que certains avouent naïvement quon leur a conseillé de dire telle ou telle chose, dautres sont assez habiles pour faire croire que les propos quils tiennent leur ont été suggérés, ce qui leur permet de dire des choses de leur cru tout en se retranchant derrière quelque inspirateur imaginaire. Dans maintes situations de communication, les propos prêtés à un tiers jouent un rôle important. Pourquoi les enfants se priveraient-ils de faire parler le tiers absent ?
Les adultes se caractérisent en général par une assez grande naïveté quant aux stratégies des enfants. Ils imaginent maîtriser la communication, alors que
Beaucoup denfants racontent à la maison ce qui sest passé en classe et inversement. Ils rapportent en particulier les jugements dont ils ont été plus ou moins explicitement lobjet. La mise en circulation de ces jugements suffit à établir une communication indirecte entre maîtres et parents. Le maître se sent évalué lorsque les parents jugent leur enfant en tant quélève, lorsquils évaluent les compétences, les manières, les humeurs quil est censé devoir à lécole. Les parents se sentent indirectement jugés plus souvent encore : ils sestiment mis en cause chaque fois que le maître évalue lexcellence scolaire, le caractère, lintelligence, lapplication, la sociabilité ou la moralité de leur enfant. Ce qui arrive pratiquement tous les jours !
Quiconque sidentifie à un proche est personnellement touché par les jugements dont il est lobjet. Les parents sont en général portés à sidentifier fortement à leur enfant, puisquils lont élevé, laiment et en sont fiers. En raillant ou en félicitant leur enfant, cest eux quon raille ou quon félicite. Les enseignants sidentifient moins vivement à leurs élèves, puisquils en ont vingt ou trente, quils ne gardent quun an ou deux. Mais il arrive quun maître sattache particulièrement à un enfant et le prenne en charge au delà de son travail scolaire. Lidentification saccroît si lenfant vit dans une famille que le maître voit divisée ou désorganisée. Lorsque lenfant lui semble mal aimé ou maltraité par ses parents, lorsquil a limpression de pouvoir lui offrir un appui et une sécurité quil ne trouve pas dans sa famille, les rôles peuvent se renverser : le maître " adopte " en quelque sorte lenfant, défend ses intérêts, se " substituant " à la famille si elle lui paraît indifférente ou impuissante, la combattant si elle lui semble rendre lenfant " fou " ou malheureux. Sans en arriver à ce degré didentification, beaucoup de maîtres ont à cur que leurs élèves ne soient pas mal jugés par leurs parents, en particulier dans les domaines où la responsabilité de lécole est engagée : les savoirs, la culture générale, mais aussi le sens de lorganisation, le goût du travail ou la politesse.
Des jugements réciproques
Lécole est par définition une " machine à évaluer ". Les jugements quelle fabrique (Perrenoud, 1984) nengagent pas seulement le maître qui les énonce, mais linstitution au nom de laquelle il juge. Loin dêtre une simple opinion, le jugement de lécole a " force de loi " et commande des décisions qui simposent aux élèves et à leurs parents, par exemple un travail supplémentaire en cas de mauvaise performance, une punition pour mauvaise conduite, ou encore lenvoi en cours dappui, le passage dans une autre classe, le redoublement, lexclusion de lécole ou une (ré) orientation défavorable. Si leur enfant ne se conforme pas aux attentes du maître, les parents ont très vite le sentiment de navoir pas fait " tout ce quil fallait ". Si le maître dit à lenfant Tu es vraiment trop bête !, les parents entendent, idéologie du don oblige, Il est à votre image. Si son fils dit en revenant de lécole Le maître sest moqué de moi parce que javais les ongles tout noirs, la mère de famille reçoit cette moquerie comme un désaveu et comme une incitation à mieux veiller à la propreté de son enfant. Sil dit Le maître pense que je ne ferai jamais rien de bon, que je suis vraiment trop paresseux, les parents entendent Vous navez pas su lui inculquer le goût de leffort et lui donner des ambitions.
Lopinion des parents sur lécole a moins de poids. Elle peut plus facilement être ignorée ou disqualifiée. Même lorsque des parents jugent très sévèrement ce que lécole fait de leur enfant, ce jugement na pas la publicité, la légitimité, les conséquences de lévaluation scolaire. Néanmoins, beaucoup de maîtres se sentent individuellement mis en cause pas les jugements des parents.
Le bon usage des jugements
Nombre de jugements sont portés sur le vif, parfois à lemporte-pièce. Incriminer lécole, respectivement la famille, peut être une façon de rejeter ou de partager les responsabilités. Ladulte qui énonce, dans lénervement ou sur le ton de la plaisanterie, quelque jugement catégorique est souvent à mille lieues de penser que lenfant va le retenir et en faire état, parfois bien plus tard. Lorsque cela arrive, cest parfois par accident. Mais la circulation des jugements obéit aussi à des raisons stratégiques. Un enfant peut se défendre ou à se faire valoir en faisant état dun jugement en sa faveur. Quil rapporte un jugement positif, au moment qui sert le mieux ses intérêts, rien nest plus normal. Certains enfants rapportent aussi des jugements qui les présentent sous un jour défavorable : il y a ceux qui racontent presque tout ce qui leur arrive, par besoin de communiquer, même lorsque cela leur attire des ennuis. Dautres prennent les devants, préférant présenter les choses à leur manière avant que le maître ne sadresse directement à leurs parents. Ceux qui se sentent injustement dévalorisés par le jugement du maître cherchent auprès de leurs parents un réconfort et un geste de solidarité. Dautres encore, accusés de quelque méfait, font rejaillir laccusation le vrai coupable. Lenfant peut aussi rapporter un jugement dont il na pas saisi clairement le sens ou la portée, par exemple parce que les mots utilisés par le maître ne veulent pas dire grand chose pour lui La maîtresse a dit que jétais complètement dyslexique ou Maman, le maître a dit que javais pas inventé la poudre quest-ce que ça veut dire ?
À lécole, des mécanismes analogues sont à luvre. Beaucoup denfants ont conscience de faire plaisir à leur maître sils lui rapportent les jugements positifs de leurs parents : Mes parents trouvent que jai fait beaucoup de progrès en lecture depuis le début de lannée &emdash; Mon père était très content, il ma dit que javais bien appris à me débrouiller seul pour mon travail scolaire &emdash; Mes parents trouvent que je suis beaucoup plus calme depuis que je suis dans cette classe. Lorsque les enfants font état de jugements négatifs, cest parfois pour embarrasser lenseignant ou lui être désagréable, parfois parce que cest une façon détournée dexprimer une opinion personnelle : Mon père, il ma dit que je devenais paresseuse, parce quen classe on travaille beaucoup moins que lannée dernière &emdash; Maman, elle dit que je parle de plus en plus mal, parce quon ne nous corrige pas assez à lécole &emdash; Mes parents mont dit que si je suis nul en calcul mental, cest parce quon nen fait pas assez en classe. Le On se demande ce quon vous apprend à lécole est la revanche rituelle des parents qui prennent leur enfant en flagrant délit dignorance ! Cest parfois pure rhétorique, façon dexprimer une humeur. Mais il suffit que lenfant prenne le propos au sérieux et juge bon de le rapporter
Quelles que soient ses causes, la mise en circulation des jugements établit une forme de communication indirecte entre la famille et lécole, parfois génératrice de conflits et de malentendus, parfois de sentiments positifs.
Ce que lenfant dit de lécole dans sa famille, ou de sa famille à lécole, ne se limite pas aux jugements quil rapporte. Lorsquil revient de lécole, lenfant parle souvent de ce qui sest passé dans la journée, de ses angoisses, de ses plaisirs, de ce qui la ennuyé ou intéressé, de ses amitiés ou de ses conflits, de ce quil a entendu, vu, fait, reçu et de ses réactions. Certains enfants content leurs faits et gestes par le menu, alors que dautres ne disent presque rien de ce quils vivent à lécole, même lorsquil sagit dévénements dramatiques ou très heureux. De leur côté, les parents sollicitent très inégalement leurs enfants. Sans ignorer ces différences, le maître ne sait pas exactement ce que ses élèves racontent à leurs parents. Dans le doute, chaque élève lui paraît un témoin possible de scènes qui pourraient être mal comprises ou être aux yeux des parents contraires au programme, au règlement, à la déontologie ou au sens commun.
Dans la majorité des classes, comme dans la plupart des lieux de travail, tout en respectant " en gros " les règles, on se permet de petites entorses, certains retards, certains expédients liés moins à un manque de sérieux professionnel quà la complexité de la tâche, au manque de temps, à limpossibilité de tout prévoir et de tout maîtriser. Par exemple, dans le feu de laction, un maître peut ne pas sapercevoir quun élève a quitté la classe au milieu dune activité. Si on le retrouve sous les roues dun camion, cest un scandale. Dans les autres cas, on fait comme sil ne sétait rien passé ! Sauf si dautres élèves ont la malencontreuse idée den parler à leurs parents Le maître se sent observé par les enfants et, à travers eux, par les parents. Injustices, gestes de violence, colères démesurées, passages à vide, chahuts, moments de désorganisation, incohérences dans lévaluation néchappent pas aux élèves perspicaces. Comment être sûr quaucun deux, par malveillance ou en toute naïveté, ne racontera pas la scène à ses parents ? Perspective dautant plus navrante que le maître présente à ses collègues une façade irréprochable.
La visibilité, laccès aux " coulisses " est une forme de communication involontaire entre le maître et les parents. Il ne sagit plus alors de véritables messages, mais du regard indirect des parents sur la réalité de la classe. Tous les maîtres nont pas également le sentiment dêtre exposés au regard des élèves et à travers eux des parents. Il faut faire en ce domaine une large part aux fantasmes : beaucoup de choses passent inaperçues ou paraissent anodines, alors même que lenseignant a le sentiment davoir perdu la maîtrise des événements. Lorsque les enfants sen rendent compte, ils ne se soucient pas tous den parler à leurs parents. Mais le maître ne sait jamais exactement ce que les élèves ont perçu, ce quils ont compris et ce quils vont raconter. On peut évoquer à ce propos la surveillance panoptique dont parle Foucault (1975) à propos des prisons : le dispositif permet aux gardiens dobserver chaque détenu en permanence et à son insu. Ignorant sil est présentement observé, un prisonnier devient dépendant de ses propres angoisses. Certains se sentent constamment observés, alors que dautres plus insouciants, font comme si le surveillant regardait ailleurs. Le maître se trouve, par rapport à ses élèves dans une situation analogue : potentiellement, tout ce qui se passe en classe peut être porté à la connaissance des parents et parfois, à travers eux, de lautorité scolaire. Sil est dun naturel anxieux, le maître aura limpression de travailler constamment " sous les feux de la rampe " ; il se rongera les sangs si, une fois ou lautre, il perd la maîtrise de la situation. Dautres maîtres ne sen soucient guère.
Secrets de famille
Le mécanisme fonctionne en sens inverse : les enfants racontent en classe une partie de ce qui leur arrive à la maison. Le nombre délèves, laccent mis sur le travail scolaire et sa discrétion personnelle ou professionnelle conduisent le maître à ne pas questionner systématiquement les enfants sur ce quils vivent dans leur famille et à limiter le temps et les occasions qui leur permettraient de le raconter spontanément. Cependant, un enfant ne vit pas vingt-cinq à trente heures par semaine à lécole sans rien dire de sa vie de famille. Certaines activités y inclinent plus que dautres : dans toutes les discussions qui portent sur des sujets " peu scolaires ", par exemple la justice, les accidents de la route, lalcool, la télévision, la mode, la santé, lhygiène, lalimentation, la conduite automobile, les relations de parenté, largent, beaucoup denfants amènent volontiers des exemples empruntés à leur vécu familial. Dautres moments sont favorables à ce genre de " confidences " : les courses décole, les promenades, les moments de relative détente où le maître a le temps de bavarder avec quelques élèves dautre chose que du travail scolaire proprement dit. À nouveau, notons les différences : certains maîtres sintéressent très peu à la vie de famille de leurs élèves, alors que dautres trouvent très important den savoir plus pour comprendre les enfants quils ont en face deux. Certains maîtres sinterdisent toute conversation touchant à des sujets dordre privé, alors que dautres considèrent quon ne peut pas favoriser le développement intellectuel et lépanouissement dune personne, ni même la maîtrise de la langue, en considérant comme tabous tous les sujets qui touchent à la vie quotidienne, parmi lesquels beaucoup impliquent plus ou moins directement la famille de lenfant.
Les enfants nont souvent pas conscience de dévoiler des secrets ou de trahir une intimité, mais il leur arrive pourtant de donner des informations qui vont bien au delà de ce que les parents souhaiteraient faire savoir. Ces derniers, pour leur part, ont fort inégalement conscience du fait que certains aspects de leur vie familiale peuvent être dévoilés en classe. Beaucoup dentre eux nimaginent pas très concrètement la nature et le ton des conversations qui y ont cours. Certains prêtent à leurs enfants la réserve dont ils font preuve personnellement. Ils sont donc sidérés le jour où ils apprennent que leur enfant a raconté en classe, par exemple, que sa famille a des difficultés financières, que sa mère suit un régime amaigrissant, que son frère aîné se drogue ou que son père vit chez une amie.
Si les enfants trahissent, parfois innocemment, parfois sciemment, ce que les adultes considèrent comme des " secrets de famille ", il va de soi quils parlent avec plus de naturel encore de ce quils mangent, des maladies des uns et des autres, des nouveaux meubles du salon, de ce quon regarde à la télévision, des projets de vacances, des colères du père ou du goût de la mère pour les romans-photos. Toutes choses que les parents ne souhaitent pas nécessairement voir divulguer en leur absence et surtout dune façon qui échappe à leur contrôle.
Les enfants ne sont pas moins soucieux que les adultes de la respectabilité de leur famille, mais ils nont pas la même perception de ce qui peut discréditer leurs parents dans lesprit des enseignants. Les parents enseignent aux enfants quil nest pas bon de tout dire hors du cercle de famille. Mais il est difficile de faire comprendre à un enfant que ce qui se pratique couramment et avec naturel en famille, par exemple dans le domaine de lhygiène, du ménage, du partage des tâches, des contacts physiques, pourrait être jugé vulgaire ou immoral selon dautres normes. Le souci de préserver son intimité varie selon le degré de marginalité de la famille, selon quelle est dominée ou non par le sentiment davoir des choses à cacher, selon sa conception de la vie privée. Mais peu de parents peuvent rester indifférents à lidée que ce quils vivent de plus privé puisse être raconté en classe.
On a affaire ici à un registre particulier de communication : il ny a pas intention de communiquer, mais mise en circulation, à travers lenfant, dune information quautrui captera à linsu ou au corps défendant des intéressés. Par le fait quil appartient aux deux univers et développe une double solidarité, lenfant fonctionne un peu comme un agent double, qui introduit des fissures dans la sphère intime de la famille aussi bien que dans la vie " protégée " du groupe-classe.
Lenfant peut mettre parents et enseignants en communication dune façon encore moins consciente, encore plus éloignée de la transmission délibérée dun message. Chaque jour il revient de lécole dans un certain état physique et mental, plus ou moins excité, fatigué, anxieux, frustré, révolté, désabusé ou au contraire, joyeux et ravi de sa journée. Il peut de même afficher plus ou moins clairement ses sentiments ou ses dispositions desprit lorsquil sapprête à retourner à lécole. Les parents qui observent attentivement leur enfant nont pas grand mal à deviner quil sest passé quelque chose. Pour confirmer leur impression, ils peuvent linterroger ou tirer parti de son récit spontané. Ce nest pas toujours nécessaire : avec lhabitude, les parents décodent certaines émotions et certains états desprit à partir dautres indices : lenfant revient à une heure inhabituelle, les yeux rouges ou lair tendu ; il jette son cartable dans un coin, se plaint davoir mal au ventre ou de souffrir de migraine, ne mange pas autant de signes qui ne trompent pas.
Le maître, lui, accueille des enfants qui doivent à leur vécu familial des sentiments, un état physique et mental, des humeurs qui vont en partie conditionner leur travail scolaire, leur comportement, leur mode dintégration au groupe-classe. Lorsquun maître attribue la fatigue dun élève à un trop long week-end en voiture ou à une soirée passée jusquà minuit devant la télévision, cette fatigue est non seulement un obstacle au travail scolaire, mais une sorte de message des parents, lexpression de ce quils sont, de leurs valeurs, de leur mode de vie, de leur attitude désinvolte à légard de lécole. De même lorsquun élève vient à lécole battu, sous-alimenté, malade, ou encore mal habillé, sale, dépourvu de ses affaires ou de très mauvaise humeur.
Un enfant est aussi porteur de caractéristiques plus stables : sa personnalité, son capital culturel, ses attitudes, ses habitudes, ses intérêts, ses aspirations, sa manière dêtre avec autrui, sa façon de communiquer, son stade de développement intellectuel. Toutes choses quon se représente, au moins intuitivement, comme fonction dattitudes éducatives autant que de conditions de vie. Lenfant nest plus alors messager. Il est lui-même le message ; il exprime son milieu familial sans le vouloir, par ce quil est.
En contrepartie, il exprime son milieu scolaire en famille. En cherchant à expliquer les inégalités de réussite scolaire, on a souvent mis laccent sur ce que les enfants héritent de leur famille : image de soi, envie dapprendre, capital culturel, personnalité, compétences. Certaines influences, ne loublions pas, sexercent dans lautre sens : à partir de trois ou quatre ans et jusquà lâge adulte, les jeunes passent des milliers dheures à lécole : ils en sont graduellement mais profondément changés. Cela concerne les apprentissages prévus par le curriculum formel, mais aussi ceux qui relèvent de lexpérience de vie dans un groupe-classe ou un établissement scolaire, ce que jappelle le curriculum réel (Perrenoud, 1984), qui est partiellement caché ou simplement moins explicite que les acquis scolaires classiques. À lécole, on intériorise des valeurs, des attitudes, des fragments didéologies, des normes de conduite, des modes de relation ; autant dacquis qui font de lenfant lexpression de lécole dans sa famille.
Hameline (1986) nous indique tant la fatalité du discours métaphorique, sagissant déducation, que ses pièges. Ce qui est " codé " dans lhumeur, létat desprit, la personnalité ou le capital culturel dun enfant nest pas un véritable message, faute dêtre émis comme tel et de correspondre à une intention de communiquer. Mais engendrer et éduquer un enfant, nest-ce pas une façon de sexprimer ? Kellerhals et Pasini (1976) soulignent limportance des motivations narcissiques à la procréation et présentent lenfant comme un miroir et un symbole du couple, de son amour, de sa capacité à créer un être neuf doté de toutes les perfections. Pour certains couples, mettre au monde et élever un enfant est une façon de communiquer avec le monde, dexprimer ce à quoi on tient le plus, ce qui mérite dêtre développé chez un être neuf. Plus banalement, la plupart des parents ont conscience dêtre jugés à travers leurs enfants, qui leur feront honte ou honneur selon la façon dont ils se conduisent. De là à considérer lenfant comme un " message " envoyé par des adultes à dautres adultes, il ny a quun pas Un enseignant se défait difficilement du sentiment que lenfant exprime les attitudes, les valeurs, les habitudes de ses parents plus complètement et plus sincèrement quils ne le feront jamais dans un face à face.
La communication qui sétablit à travers lenfant prend diverses formes. Nous avons examiné successivement : i. la participation aux rencontres entre maîtres et parents ; ii. linterprétation des messages écrits ; iii. la transmission des messages oraux ; iv. les propos " téléguidés " ; v. la circulation des jugements ; vi. les failles dans la sphère privé ; vii. lenfant expression dun milieu de vie.
Cet inventaire ne prétend pas reconstituer la réalité de la communication, ne serait-ce que parce que le même événement fait souvent lobjet de communications où se mêlent dialogue direct, échange de messages, circulation des jugements, informations dérobées. Dans la vie, chacun utilise, pour construire une représentation de lautre, tous les moyens et toutes les sources disponibles.
Mon propos voulait surtout montrer aussi concrètement que possible, quentre la famille et lécole on ne saurait réduire la communication aux entretiens entre maîtres et parents, aux réunions, aux classes ouvertes et à dautres formes de participation et de contacts. Aussi soutenues soient-elles, ces communications directes ne sont que la partie visible déchanges qui sont, pour le reste, médiatisés par lenfant messager et " message ".
Pourquoi le nommer go-between ? Parce que cela nous rappelle que, comme le jeune garçon du film de Joseph Losey, lenfant va et vient entre deux mondes. De lune à lautre, il fait passer tout ce quun être humain peut capter, filtrer, restituer en vertu de son équation personnelle mais aussi de ses stratégies. Les ingénieurs parlent de relais, les informaticiens dinterface, les parapsychologues de medium. Le go-between, de façon plus imagée, est tout cela à la fois. Mais cest aussi et dabord un acteur !
Les stratégies du go-between
Loin dêtre un medium neutre, lenfant intervient sélectivement et activement dans la communication entre maîtres et parents. Il peut ou non demander à être associé aux rencontres. Sil est présent, sa participation ne se conforme pas toujours aux attentes des adultes ; il reste parfois plus silencieux ou passif quon ne le voudrait, alors quen dautres circonstances il intervient sans quon ly ait invité et dune façon qui contrarie ou déconcerte les adultes. Quand on lui confie un message, il joue aussi ses propres cartes. Parfois, il oublie, il censure, il invente. Et surtout, il pèse sur linterprétation des messages dont on le charge dans le sens de ses intérêts du moment, pour jeter de lhuile sur le feu ou pour réconcilier ses parents et ses maîtres, pour se faire oublier ou se mettre en valeur. Quant aux suggestions quon lui fait de tenir tel ou tel propos à ses parents, respectivement à ses maîtres, il reste libre de leur donner suite. Il peut même feindre de suivre les conseils et agir en réalité à sa guise. Les parents ont peu de moyens de savoir exactement ce que leur enfant dit et fait en classe, et à linverse le maître est réduit à des suppositions sur son attitude à la maison.
Lenfant peut choisir de rapporter les jugements dont il est lobjet ou de les garder pour lui ; il peut restituer plus ou moins fidèlement le contexte, dramatiser ou minimiser la portée dun jugement, le mettre en scène pour susciter lindignation, ladmiration, la solidarité, le rire. La façon dont lenfant " trahit " lintimité de sa famille ou de son groupe-classe dépend non seulement de la situation, mais des stratégies quil mène. Sil divulgue certains " secrets " par inadvertance, il peut aussi agir sciemment, pour se rendre intéressant, pour " se venger ", pour se défendre devant une accusation. Go-between, lenfant conduit ses propres stratégies ; il prend des risques, forme des projets ; il gère des conflits et des alliances ; il discute, il négocie, il décide, à linstar de nimporte quel adulte.
Au fond, les parents et les maîtres savent très bien que lenfant est un acteur. Pourtant, même sils valorisent son autonomie, ils ne lui reconnaissent pas toujours le droit de mener ses propres stratégies, surtout lorsquelles sopposent à leurs projets. Dans le discours de la plupart des éducateurs, lenfant idéal est celui qui, tout en restant actif, accepte fondamentalement le pouvoir des adultes, qui prétendent lexercer pour son bien. Cest pourquoi ils dénient souvent à lenfant le droit dêtre un acteur à part entière. Lorsquil affiche son " autonomie stratégique ", on le traite volontiers comme un " déviant ", immature ou au contraire " trop adulte pour son âge ".
En traitant lenfant comme un acteur à part entière, la sociologie ne suggère pas quil mène constamment des stratégies bien réfléchies et toujours efficaces. Avoir des stratégies nest pas forcément avoir de bonnes stratégies. En outre, si lenfant met souvent son action au service de certains intérêts ou de certains projets, rien ne permet daffirmer quil pense constamment la communication entre ses parents et ses maîtres dans une perspective stratégique. Souvent, sil la perturbe ou la facilite, ce nest pas délibérément, mais parce quil poursuit dautres buts. Lenfant na pas toujours conscience de son pouvoir et il ne sen sert pas toujours à son avantage.
Analyser les relations entre la famille et lécole telles quelles sétablissent à travers lenfant est indispensable pour progresser dans lexplication de léchec scolaire en termes de distance culturelle ou de conflits de valeurs, dintérêts ou de stratégies entre maîtres et parents. Cest sous cet angle que beaucoup des observations utilisées ici ont été recueillies (Perrenoud, 1982, 1984). Si jai tenté de les réorganiser sans référence explicite à léchec scolaire, cest pour contribuer au débat ouvert en maints endroits sur les relations entre les familles et lécole (Montandon & Favre, 1986).
Ce débat me semble souvent se limiter aux diverses formes de contacts directs. Or ces contacts ont pour toile de fond un faisceau très dense de relations médiatisées par lenfant. Cest de lensemble de leurs relations que maîtres et parents dressent périodiquement le bilan, séparément ou en commun. Si ce bilan nest pas satisfaisant, de lavis de lune ou lautre des parties, il ne suffira pas de multiplier les contacts directs entre parents et enseignants, les classes ouvertes ou les fêtes. Sans être inutile, cela ne saurait neutraliser ou inverser ce qui se joue au jour le jour. Entre maîtres et parents, le principal moyen de communication reste le go-between !
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