Source et copyright à la fin du texte

 

in Montandon, C. et Perrenoud, Ph. (dir.) Entre parents et enseignants : un dialogue impossible ?, Berne, Lang, 1987 (rééd. 1994), chapitre 3.

 

 

 

Ce que l’école fait
aux familles : inventaire

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1987

Sommaire

 I. Temps familial et temps des études

II. Vivre près d’une école : le rapport à l’espace

III. Budget familial et scolarisation

IV. Travail scolaire et travail pour l’école

V. Contrôle des conduites et attentes de l’école

VI. L’éducation encadrée

VII. La famille dépossédée de ses enfants

VIII. Vivre l’école au jour le jour

IX. La famille jugée

X. Une faille dans la sphère privée

XI. La famille prise au piège scolaire

XII. L’insertion dans un réseau de sociabilité

XIII. Ce que les familles font de ce que l’école leur fait

XIV. Paratonnerre ou amplificateur ?

Références


Dans notre société, le destin d’une famille est pour une part lié à la scolarité de ses enfants. Dès leur naissance, parfois avant, l’école pointe à l’horizon familial. Puis elle devient, pour dix, quinze ou vingt ans, quarante semaines par an, cinq ou six jours par semaine, une composante de la vie quotidienne. Pendant que ses enfants progressent dans le cursus, la famille s’organise en partie, bon gré mal gré, en fonction des horaires, des échéances et des exigences fixées par l’école, des dépenses et du travail qu’elle exige, des jugements qu’elle porte, des décisions qu’elle prend, des tensions et des espoirs qu’elle fait naître chez l’enfant et ses proches.

Pour analyser ce que l’école fait aux familles, il faut d’abord reconnaître que toutes ne vivent pas de la même façon la scolarité de leurs enfants : expérience heureuse pour certaines, l’école est pour d’autres un calvaire, une suite de conflits ou d’humiliations. Pour le plus grand nombre, la scolarité fait partie de la vie quotidienne à tel point qu’on n’a plus guère conscience des contraintes et des influences qu’on lui doit.

Un système ouvert

Une famille est par excellence un système ouvert, que tout ou partie de ses membres quittent chaque jour ou presque pour se rendre au travail ou à l’école, faire des achats, rencontrer des amis, participer à la vie associative ou s’adonner à divers loisirs. La vie familiale s’organise donc nécessairement en fonction de ces allées et venues ; la famille vit, affectivement et matériellement, des investissements externes de ses membres, mais ce sont aussi des sources de contraintes et d’inégalités. Tous les membres d’une famille n’ont pas des engagements externes aussi légitimes, tous n’amènent pas les mêmes ressources, ne répercutent pas les mêmes tensions. Ceux qui ont le moins d’engagements extérieurs assument souvent l’essentiel du travail ménager et doivent s’adapter aux rythmes et aux besoins des autres. Toute famille est donc condamnée, sous peine d’éclatement, à trouver un modus vivendi permettant de concilier ouverture et fermeture, liberté des personnes et intégration du groupe.

L’école représente, comme une activité professionnelle, un engagement externe de longue durée, qui absorbe beaucoup d’énergie et met en jeu l’enfant dans son entier. La scolarisation pèse inévitablement d’un grand poids dans la vie familiale. Elle affecte la famille au-delà de la simple solidarité par laquelle ce qui arrive à l’un de ses membres touche indirectement les autres. Les parents sont réputés légalement et moralement responsables de leurs enfants mineurs. Le droit de la famille, les lois sur l’instruction publique et la protection de la jeunesse leur donnent un rôle primordial. Ce rôle légal coïncide assez largement avec l’image que la plupart des adultes se font des droits et devoirs des parents en matière d’éducation et de contrôle social. Si bien que ce qui se passe à l’école est socialement défini comme leur affaire autant que celle de l’enfant. Même s’ils ont peu de contacts directs avec l’école, la réussite scolaire de leur enfant est en partie leur réussite, son échec, leur échec. Ils sont non seulement solidaires, ils sont personnellement impliqués. Or ils détiennent un large pouvoir dans le groupe familial. Ils peuvent donc, plus que d’autres membres de la famille, traduire leurs représentations, leurs espoirs, leurs angoisses ou leurs projets en décisions ou en habitudes affectant la famille dans son ensemble. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, ce sont les parents qui peuvent décider que la télévision nuit au travail scolaire, donc qu’il faut en réglementer l’usage. De telles décisions affectent les habitudes de loisirs de toute la famille, mais aussi la nature des échanges en son sein.

Un système parfois divisé

Considérer la famille comme un système ne conduit pas à affirmer son unité. Les enfants et les parents n’ont pas les mêmes intérêts, le même pouvoir, les mêmes stratégies. Le père et la mère ne présentent pas toujours un front uni. S’ils sont en conflit, à propos de l’éducation ou pour d’autres raisons, l’enfant peut devenir l’enjeu de luttes d’influence. Il peut être sommé de choisir son " camp " ou condamné à jouer les médiateurs entre son père et sa mère. C’est fréquent lorsque les parents sont séparés plus ou moins officiellement. Mais cela se produit aussi lorsqu’ils vivent sous le même toit dans une relation de conflit ou de faible communication. Ainsi ces situations où le père dit à l’enfant, en présence de la mère : " Dis à ta mère que… ". L’enfant peut être une " balle " qu’on se renvoie non seulement entre l’école et la famille, mais entre père et mère. Les enseignants se rendent alors bien compte qu’ils n’ont pas affaire à un " bloc parental ", mais à deux individus qui ont des attitudes, des pratiques et des attentes différentes à l’égard de l’école. Père et mère n’ont en général pas les mêmes rôles, le même pouvoir, le même rapport à l’enfant, les mêmes tâches éducatives ; ils ne sont pas également présents à la maison lorsque l’enfant part à l’école ou en revient. Dans l’enseignement primaire, les maîtres sont habitués à rencontrer plus souvent les mères que les pères, ce qui suggère une certaine " division du travail " dans les relations de la famille " traditionnelle " avec l’école. Traiter la famille comme un système, c’est donc la constituer non en acteur monolithique, mais en groupe traversé par des différences et des tensions, au sein duquel, à sa façon et avec ses moyens, chacun cherche à exercer une influence sur l’ensemble, ne serait-ce que pour préserver ses intérêts.

Des familles fort diverses

Il faut tenir compte aussi de la diversité des structures familiales, des familles monoparentales aux communautés élargies de divers types. Comme le constatent les sociologues de la famille aussi bien que les législateurs, il est difficile de donner une définition simple de la famille, tant se diversifient les formes de coexistence d’enfants et d’adultes dont les liens biologiques, juridiques, économiques et sentimentaux se laissent de moins en moins enfermer dans une formule unique : la famille nucléaire " classique ", formée d’un couple marié et de leurs enfants, n’est plus qu’une forme parmi d’autres. Je considérerai dans ce qui suit que la famille d’un élève est le groupe dans lequel il vit et au sein duquel se trouve au moins un adulte réputé responsable de son éducation et de sa scolarité.

Même lorsque la famille compte père et mère, ce ne sont pas toujours eux qui assument les plus fortes responsabilités, mais une grand-mère, un aîné, voire l’enfant scolarisé lui-même s’il est le plus valide, le mieux informé ou intégré. Dans les familles immigrées par exemple, il n’est pas rare que les aînés connaissent mieux que leurs parents la langue du pays et son système scolaire ; ils deviennent alors les interlocuteurs directs des enseignants, pour eux-mêmes ou pour leurs cadets. Même dans les familles établies de longue date, on ne peut mettre entre parenthèses les autres enfants. Les aînés ont en particulier une expérience du système scolaire plus récente que leurs parents, ils connaissent mieux les normes, les programmes, les maîtres, les filières secondaires. Ils sont aussi moins naïfs et savent faire, dans ce que disent leurs cadets, la part de la stratégie. Le rôle des aînés s’accroît lorsque les parents sont peu disponibles, par exemple du fait de leur travail ou de leur état de santé. Ils délèguent alors explicitement une partie de leurs tâches au grand frère ou à la grande sœur : envoyer les cadets à l’école, surveiller leurs devoirs, aller voir le maître.

En un mot il existe DES familles, diverses par leur composition et leur structure, et plus encore par leurs conditions de vie, leurs valeurs, leur mode de fonctionnement ; à ces familles différentes, l’école ne saurait faire la même chose.

Même ce qu’elle fait à chacune d’elles en particulier est une réalité changeante, ambivalente : le rapport à l’école peut fluctuer au gré des événements familiaux ou scolaires, évoluer au fil de la progression des enfants dans le cursus. Il peut être contradictoire : certains parents vivent l’école à la fois comme contraignante, frustrante, stressante sous certains aspects et comme structurante, libératrice, positive sous d’autres aspects. Cette ambivalence s’accroît si la famille compte plusieurs enfants qui vivent des expériences scolaires contrastées. Peut-on dès lors décrire ce que l’école fait aux familles autrement que sous les couleurs d’une infinie diversité, de singularités ineffables ?

 Classes sociales et paradigme familial

La sociologie n’a pas l’ambition de saisir toute la réalité, de restituer toute la richesse de l’expérience vécue par chacune. Elle traque des ressemblances ou des régularités, elle cherche à mettre de l’ordre dans la diversité et à l’expliquer. Si l’école ne fait pas la même chose à toutes les familles, ce n’est pas le seul fait du hasard, quand bien même il joue un certain rôle… On peut espérer expliquer une large part ce que l’école fait aux familles en tenant compte : 1. de la position de la famille dans la stratification sociale (condition et culture " de classe ") ; 2. des règles explicites ou implicites de fonctionnement du groupe familial (voir le dernier chapitre de cet ouvrage, dans lequel Cl. Montandon analyse la notion de paradigme familial) ; 3. des expériences concrètes de l’école (réussite, intégration, relation avec les maîtres, climat de la classe et de l’établissement).

Comme on le pressent, ces trois ordres de réalité ne sont pas totalement indépendants : dans telle classe sociale, tel paradigme familial ou telle réussite scolaire sont plus ou moins probables. Mais gardons-nous de schématiser : les familles appartenant aux classes privilégiées ne fonctionnent pas selon un paradigme unique et leurs enfants ne brillent pas tous à l’école. À l’inverse, tous les enfants des classes populaires ne sont pas voués à l’échec et ne vivent pas dans une famille " typiquement ouvrière ", à supposer qu’un tel type soit encore identifiable de nos jours. Quant au paradigme familial, Cl. Montandon montre au chapitre IV de cet ouvrage qu’il présente une certaine autonomie par rapport à l’appartenance à une classe sociale.

Combinés, paradigme familial et condition de classe ne déterminent pas complètement la carrière scolaire des enfants. Preuves en soient les différences observées entre enfants de la même famille : tous n’abordent pas la scolarité élémentaire avec des attitudes, des ressources, des stratégies identiques ; et surtout, chacun " vit sa vie " : une carrière scolaire s’enchaîne, avec des ruptures, des cercles vicieux, des processus cumulatifs. Ce qui arrive à un enfant n’est pas déductible de ses caractéristiques personnelles et de celles de école. Leur interaction engendre une dialectique complexe, qui fait la diversité des biographies individuelles.

Aucune expérience scolaire n’est intégralement " programmée " par la condition sociale de la famille ou son mode de fonctionnement. Chaque famille doit, en matière scolaire, s’adapter à une part d’imprévu. Les aléas de la scolarisation modifient d’ailleurs en retour, peu ou prou, sa culture et son mode de fonctionnement.

Naviguant entre deux écueils - enfermer la réalité dans des schémas rigides ou se perdre dans sa complexité - le présent essai n’est qu’un début. Il se fonde sur plusieurs années d’observation-participante dans des classes. Je pars donc de l’école. Un sociologue de la famille aborderait le problème tout autrement. Les approches, loin de s’opposer, me paraissent complémentaires. Car pour procéder à l’inventaire de ce que l’école fait aux familles, on doit disposer d’une représentation des contenus et des formes de la vie scolaire ; elle seule peut nous renseigner sur les influences et les contraintes, matérielles ou symboliques, que l’école exerce au jour le jour sur toutes les familles ou sur certaines d’entre elles.

Ce que l’école fait aux enfants

Si l’école fait " quelque chose " aux familles, c’est bien sûr parce qu’elle fait d’abord " quelque chose " aux enfants ! Or que savons-nous de ce que l’enfant vit à l’école ? Nous manquons de travaux décrivant l’expérience scolaire quotidienne des élèves. Les approches telles que celles de S. Mollo (1975) ou de Gilly (1980), fort intéressantes, éclairent les discours ou les représentations des enfants plus que la vie en classe. Quant aux recherches psychopédagogiques, elles sont souvent centrées sur les apprentissages plutôt que sur la vie quotidienne des élèves. On étudie habituellement leur développement, leurs acquis scolaires, leur autonomie, leur intégration dans le groupe-classe. Or ce qui m’importe ici, c’est l’ensemble des effets que l’école produit au jour le jour sur les enfants et à travers eux sur leurs familles. Faute d’un inventaire déjà constitué dans cette perspective, je tenterai, chaque fois que ce sera nécessaire, de rappeler, pour une part en me référant à des observations explicitées plus largement ailleurs (Perrenoud, 1982, l984, 1986), tel ou tel aspect du fonctionnement de l’école, de décrire ses effets probables sur les enfants, puis de revenir à la famille comme système.

Comment organiser l’inventaire des effets possibles de la scolarisation sur tout ou partie des familles ? Faute d’une typologie établie et d’une théorie directement utilisable des relations entre systèmes, j’ai procédé de façon assez empirique, en distinguant douze modalités d’influence de l’école sur la famille. Selon chacune, en raison même de la diversité déjà évoquée, il conviendra d’envisager des effets contradictoires. On ne pourra cerner leur réalité et leur généralité qu’à travers des recherches empiriques dans les familles, dans le sens esquissé par Cl. Montandon dans cet ouvrage (voir aussi Troutot & Montandon, 1986). Je me bornerai, sans esprit de système, à indiquer certains effets probables et à avancer quelques hypothèses sur leurs liens avec le fonctionnement de la famille, sa position sociale ou la trajectoire scolaire de ses enfants.


I. Temps familial et temps des études

L’école rythme la vie des élèves et à travers eux des familles. Le temps des études (Verret, 1975) est une phase du cycle de vie, à laquelle nul n’échappe dans une société scolarisée, d’abord comme élève, plus tard, très souvent, comme mère ou père de famille. Pendant dix ans au moins, parfois pendant plus de vingt ans si elle a plusieurs enfants et s’ils font des études longues, une famille compte le temps en " années scolaires " et pense l’avenir, pour une part, comme une progression dans le cursus.

Découpant l’enfance en années scolaires, divisant l’année en semaines de travail et en semaines de vacances, fixant l’emploi du temps de la semaine et de la journée scolaires, l’enseignement induit de fortes contraintes pour l’organisation familiale. Une partie des adultes salariés peuvent aménager leur temps de travail en fonction de leurs besoins : temps partiel, congés, heures supplémentaires compensées, morcellement des vacances et choix des dates, horaire individualisé ou même horaire variable. Dans le domaine professionnel, aussi variable inégale soit-elle d’un métier à l’autre, la flexibilité, tend à s’accroître. Les horaires des écoliers restent rigides, leur temps de travail presque constant, si bien que le temps scolaire est pour certaines familles la contrainte la plus forte et la moins négociable.

Les contraintes temporelles les plus visibles portent sur les heures de présence à l’école et temps de déplacement. La concentration des établissements dans les agglomérations importantes et les regroupements scolaires en campagne imposent à certains enfants, matin et soir, de très grands déplacements. Parfois la famille vit si loin des écoles qu’elle choisit de placer ses enfants en internat, ce qui limite les déplacements aux week-ends et aux vacances, mais entraîne une séparation durable et une prise en charge " totale " (Goffman, 1968) de l’élève qui s’étend au delà des heures de classe, aux devoirs, aux repas, aux loisirs, aux rites religieux, au sommeil et à la toilette.

Contraintes indirectes

Je ne puis approfondir l’analyse de ce que fait l’internat aux enfants et aux familles. Il libère la famille de certains soucis quotidiens, mais c’est pour l’affecter autrement. Revenons aux situations les plus courantes dans l’enseignement obligatoire. L’école exerce une influence sur l’emploi du temps de la famille en dehors des heures de présence à l’école et des déplacements. Ces contraintes indirectes sont moins visibles et moins sensibles, parce qu’elles laissent à l’enfant et à la famille une plus grande marge de manœuvre. Néanmoins, pour arriver éveillé à l’école, il faut dormir suffisamment. Pour être prêt à affronter les exigences des maîtres, il faut avoir consacré du temps aux devoirs et à diverses préparations. Songeons aussi au temps pris par toutes sortes de discussions et de décisions à propos de l’école ; au temps requis par l’achat, l’entretien, la gestion du matériel scolaire, de l’équipement sportif ou même des vêtements ; ou encore au temps dévolu au travail de présentation de soi exigé par l’école : se laver, se coiffer, s’habiller proprement. L’enfant et les parents consacrent un temps variable à ces diverses tâches. L’école leur laisse aussi, dans une certaine mesure, le choix du moment : certains enfants font leurs devoirs en rentrant de l’école, d’autres après le repas du soir ; certains fractionnent leur effort, d’autres le concentrent. La structuration indirecte du temps échappe plus que les horaires scolaires proprement dit à la conscience des intéressés. Elle n’en est pas moins forte.

L’école structure le temps du groupe familial et de chacun de ses membres du simple fait que la vie commune exige une certaine coordination des horaires. Lorsque ses membres ont de fortes contraintes externes, la famille doit s’en accommoder, sauf à renoncer en partie aux rencontres dont elle tire sa cohésion, son identité et en définitive son sens. Subissant lui-même de fortes contraintes horaires, l’enfant les répercute sur l’organisation du temps familial.

Par ailleurs, les parents doivent prendre le temps de planifier, de contrôler l’emploi du temps de leurs enfants, par exemple en les réveillant le matin, en les envoyant à l’école, en s’inquiétant de la durée des trajets, en supervisant leurs devoirs ou leur au sommeil. Plus la prise en charge des enfants est forte, plus le temps scolaire structure le temps de la famille ! Mais aucune n’échappe aux contraintes scolaires, même si elles sont à ce point intériorisées qu’elles passent inaperçues. La famille mesure parfois ces contraintes lorsqu’elles sont " suspendues ", pendant les vacances ou les jours de congé. Elle peut alors vivre sur un autre rythme. Mais ces moments ne donnent qu’une pâle idée du poids historique de l’école dans l’organisation du temps : les rythmes scolaires sont si profondément intériorisés qu’ils marquent les individus et les familles en dehors et au-delà des périodes de scolarisation. Comme le temps de travail des adultes, le temps scolaire paraît faire partie de la définition " naturelle " du temps (Hall, 1984).

Évitons cependant d’opposer les contraintes scolaires à une liberté mythique. Si les enfants n’allaient pas à l’école, ils auraient d’autres obligations ; dans les sociétés peu scolarisées, les enfants mis au travail subissent de plus fortes contraintes encore. Dans la nôtre, si les enfants n’allaient pas à l’école, les adultes qui travaillent ou vaquent à d’autres occupations devraient inventer d’autres formes de garderie.

Le poids inégal de l’horaire scolaire

Selon les cas, les horaires scolaires peuvent façonner presque à eux seuls le temps familial ou n’être qu’une contrainte parmi beaucoup d’autres. Ainsi, l’école structure-t-elle le temps de la famille différemment selon que la mère exerce ou non une activité professionnelle, selon qu’elle s’occupe ou non du repas de midi. Par ailleurs, tous les élèves ne passent pas le même temps à l’école, n’ont pas les même trajets, n’ont pas autant de devoirs et n’ont pas également besoin de l’aide de leurs parents.

Ce que l’école fait à la famille dépend bien sûr des contraintes " objectives ". Mais leur poids et leur sens diffèrent selon les valeurs et l’organisation du groupe familial. Ainsi l’heure à laquelle commence l’école le matin n’a-t-elle pas, pour une famille très matinale, par goût ou par nécessité, la même signification que lorsque l’école est la première contrainte de la journée. Même alors, son sens varie. L’enfant doit au minimum se lever, s’habiller et se rendre à l’école. Doit-il aussi se laver, manger, s’acquitter de tâches ménagères ? Le " programme " matinal et le temps consacré à chaque activité peuvent varier considérablement d’un enfant à l’autre, en fonction de sa rapidité, de ses goûts et de ses habitudes, mais surtout des normes familiales en matière de toilette, de petit déjeuner, de convivialité. Les différences sont fortement liées à l’attitude des adultes, au mode et au degré de prise en charge de l’enfant entre son réveil et le moment où il arrive en classe. Certains parents tiennent à se lever avant leur enfant pour l’éveiller, surveiller sa toilette et son habillement, préparer le petit déjeuner et le prendre en sa compagnie, l’envoyer en classe, éventuellement l’accompagner jusqu’à l’arrêt du bus ou jusqu’à l’école. Dans d’autres familles, les enfants de même âge mettent leur réveil, se lavent, s’habillent et déjeunent seuls, parce que leurs parents sont déjà partis ou parce qu’ils dorment encore. La diversité des prises en charge s’explique en partie par les contraintes objectives et l’emploi du temps des parents : s’ils travaillent tous les deux et ont quitté le domicile familial avant même que l’enfant soit réveillé, ils seront bien obligés de lui faire confiance et de parier sur son autonomie. Mais même lorsque les parents sont présents, leur attitude peut varier selon leur conception de leur devoir, de l’éducation, de la diététique, de la sécurité, de la vie en famille.

La façon d’organiser le repas de midi propose un autre exemple de la relativité des contraintes. Si l’enfant mange au restaurant scolaire ou chez des voisins, l’organisation familiale n’est pas affectée. En revanche, si tous rentrent à midi, il faut faire coïncider les horaires. Or dans nombre de pays, pour des raisons de sécurité routière notamment, les enfants rentrent et repartent plus tôt que les adultes. Les mêmes contraintes objectives ont toutefois des incidences très diverses selon les valeurs familiales. Dans les familles où il importe de prendre ensemble un repas, de préférence cuisiné et chaud, la synchronisation est indispensable. Si on réserve à la soirée ou au week-end les vrais repas conviviaux, l’organisation de la mi-journée est plus souple. Alors que l’horaire scolaire oblige à un rendez-vous impératif les familles qui ont une certaine conception du repas, d’autres ne ressentent aucune contrainte. Tout dépend de leur image de la " vraie famille " et du degré d’autonomie qu’elles accordent à leurs membres.

Troisième exemple : les jours de congé. Dans la plupart des systèmes scolaires, les enfants ont une demi-journée ou une journée de congé pendant les jours ouvrables, ce qui oblige les parents qui travaillent à en organiser la garde jusqu’à l’âge où ils sont censés " se débrouiller ", âge qui varie selon les enfants et les familles. Si les parents font garder leur enfant par une grand-mère, des voisins ou une institution, leur emploi du temps sera faiblement affecté ; de même s’ils osent le laisser seul à la maison. Dans le cas contraire, les parents doivent organiser leurs horaires pour qu’un d’entre eux au moins soit présent les jours de congé, en tout ou en partie. Le même mécanisme fonctionne pour les heures des repas, les heures de sortie de l’école, éventuellement les périodes séparant l’heure de départ des adultes de l’heure à laquelle les enfants sont attendus en classe. Ici encore les différences culturelles et la diversité des conceptions de l’enfant et de son autonomie pèsent autant que les contraintes objectives et les ressources matérielles. Le week-end, la situation peut être inversée, si ce sont les parents qui ont congé le samedi matin alors que les enfants vont à l’école. À Genève par exemple, certains parents vivent cette demi-journée comme une forte contrainte, parce qu’elle les empêche de rejoindre leur résidence secondaire ou de partir en week-end, ou qu’elle les prive de la présence de leurs enfants au moment où ils souhaiteraient avoir avec eux des contacts plus détendus. Ce sont les partisans de l’alignement de l’horaire scolaire sur l’horaire de la majorité des adultes (Felder, Hutmacher et Perrenoud, 1975). Dans d’autres familles, l’absence des enfants le samedi matin n’est pas ressentie comme une contrainte et peut même offrir aux parents un moment de temps libre dont ils disposent sans avoir à s’occuper de leurs enfants.

Des effets contradictoires

Ce dernier exemple amène à souligner qu’on ne peut interpréter la structuration du temps familial par l’école comme une contrainte constamment défavorable aux intérêts ou aux désirs de la famille ou de ses membres. L’organisation du temps scolaire, comme celle du temps de travail des adultes, aide certaines familles à se donner des routines, un rythme de vie, des règles de fonctionnement, alors que l’absence de contraintes externes entraînerait une organisation très fluctuante, voire anarchique du temps familial. Correspondant dans certains cas aux besoins profonds de chacun, cette " anarchie " pourrait naître ailleurs, sans profit pour personne, de la difficulté du groupe familial à définir, négocier, respecter un emploi du temps régulier. L’école, comme le travail professionnel, introduit des rythmes qui peuvent contribuer parfois à stabiliser le fonctionnement du groupe familial. Dans un autre ordre d’idées, les différences entre les horaires respectifs des uns et des autres ménagent des moments où le groupe familial n’est pas réuni dans son entier. Ce qui donne à chacun plus d’espace et plus de liberté, ou rend possible au sein du groupe familial des relations diversifiées. La réunion de l’ensemble du groupe n’interdit complètement ni de telles relations, ni l’exercice autonome de certaines activités, mais avec la présence de tous, surtout si l’appartement est exigu, le contrôle collectif s’accroît en même temps que la visibilité de ce que fait chacun.

Enfin, l’école offre à certaines familles les avantages d’une garderie. Exigeant la présence des enfants à des heures qu’elle fixe unilatéralement, elle oblige certes les familles à s’adapter à cet horaire. Mais en contrepartie, quatre à sept heures chaque jour, elle prend les enfants en charge, permettant à certains parents de vaquer à leurs occupations plus librement que si leurs enfants étaient à la maison. Cette liberté est particulièrement visible au moment où on la perd, par exemple lorsque l’enfant est malade ou lorsque l’école lui donne congé à l’improviste, obligeant les parents à réorganiser leur emploi du temps. Les complications qu’introduisent les vacances ou les congés réguliers de milieu de semaine sont autant d’indices du rôle de l’école dans la garde des enfants.

On le voit, analyser ce que l’école fait aux familles n’est pas suggérer qu’elle leur fait principalement du mal. C’est mettre en évidence les aspects de la culture et de l’organisation familiale que la scolarisation affecte dans un sens ou dans un autre, pour faciliter les choses ou pour les compliquer, avec un effet de structuration ou de déstructuration, en accroissant ou en affaiblissant l’unité de la famille.


II. Vivre près d’une école : le rapport à l’espace

Pour quelques décennies encore sans doute, malgré le développement de l’informatique et des médias, l’idée de scolarisation restera associée à l’image d’un lieu où les élèves se rendent pour travailler. Le bâtiment d’école a sa place dans l’image d’Épinal du village traditionnel. La fondation d’une maison d’école a marqué un tournant dans la renaissance de l’école à l’époque médiévale (Magnin, 1983). De nos jours, pour des raisons démographiques et économiques, certains bourgs ferment leurs écoles. Mais elles sont toujours des éléments du paysage régional. Très jeune, l’enfant apprend que sa condition est d’aller à l’école et qu’il lui faudra pour cela quitter chaque jour sa famille pour se rendre dans le lieu, plus ou moins éloigné, dédié à l’exercice du métier d’élève.

La scolarisation n’impose pas aux familles un lieu de résidence défini. Certaines lois n’obligent pas à envoyer l’enfant dans une école, elles autorisent son instruction à la maison par les parents ou un précepteur. Dans ce cas, la famille peut ne tenir aucun compte de l’implantation des écoles. Pour l’immense majorité toutefois, l’instruction obligatoire passe par la fréquentation d’un établissement scolaire. La loi n’impose pas aux familles de résider près d’une école, elle exige seulement que les élèves viennent chaque jour et soient à l’heure. Les parents qui " décident " d’habiter à mille lieues de toute école ou de mettre leur enfant dans un établissement très éloigné de chez eux acceptent de s’organiser en conséquence : placement en internat, pension chez des logeurs proches de l’école ou arrangement pour le conduire ou le faire conduire matin et soir.

Une liberté très théorique

Dans l’école publique, il arrive souvent que la législation impose l’inscription dans un établissement proche du domicile familial, essentiellement pour permettre une organisation rationnelle de la carte scolaire et éviter de créer une compétition entre les écoles publiques. Mais ces règles souffrent de dérogations. Et de toute façon, l’école n’impose pas à la famille une résidence, elle lui signifie seulement qu’ayant choisi tel domicile, elle ne peut prétendre envoyer ses enfants dans n’importe quelle école publique. Libre à elle, si cela ne lui convient pas, d’assurer elle-même l’instruction de son enfant, de le placer dans un établissement privé ou de déménager. On le voit, dans ce domaine, ce que l’école fait à la famille ne prend pas la forme simple d’une contrainte réglementaire. La famille est libre de sa résidence. Mais, elle ne peut ignorer, dans le choix de sa résidence, les contraintes de la carte scolaire, les coûts et les avantages liés à un plus ou moins grand éloignement des écoles.

Ici encore, le problème se pose en des termes différents selon qu’il s’agit de jeunes enfants, pour lesquels il n’existe aucun internat et auxquels on ne peut imposer de très longs trajets, ou d’adolescents en âge d’avoir une chambre en ville ou de faire une heure de train matin et soir. Quand bien même l’autonomie de déplacement s’accroît avec l’âge, ce gain est partiellement neutralisé par le nombre limité et la plus faible dispersion des établissements secondaires ; alors qu’il existe une école primaire dans chaque quartier, les collèges secondaires sont moins plus éloignés et les écoles spécialisées qui accueillent les adolescents se trouvent parfois à l’autre bout de la ville ou de la région. À âge égal, le poids des contraintes spatiales est très variable d’une famille à l’autre : certaines ne vivent, durant toute la carrière de leurs enfants, aucun conflit entre les impératifs de la scolarisation et le choix d’une résidence. Dans d’autres, le désir d’habiter à proximité d’une école oblige à renoncer à certaines possibilités de travail, à un logement moins coûteux ou mieux situé. À l’inverse, le choix d’une résidence éloignée complique la vie de famille, oblige les parents à " faire le taxi " ou leurs enfants à passer des heures dans les transports publics ou à vivre en internat.

Une mobilité entravée

L’école fait peser des contraintes tout aussi variables sur la mobilité géographique des familles pendant les études de leurs enfants. Ici encore, le système scolaire n’impose rien de précis. Il n’interdit pas à un élève de changer d’école ; c’est même possible en cours d’année scolaire dans la plupart des systèmes. Seulement, la plupart des familles savent bien que la réussite scolaire exige une certaine continuité. La diversité des systèmes scolaires, de leurs exigences, de leurs programmes, de leurs méthodes est telle qu’un changement de système en cours d’année scolaire ou même au milieu d’un cycle d’études risque de compromettre la carrière de l’enfant. Beaucoup de familles s’efforcent donc de se fixer pendant quelques années pour que leurs enfants ne changent pas de système scolaire, quand bien même le métier des parents ou leur goût du changement pourraient les amener, s’ils n’avaient pas d’enfants scolarisés, à être beaucoup plus mobiles.

À l’intérieur d’un système scolaire couvrant une ville ou une région, les changements d’école comportent moins de risques, mais ils représentent néanmoins un changement pédagogique et une rupture relationnelle. La scolarisation met donc un frein à la mobilité des familles, même à l’échelle locale. Lorsque se présente la possibilité d’un travail plus intéressant, mieux payé, d’un logement moins cher ou mieux situé, chaque famille pèse le pour et le contre ; l’école fait souvent pencher la balance en faveur du statu quo. Bien entendu, l’école n’est pas seule à fixer les familles à leur lieu de résidence. Selon la qualification, l’activité professionnelle, le revenu des parents, les occasions et les désirs de mobilité sont très variables. Toutes les familles n’ont pas les moyens de se prémunir contre les risques d’un changement, par exemple en recourant à des écoles privées ou à des leçons particulières. Les ressources augmentent lorsqu’on monte dans l’échelle sociale, mais les projets ou les occasions de mobilité sont également plus nombreux. Ainsi les cadres ont-ils, plus que les employés de bureau, l’occasion de passer d’un pays à l’autre. Si bien qu’en termes de frustration relative, ils ne sont guère mieux lotis.

Une fois sa résidence " choisie ", la famille peut ou doit envisager des déplacements autour de ce point fixe. Sauf à habiter dans l’école même, il reste des trajets entre l’école et la maison. C’est l’élève qui supporte en première ligne les inconvénients du déplacement. Mais il arrive souvent que d’autres membres de la famille soient mobilisés pour l’accompagner à l’école ou pour venir le rechercher. Dans certains quartiers, même sur de courtes distances, les parents n’osent pas laisser leurs enfants partir seuls à l’école, en général à cause de la circulation ou d’autres dangers. Même lorsqu’ils sont en âge de se déplacer seuls sans grands risques, il arrive qu’on accompagne les enfants à l’école pour leur éviter des fatigues inutiles et du temps perdu dans les transports publics. Selon l’organisation des transports scolaires ou la configuration des transports publics, certains enfants mettraient une heure ou davantage pour rejoindre leur école le matin alors qu’on peut les y conduire en voiture en dix ou vingt minutes. Beaucoup de parents vont chercher leurs enfants à la sortie de l’école pour les amener à un cours ou à un entraînement, ou pour partir plus rapidement en week-end.

Voyages autour de l’école

L’école limite aussi les voyages de la famille. L’enfant n’est disponible qu’entre deux périodes de scolarité, en général près de deux mois en été, une ou deux semaines à Noël, en février, à Pâques ou en automne. Dans beaucoup de familles, ces possibilités suffisent pour organiser des vacances familiales satisfaisantes. Dans d’autres, certains voyages seraient plus intéressants ou moins coûteux en dehors des périodes de vacances scolaires. Il faut alors les faire sans l’enfant ou y renoncer. De même pour les fins de semaine : alors que les parents, même s’ils travaillent, pourraient parfois s’arranger pour partir le vendredi soir ou revenir le lundi soir, pour faire ou prolonger un " pont " entre deux jour fériés, les enfants sont en principe tenus à des contraintes fixes, même s’il y a des accommodements de cas en cas.

Pour les vacances comme pour le week-end, ces contraintes sont très inégalement ressenties : les familles qui n’ont pas l’envie, les moyens ou la possibilité matérielle de voyager ou de partir en week-end ne se sentent guère brimées par l’école. D’autres parents ont au contraire en permanence l’impression de passer à côté de multiples occasions du seul fait qu’ils ne peuvent emmener leurs enfants ni les abandonner plus d’un jour ou deux. Ces contraintes opèrent aussi à l’intérieur de la journée, pour les courses en ville par exemple. Ainsi les mères de famille doivent-elles s’arranger pour faire leurs courses en tenant compte des horaires scolaires, ce qui peut les obliger soit à revenir à la maison au moment où les enfants rentrent de l’école, soit à faire des courses avec eux. Il s’agit là de " petites contraintes ", qui se fondent dans l’ensemble de celles dont on tient compte pour organiser sa journée. Il reste qu’au total la liberté de mouvement des adultes est limitée, même au cours de la journée, par la scolarité de leurs enfants.

Rien de tout cela n’autorise à envisager l’influence de l’école comme pure brimade. " Assignant les familles à résidence ", l’école favorise une certaine stabilité de l’organisation familiale, une insertion, notamment pour les mères, dans la communauté locale, des liens avec d’autres familles dont les enfants fréquentent la même école. Dans certains pays ou certains métiers, où la mobilité professionnelle pourrait être la règle, avec tous les bouleversements de l’existence qu’elle entraîne, il se peut que la scolarisation des enfants soit bénéfique pour l’ensemble du groupe familial, parce qu’elle l’installe durablement dans une collectivité. Tout dépend évidemment de la qualité de l’intégration et de ses effets sur la dynamique du groupe familial. Alors que certaines familles ont besoin de plonger des racines profondes dans la communauté, d’autres se portent mieux en ayant peu d’attaches, en recommençant régulièrement une nouvelle vie dans une autre ville.


III. Budget familial et scolarisation

Dans une société qui laisserait chacun libre de son instruction et où n’existeraient que des écoles privées non subventionnées par l’État, l’enseignement serait un service qu’on achète. Les enfants, et à travers eux les familles, seraient au sens strict des consommateurs d’école, selon l’expression de Ballion (1982). Chaque famille déciderait de la part de son budget qu’elle peut ou veut affecter à des dépenses scolaires, compte tenu de ses besoins, du revenu dont elle dispose et de l’offre de formation sur le " marché scolaire ". Une telle situation n’a jamais été intégralement réalisée, même avant que l’instruction soit obligatoire, en des temps où l’État féodal ou monarchique ne créait pas lui-même des écoles. Dès le Moyen ge, certaines communautés religieuses, certaines corporations professionnelles, certaines villes ou principautés épiscopales ont ouvert des écoles sans exiger de tous les élèves des écolages proportionnés au coût réel de l’enseignement. En s’inspirant de l’histoire et de ce que nous observons dans l’enseignement postobligatoire, nous pouvons cependant nous faire une idée de ce qui se passerait si la scolarisation était purement et simplement une marchandise, si chaque famille décidait librement de ses dépenses d’enseignement et les couvrait par ses seules ressources. Il faudrait s’attendre alors, comme dans tous les domaines de la consommation de biens et de services, à de considérables inégalités, tant en valeur absolue qu’en proportion du revenu disponible, aussi bien qu’à une grande diversité de la structure des dépenses. Chaque famille tiendrait compte des coûts directs de la scolarité, des coûts indirects ou induits (par exemple les frais de pension ou d’internat), des manques à gagner. Elle mettrait en regard les profits attendus à court ou long terme, matériels ou symboliques.

Dans notre société, ce type de calcul persiste, mais en fonction d’un dispositif qui limite l’autonomie budgétaire des familles. De six à quinze ans environ, l’instruction est obligatoire (Felder, 1984). Dans certaines sociétés, cette obligation impose la fréquentation d’écoles reconnues par l’État. Dans d’autres, seule l’instruction est obligatoire, les acquisitions étant contrôlées par des examens. En pratique, pour l’immense majorité des familles, la différence n’est pas très grande : pendant près de dix ans au moins de la vie de chacun de leurs enfants, elles devront les inscrire dans une école et assumer les dépenses correspondantes. Ces dépenses seront moindres si la famille met ses enfants à l’école publique, puisque les écolages y sont faibles ou nuls. Ce dispositif place nombre d’entre elles devant un choix difficile, puisque toutes ou presque contribuent, par leurs impôts, au financement de l’enseignement public. Les unes préfèrent inscrire leurs enfants dans une école privée conforme à leurs attentes, même si l’écolage est substantiel ; dans certains systèmes, le secteur privé est subventionné ou les familles qui placent leurs enfants hors du secteur public bénéficient d’une exemption fiscale, mais c’est loin d’être le cas partout. D’autres familles, faute de moyens ou parce qu’elles ont d’autres priorités, mettront leurs enfants à l’école publique et recevront éventuellement des aides financières complémentaires ; mais elles devront en contrepartie s’accommoder d’une école et d’enseignants qu’elles n’ont pas librement choisis.

L’obligation scolaire met donc les familles devant un ensemble complexe de contraintes légales, de charges fiscales et d’offres de formation. Elles font face de façons variables à cette situation, en fonction de leurs revenus, de leurs besoins et de leurs ambitions en matière d’éducation, des informations dont elles disposent, de la configuration locale de la carte scolaire, des affiliations de la famille à telle communauté confessionnelle, ethnique ou linguistique ayant son propre réseau de scolarisation. Une famille n’est pas obligée de faire le même choix pour tous ses enfants, ni même de s’en tenir à une seule stratégie pour le même enfant. Chaque année ou même en cours d’année scolaire, compte tenu de la réussite présente et des perspectives d’orientation, une famille peut réviser ses choix.

Les coûts indirects

À ces coûts majeurs, difficiles à analyser en raison de l’intrication des aspects financiers et des considérations pratiques, pédagogiques, politiques ou religieuses, s’ajoutent divers coûts indirects. Ils ne concernent pas l’enseignement proprement dit, mais les dépenses annexes. Pour faibles qu’elles soient prises isolément, leur accumulation pèse de façon non négligeable sur le budget familial. C’est peut-être dans ce domaine que les familles ressentent le plus quotidiennement ce que l’école leur fait. Elles ne calculent pas tous les jours le rapport entre les impôts qu’elles payent et l’enseignement que leurs enfants reçoivent ; même un écolage important finit par s’intégrer au budget annuel ou mensuel ; de même, pour le manque à gagner lié à l’impossibilité d’employer les enfants à des travaux productifs. Les dépenses irrégulières passent moins inaperçues qu’une charge constante. Les frais les plus visibles se rapportent aux fournitures scolaires. Dans certains systèmes, les parents doivent tout acheter. Dans d’autres, l’école prend à sa charge les manuels, les cahiers, une partie du matériel figurant dans la trousse de l’écolier. Même alors, les fournitures officielles couvrent rarement tous les besoins, ne serait-ce que parce que les enfants perdent ou détériorent une partie de leur matériel. À cela s’ajoutent les dépenses qui, sans être obligatoires, semblent garantir un meilleur travail scolaire : jeux éducatifs, dictionnaires, ouvrages documentaires, brochures d’exercices, enregistreur, calculatrice électronique, ordinateur familial.

Au-delà des fournitures scolaires proprement dites, les parents doivent assurer, parfois avec une aide sous forme de prêt ou d’allocation à fonds perdus, les frais de déplacement en train ou en bus, les repas de midi ou même la pension complète dans un internat. À ces dépenses on peut lier l’argent de poche dépensé dans le cadre scolaire : petits pains de la récréation, boissons, glaces, sucreries consommées aux environs de l’école. Les dépenses vestimentaires couvrent d’abord les frais engagés pour que l’enfant soit présentable lorsqu’il se rend à l’école ; pour certaines familles, il suffit qu’il soit habillé décemment. D’autres tiennent à ce qu’il soit le plus élégant possible, manifestant le bon goût ou le revenu des parents. D’autres dépenses vestimentaires sont liées plus directement aux activités scolaires, par exemple dans le cadre du sport, des camps de ski ou des classes vertes, des fêtes ou des spectacles qui exigent un costume, de certaines cérémonies officielles qui imposent un uniforme ou une tenue appropriée. Autre poste notable : l’argent que l’enfant doit apporter à l’école pour les assurances, certains spectacles, les excursions, un achat exceptionnel ou une fête de charité ; ou encore les cadeaux, souvent coûteux, qu’une partie des enfants ou des parents se croient obligés d’offrir au maître de leur enfant à Noël ou à la fin de l’année scolaire.

N’oublions pas l’argent directement investi dans le travail scolaire. Lorsque l’enfant est en difficulté à l’école, on lui paie plus ou moins volontiers des leçons particulières ou l’aide régulière d’un répétiteur, pour faire ses devoirs ou préparer des épreuves ou des examens (Ballion, 1977). Dans certaines familles, le travail scolaire mérite " salaire " : on encourage l’enfant à bien faire en " indexant " tout ou partie de son argent de poche sur ses résultats scolaires ou en instituant des " primes ".

Dans un autre ordre d’idées, l’école occasionne des dépenses supplémentaires pour la garde des jeunes enfants ; certes, elle les prend en charge quatre à six heures par jour et dispense donc certains parents qui travaillent de chercher d’autres solutions, alors qu’ils doivent le faire en période de vacances par exemple ; mais l’école impose aussi, en raison de ses horaires, des solutions parfois plus compliquées et plus coûteuses, puisqu’il faut faire garder l’enfant avant et après l’école, en trouvant si possible quelqu’un qui l’y amène ou qui va le rechercher ; dans certains systèmes l’école organise un accueil ou des classes gardiennes évitant aux parents de recourir à une garderie, mais ce n’est pas le cas partout.

L’école nourricière

Les familles sont souvent fort conscientes des dépenses, limitées mais fréquentes. Elle oublient parfois que l’école, en contrepartie, leur évite d’autres dépenses. D’abord en offrant à leurs enfants une instruction gratuite ou à des prix sans commune mesure avec les coûts réels de l’enseignement public ou subventionné. Mais c’est aussi en prenant en charge, en sus de l’instruction proprement dite, diverses activités sportives ou culturelles, initiations et compétitions sportives, accès aux piscines, tournois d’échecs, visites aux musées, représentations théâtrales, ciné-clubs, initiations à diverses techniques artisanales. Les bibliothèques scolaires et plus récemment les ludothèques dispensent les familles de certains achats ou de certaines locations. L’école offre aussi, à des prix relativement modiques, des classes de neige ou des camps verts.

L’école évite aux parents un travail ou des dépenses directes lorsqu’elle assure la garde des enfants. Elle prend également en charge, sur le plan sanitaire, des opérations de dépistage, de prévention, d’information, voire de traitement ; c’est ainsi que les soins dentaires sont parfois partiellement couverts par une institution parascolaire, de même que diverses vaccinations ou mesures prophylactiques. Certaines écoles offrent des assurances fortement subventionnées dans le domaine des maladies et accidents. Elles proposent, en marge des conseils d’orientation et des prises en charge médico-pédagogiques qui relèvent directement de son fonctionnement, d’autres formes de prise en charge qui s’apparentent davantage au travail social ou à la psychologie clinique. Dans certaines régions, l’école prend directement en charge certains aspects de l’alimentation des enfants, par exemple en leur distribuant gratuitement des vitamines, du lait ou des fruits, ou même des repas complets ; dans ces domaines, elle supplée en partie au dénuement des familles. Sur tous ces points, il est difficile de tracer des démarcations précises entre l’enseignement, les activités parascolaires et les institutions pour l’enfance qui, sans avoir de liens organiques avec l’enseignement, se greffent sur l’école parce qu’elles peuvent y pratiquer des interventions peu concevables hors d’un tel cadre.

Il est extrêmement malaisé de chiffrer l’ensemble des dépenses que l’école impose ou évite à la famille. Non seulement parce qu’elles sont très inégales d’une famille à l’autre, mais encore parce que leur importance dans le budget et leur urgence dans l’échelle des besoins varie beaucoup. Pour simplifier, j’ai limité l’inventaire aux dépenses monétaires. Une analyse complète devrait prendre en compte le temps de travail et les ressources en nature : alors que certains parents dépensent beaucoup d’argent, d’autres, pour couvrir les mêmes besoins, passent des heures à entretenir des vêtements, réparer des livres ou préparer des repas à emporter.


IV. Travail scolaire et travail pour l’école

La famille est le lieu où la plupart des êtres humains se reposent, se restaurent, se ressourcent, retrouvent la force et le courage d’affronter le monde " extérieur ". Les économistes parlent de la " reproduction des forces de travail ", qui résulte elle-même d’un travail accompli au sein de la famille. Bertaux (1977) a proposé de développer aux côtés de l’économie, science de la production de la distribution et de la consommation des biens et des services, une anthroponymie, science de la production, de la distribution et de la " consomption " des êtres humains. Dans la production anthroponomique, la famille fait figure de lieu central. Dans une société où le métier des enfants est d’aller à l’école, la famille veut et doit leur donner la force de le faire. en prenant soin de leur santé, de leur sommeil, de leur alimentation en fonction des exigences. Au-delà du travail, c’est l’ensemble du mode de vie familial qui est mis, au moins en partie, au service de la scolarisation. L’école suggère volontiers que pour envoyer en classe un enfant capable de bien travailler, la famille devrait lui assurer une discipline de vie, des horaires réguliers, une alimentation " riche et équilibrée ", des temps de sommeil suffisants, des loisirs constructifs. Donc renoncer à le faire participer à certaines activités nocturnes, à lui faire faire des kilomètres chaque week-end, à le laisser pratiquer n’importe quel sport. Pour certains maîtres, la reproduction des forces de travail passe aussi, par un climat familial serein et l’absence de conflits, par l’exercice assuré de l’autorité parentale, par l’égalité d’humeur et la stabilité des exigences et des comportements !

Produire un élève

La " production " des êtres humains n’est pas réductible à un ensemble bien délimité d’activités techniques. Elle s’inscrit en partie dans une relation, dans un fonctionnement familial, dans un mode de vie, dans des routines qui, sans être toujours vécues comme un travail, contribuent à " produire " des enfants aptes à faire leur métier d’élève. Il ne suffit pas que l’élève " reconstitue " sa force de travail. Il faut encore que sa présentation de soi soit conforme aux attentes de l’école : il doit être en bonne santé, reposé et nourri, correctement lavé, coiffé, vêtu. De nos jours, dans une fraction importante des familles, les parents ont intériorisé ces exigences à tel point qu’ils n’ont pas l’impression de faire ce travail pour l’école, mais simplement pour avoir des enfants à leur goût. Mais l’école impose encore à une fraction des enfants des normes de propreté corporelle et de correction vestimentaire étrangères aux valeurs familiales.

Les attentes de l’école sont souvent relayées par l’enfant lui-même, qui tient à aller en classe dans une tenue conforme, pour être " comme tout le monde ", pour éviter moqueries ou rappels à l’ordre, pour plaire au maître ou à ses camarades de classe. Envoyer l’enfant à l’école exige alors un travail spécifique, que les parents consentent pour que l’enfant n’ait pas honte de sa famille ou ne soit pas pénalisé. Toute famille travaille au profit de ceux qui exercent une fonction ou une profession à l’extérieur et veulent ou doivent s’y présenter reposés, restaurés, correctement mis et dans des dispositions d’esprit compatibles avec leur tâche. C’est un aspect du rôle " traditionnel " de la mère de famille d’aider chacun à paraître à son avantage. Peut-être ce travail est-il de nos jours, à la faveur d’une évolution des rôles, un peu mieux partagé. Il est facilité par le prêt-à-porter, les textiles modernes, les machines à laver et d’autres appareils ménagers. Mais les exigences quant à la présentation de soi se sont élevées : les enfants ne vont plus à l’école en sabots et en blouses grises ; sauf dans certains quartiers, se sont habitués à certaines normes !

La famille a aussi la charge de conduire ou d’accompagner l’enfant de l’école à la maison et inversement, du moins lorsqu’il ne peut se déplacer seul. Elle veille à ce qu’il soit muni de ses instruments de travail : cartable, livres et cahiers, trousse, tenue de sport, sans compter tout ce qu’il faut apporter une fois ou l’autre pour une activité précise. Ce qui exige, notamment de la mère, un travail d’entretien, certains achats et le " check-up " quotidien qui lui permet de vérifier que son enfant emporte tout ce qu’il lui faut. Ce travail diminue en principe lorsque l’enfant avance en âge et devient responsable de ses " oublis ". Toutefois, les exigences de l’école s’accroissent parallèlement, si bien qu’une partie des élèves ont, jusqu’à un âge avancé, quelque peine à se débrouiller pour gérer leurs affaires.

Encadrer le travail scolaire à la maison

La famille est censée également surveiller les devoirs, aider l’enfant à comprendre sa lecture, à résoudre le problème du jour, à apprendre son vocabulaire, à rédiger un texte, à copier une carte, à venir à bout des corrections ou des exercices demandés. Le travail que cela représente varie beaucoup selon l’âge de l’enfant, son autonomie, sa réussite scolaire ; dans certaines familles, c’est une supervision rapide, quelques minutes par jour à peine. Dans d’autres, c’est un travail quotidien d’une heure ou davantage pour celui des parents ou des aînés qui reste aux côtés de l’enfant, relance son activité, l’interroge, lui dicte ses mots, l’aide à s’organiser, lui fait répéter ses leçons. Plus généralement, au-delà de la surveillance des devoirs, la famille tente de préparer l’enfant à l’évaluation scolaire, en s’assurant qu’il travaille avant les interrogations orales ou les épreuves écrites annoncées, qu’il révise ses tables de multiplication, ses tableaux de conjugaison, ses listes de vocabulaire, ses cartes muettes ou ses règles d’orthographe. Ce travail de supervision est particulièrement exigeant lorsque l’enfant va se présenter à des examens dont dépendent sa promotion au degré suivant ou son orientation scolaire.

Plus globalement encore, la famille fait tout ce qu’elle peut pour améliorer les chances de réussite de l’enfant ou remédier à ses difficultés. Dans certaines familles, le mode de vie, la nature des loisirs et des conversations suffisent à doter l’enfant d’un capital culturel scolairement rentable, sans qu’il soit besoin de le préparer spécifiquement pour l’école. Dans d’autres familles, qui ne disposent pas des mêmes ressources culturelles ou de la même assurance ou dont les enfants rencontrent des difficultés, on peut être tenté de faire " l’école à la maison ", de prendre de l’avance sur le programme, d’imposer à l’enfant des exercices supplémentaires, de lui " proposer " des loisirs culturels (séjours linguistiques, visites instructives, cours " qui peuvent toujours servir ") ; ou encore de faire donner à l’enfant des leçons particulières qui, dispensant les parents d’un travail didactique, absorbent une partie de leur revenu, donc, indirectement, de leur force de travail.

Les parents sont censés prendre connaissance des évaluations et des informations venant de l’école, en discuter avec l’enfant, réagir s’il le faut soit en entrant en contact avec l’enseignant, soit en prenant d’autres mesures. Les parents accomplissent un travail psychologique lié aux aspects affectifs de l’expérience scolaire : encourager, rassurer, gronder, féliciter, mettre en garde. Ils doivent aussi faire le travail " officiel " des parents d’élèves, en répondant aux messages et invitations des enseignants, en remplissant des formulaires ou des questionnaires, en se rendant à des réunions d’information, en prenant connaissance de directives à propos des assurances, des excursions, des restaurants scolaires, des classes surveillées, des contrôles sanitaires, de l’éducation sexuelle, de l’éducation routière, des cours d’appui, des examens d’admission… Ce travail n’est pas fait seulement de tâches administratives. C’est aussi un travail relationnel, qui expose les parents à des situations d’interaction sociale.

 

Les répercussions sur d’autres tâches

On oublie souvent le travail que les enfants scolarisés donnent aux autres membres de la famille parce qu’ils ne peuvent pas le faire eux-mêmes. Dans une société sans école, les enfants sont une main d’œuvre. Ils déchargent les adultes de toutes sortes de petits travaux domestiques, sans parler de leur engagement précoce dans la production agricole ou industrielle. De nos jours, aider les parents dans leur métier risquerait de mordre sur l’horaire scolaire ou simplement de distraire une énergie dont l’enfant a besoin à l’école. Les parents sont donc souvent conduits à se charger eux-mêmes des tâches que l’enfant ne pourrait assumer qu’au détriment de son travail scolaire. Autre incidence peu perçue de la scolarisation : une partie du temps de travail professionnel des adultes sert à couvrir les dépenses liées à la fréquentation de l’école ou à compenser le manque à gagner.

Ces diverses tâches incombent d’abord aux parents, responsables et représentants légaux de l’enfant. Mais ne sous-estimons pas le travail que font parfois les aînés ou d’autres membres du groupe familial, soit parce qu’ils se chargent eux-mêmes des contacts avec l’école ou du contrôle des devoirs, soit parce qu’ils font le ménage ou la cuisine pendant que la mère surveille les devoirs du cadet.

Donnant du travail aux parents, l’école allège en retour leur " fardeau ", puisqu’elle prend à son compte certaines tâches dévolues aux familles dans les sociétés sans école, tâches qui vont de la garde et de la surveillance de l’enfant à une partie de son instruction. Le travail que l’école exige de la famille est, d’une certaine façon, celui qu’elle lui laisse, dans le cadre d’une division du travail instaurée avec la scolarité obligatoire. Aujourd’hui encore, dans les sociétés les plus scolarisées, les familles qui, pour diverses raisons - santé, éloignement, réticences de principe - ne peuvent ou ne veulent mettre leur enfant à l’école sont dispensées de la plupart des tâches énumérées plus haut, mais elles en ont d’autres ! On ne saurait donc soutenir que l’école ajoute purement et simplement des tâches nouvelles aux tâches traditionnelles de la famille. Il faut plutôt envisager la scolarisation comme une source de structuration des investissements familiaux, dans le cadre d’une division du travail assez peu négociable, puisque l’école fixe de façon unilatérale ce qu’elle fait et ce qu’elle laisse à la famille.


V. Contrôle des conduites et attentes de l’école

Le travail que font les parents " dans l’intérêt de leur enfant ", pour assurer sa réussite scolaire et sa conformité aux exigences de l’école, ne rencontre pas toujours l’entière coopération de l’intéressé. Ainsi tous les enfants n’ont-ils pas envie d’arriver à l’heure à l’école, soit parce qu’ils craignent d’y aller, soit parce qu’ils préfèrent tout bonnement continuer à dormir, à manger ou à jouer. Dans certaines familles se livre un affrontement quotidien pour obtenir de l’enfant qu’il soit à l’heure. Le contrôle peut s’exercer à titre préventif ; il peut aussi répondre à une série d’arrivées tardives sanctionnées par le maître. Pour certains parents, le problème est plus grave : ils doivent s’assurer que leur enfant ira tout bonnement à l’école plutôt que d’aller " traîner n’importe où ". Dans d’autres cas, l’enfant se découvre mille maladies plus ou moins imaginaires pour ne pas aller en classe. Son angoisse est parfois bien réelle et le rend effectivement malade. Il n’est plus question alors de déjouer une simulation, mais de rassurer, de réconcilier avec l’école, de convaincre que cela va bien se passer.

Beaucoup d’enfants sont moins sensibles que les adultes à la nécessité de venir à l’école " en forme ". Ils n’acceptent pas volontiers de se coucher tôt, de renoncer à voir le film qui passe à la télévision, de se lever assez tôt pour avoir le temps de prendre un petit déjeuner, d’abandonner certains loisirs ou certains sports qui prennent trop de temps. Tous les enfants ne tiennent pas à être propres, bien coiffés, vêtus correctement. Ce sont des normes d’adultes. " Lave tes mains, brosse-toi les dents, coupe tes ongles, prends une douche, mets des vêtements propres, lave-toi les cheveux " : autant d’injonctions qui seraient inutiles si tous les enfants y pensaient spontanément ! Enfin, l’encadrement du travail scolaire est loin de répondre en permanence à une demande d’aide de l’enfant. Cette demande existe. Mais les parents imposent souvent des contrôles, un travail, une application, une continuité que les enfants vivent comme des contraintes, même s’ils en admettent par moments le bien-fondé.

Prévenir les risques

Le contrôle des conduites n’a pas toujours les dehors d’une contrainte ou d’une intervention répressive. C’est aussi un travail d’encouragement, de soutien, qui consiste à donner envie d’aller à l’école ou de faire son travail, à montrer que c’est important même si ce n’est pas toujours agréable, à créer ou à entretenir un bon vouloir ou, comme disent les psychopédagogues, une " motivation ". Le contrôle s’exerce dans le cercle de famille, à la maison, mais aussi en promenade, en visite, partout où les parents ont un droit de regard direct sur l’enfant et se soucient de son travail scolaire ou de sa forme physique. Le contrôle s’étend aussi aux trajets entre l’école et la maison. C’est évident dans les zones ou les quartiers où les dangers de la circulation ou l’insécurité urbaine obligent les parents à accompagner leurs enfants à l’école. Lorsque l’enfant ou l’adolescent vont à l’école et en reviennent par leurs propres moyens, le contrôle des conduites devient indirect. Les parents cherchent à se prémunir contre tous les risques réels ou imaginaires : accidents, mauvaises rencontres, agressions, bagarres, fugues ; ou plus banalement, risques de perdre son temps en mauvaise compagnie, de prendre froid en traînant dehors, d’abîmer ses chaussures en jouant au football ou ses vêtements en se roulant par terre. Ces risques sont vécus très différemment selon le sexe et l’âge de l’enfant, la nature du chemin à parcourir, les dangers réellement encourus, mais aussi selon que les parents sont plus ou moins angoissés, selon la confiance qu’ils accordent à leur enfant, selon les bonnes ou mauvaises expériences déjà faites. Ici, l’école n’est en cause qu’indirectement, puisque, pendant les trajets, les élèves échappent à son contrôle direct aussi bien qu’à celui des parents. Mais en imposant un déplacement, c’est la scolarisation qui crée des risques, donc des angoisses, auxquelles répondent un ensemble de stratégies de contrôle, qui vont du " Fais bien attention ! " à l’éventail des menaces, des récompenses, des conseils, des surveillances discrètes…

 

Contrôler les conduites en classe

Autre aspect du contrôle indirect des conduites : ce qui se passe en classe. Le comportement de l’enfant à l’école relève en principe de l’autorité des enseignants ou d’autres agents de l’école, surveillants, concierge, directeur. Mais dans aucune école, aussi organisée soit-elle, on ne peut surveiller minute par minute, la conduite de dizaines, de centaines, parfois de milliers d’enfants. L’école et les enseignants attendent donc de la famille qu’elle collabore dans la mesure de ses moyens au respect de la discipline scolaire, qu’elle se sente responsable de la conduite de son enfant à l’école, qu’elle prenne les mesures nécessaires pour prévenir ou réprimer les " déviances ". Comment, dans l’esprit des maîtres, la famille peut-elle contrôler les conduites de ses enfants à l’école ? D’abord en donnant dès son plus jeune âge une " bonne éducation " à leur enfant, en l’encourageant à être ponctuel, poli, ordonné, appliqué, travailleur, bon camarade, sociable, docile, non violent, respectueux des choses et des personnes. Presque tous les adultes sont persuadés que les enfants ont besoin de voir leur éducation et leurs " bonnes habitudes " constamment renforcées par des rappels, des encouragements ou des sanctions. Si l’éducation et la prévention ne suffisent pas, le rôle des parents - du moins aux yeux des maîtres - est d’intervenir chaque fois que la conduite ou le travail scolaires de leurs enfants laissent à désirer (Sermet, 1985). Les " notes de conduite ", les bulletins portant sur l’application, le soin dans le travail, la participation en classe, l’ordre, la propreté, la politesse n’ont pas pour seul but d’informer les parents. Ils les invitent à prendre leurs responsabilités, à jouer de leur autorité et des moyens de persuasion ou de coercition dont ils disposent.

Cette exigence est ressentie diversement d’une famille à l’autre, selon la façon dont l’enfant travaille, mais aussi selon le l’adhésion des parents aux attentes normatives de l’école. Les familles dont l’enfant se conforme aux normes scolaires sont dans une position relativement confortable, sauf si cette conformité témoigne d’une angoisse " pathologique " ou va à l’encontre de valeurs libertaires. Les familles dont les enfants posent problème aux enseignants sont souvent " mal à l’aise ", elles se sentent coupables d’impuissance ou de laxisme. Sauf si elles n’adhèrent pas aux normes de l’école et se bornent à gérer la différence, conseillant par exemple à leur enfant un conformisme purement tactique : " Fais-le pour ne pas avoir d’ennuis ! "

La police des familles

Dans la dynamique familiale, les attentes réelles ou supposées de l’école peuvent induire une tension plus ou moins forte, souvent quotidienne, entre parents et enfants, mais aussi entre la mère et le père, s’ils n’adhèrent pas également aux normes de l’école ou ne sont pas également disposés à jouer un rôle répressif. Lorsque la famille se sent investie contre son gré d’une tâche de contrôle social étrangère à ses valeurs, elle se sent elle-même brimée et contrôlée. Mais il peut arriver que le contrôle qu’on lui impose soit bénéfique pour l’enfant ou même " structurant " pour le système familial. Les attentes de l’école peuvent par exemple donner à l’autorité des parents une légitimité qui leur fait défaut dans certains domaines, comme les heures de sommeil ou la présentation de soi. Dans une famille traditionnelle, les parents n’hésitaient pas à recourir à la force pour imposer leurs vues. Actuellement, certains parents avouent " ne plus savoir comment se faire obéir ". Ils peuvent alors trouver dans la discipline scolaire un soutien, voire un substitut à leur autorité défaillante. À l’inverse, certains parents ont l’impression de savoir exactement ce qu’ils attendent et d’avoir les moyens de l’obtenir, alors que l’école leur paraît moins exigeante et qu’ils déplorent son laxisme.

Ces divergences fondamentales, sans être l’exception, ne sont pas majoritaires. Beaucoup de parents semblent considérer qu’en gros l’école et la famille tirent à la même corde, que leurs exigences convergent. La famille exerce alors son rôle de contrôle social sans avoir le sentiment qu’il lui est imposé par l’école, ni que l’école ruine ses efforts. Rien n’autorise donc à affirmer que les attentes de l’école sont partout vécues comme contraignantes ou arbitraires. Si l’école fonctionne comme une police des familles (Donzelot, l977), ce peut être dans un consensus relatif.

Douce ou répressive, la police des familles ne porte pas seulement sur la façon dont les parents contrôlent le travail et la discipline scolaires. Car on voit mal comment ils pourraient y parvenir sans manifester dans les autres domaines de l’existence, des exigences cohérentes avec ce qu’ils demandent à propos de l’école. Cette dernière pèse donc, plus ou moins fortement, plus ou moins consciemment, sur l’ensemble des normes et des modalités de contrôle social au sein de la famille. D’une certaine façon, chaque famille intègre constamment à son contrôle social - et à son éducation, on va le voir - le fait que son enfant est ou deviendra élève. On peut considérer la scolarisation comme une façon de normaliser les familles, plus subtile et sans doute plus efficace, dans une société fortement scolarisée, que les politiques hygiénistes ou les entreprises philanthropiques du XIXe siècle (Delay-Malherbe, 1982).


VI. L’éducation encadrée

Nombre d’adultes pensent que s’il y est habitué dès son plus jeune âge, un enfant trouvera " naturel " de se brosser les dents, d’arriver à l’heure, d’être poli, de faire son travail, de prendre soin de ses affaires, de respecter les consignes. À long terme, la conformité des conduites semble donc passer par une éducation morale, au sens le plus large. Les maîtres estiment en général qu’elle incombe en priorité à la famille : durant les premières années, jugées très importantes, elle paraît le seul milieu susceptible d’exercer une influence éducative continue. L’école intervient plus tard, certains diront " trop tard ", et elle poursuit de nos jours bien d’autres objectifs, qui prennent l’essentiel de son temps. Parmi d’autres tâches, la famille doit notamment, du point de vue de l’école et des enseignants, éduquer ses enfants pour qu’ils deviennent capables et désireux de faire correctement leur métier d’élève. On demandera en particulier aux enfants d’être capables de vivre pacifiquement en groupe, de respecter l’autorité des enseignants et des autres adultes de l’école et les multiples règles d’une vie communautaire dans la classe et dans l’établissement scolaire, de consentir un travail régulier, des efforts soutenus de concentration, d’attention, de réflexion, de respecter des horaires, des frontières, la propriété et l’intégrité des choses qui appartiennent à l’école ou aux autres individus qui la fréquentent, de maîtriser leur corps, leurs émotions, leur agressivité, leurs pulsions sexuelles ou encore de faire preuve d’un minimum d’hygiène et de soin, tant pour leur propre apparence corporelle que pour les choses qui les environnent. Toutes ces attentes s’expriment dans l’évaluation des conduites (Perrenoud, 1982, 1984).

Des enfants " bien élevés "

Tous les parents se veulent ni ne peuvent aller au devant de ces attentes. Certains n’en ont au départ qu’une idée vague. Lorsque les normes scolaires se précisent, tous les parents ne s’appliquent pas dans la même mesure à " dresser " leurs enfants en conséquence, par insouciance ou parce que ces normes vont à l’encontre de leurs propres valeurs. Enfin, parmi ceux qui s’efforcent de donner à leurs enfants l’éducation la plus conforme aux exigences de l’école, tous n’y parviennent pas : les enfants ne sont pas toujours coopératifs !

Chaque maître est donc habitué à composer avec des élèves qui se plient très inégalement aux normes en vigueur à l’école. Il s’attend à recevoir chaque année quelques élèves agressifs ou apathiques, impolis ou paresseux, agités ou négligents. Que cela leur paraisse " dans l’ordre des choses scolaires " n’empêche pas les enseignants de faire porter aux parents une large part de responsabilité, ni de leur demander d’intervenir pour " rétablir la situation " (Sermet, 1985). Dans ce domaine, la banalité de déviances plus ou moins graves n’entame pas la norme. Nulle famille ne peut se blanchir sous prétexte que d’autres enfants sont indisciplinés.

La responsabilité éducative que l’école fait peser sur les parents ne se limite pas à l’éducation morale au sens large. Car le travail assidu et le respect des règles de conduite ne sont, du moins en principe, que des moyens de s’approprier la culture scolaire. On sait que les élèves d’une même génération n’y parviennent pas dans la même mesure. Mais l’école paraît s’accommoder des inégalités intellectuelles plus facilement que de l’indiscipline ou de la paresse de certaines élèves. Les familles semblent jugées irresponsables ou impuissantes s’agissant de l’intelligence ou de la curiosité de leurs enfants, alors qu’elles seraient comptables de leur indiscipline ou de leur paresse. Remarquons qu’en l’état actuel des pratiques pédagogiques, peu différenciées, les inégalités de capital culturel ou de développement intellectuel perturbent moins la marche de la classe que le refus de travailler ou l’indiscipline.

Pas trop ignorants tout de même !

N’exagérons pas le contraste : la séparation entre acquis intellectuels et éducation morale est ténue. Les échecs ou les difficultés scolaires renvoient souvent à un manque de travail ou de motivation, à une conduite indisciplinée ou dissipée. Et les maîtres ont toute de même certaines attentes en matière de développement intellectuel, de culture générale, de maîtrise de la langue ou tout simplement de sens commun.

L’école joue sur l’envie immense des parents de voir leurs enfants réussir : " En tant que parents, on essaye de faire le plus possible pour qu’ils s’en sortent ", expliquait une mère dans une réunion de parents. " S’en sortir ", c’est avant tout survivre dans le système scolaire, progresser de degré en degré, éviter la chute dans les filières les plus dévaluées du secondaire. Dans le meilleur des cas, c’est réussir brillamment et s’assurer le capital scolaire et les diplômes censés garantir la réussite. La plupart des parents s’efforcent, à leur manière, de doter leur enfant d’un capital culturel et intellectuel scolairement rentable. La façon dont ils le conçoivent varie selon les milieux. Au sein des classes moyennes et populaires, le capital culturel scolairement rentable est souvent assimilé à une avance prise sur le programme. On propose à l’enfant, à la maison, des apprentissages relevant du curriculum scolaire, par exemple l’apprentissage de l’alphabet, de la lecture, de l’écriture, de la numération, du calcul mental, des opérations arithmétiques ou même de la grammaire, des langues étrangères ou de l’algèbre. Parfois les parents anticipent largement, d’un an ou davantage, sur le programme ; dans d’autres cas, ils commencent en même temps que l’école ou peu avant, mais juxtaposent au travail scolaire un enseignement familial intensif. Dans les classes privilégiées, on se soucie moins d’une préparation spécifique à l’école, on accorde davantage d’importance au développement intellectuel, à la maîtrise de la langue et à la culture générale qui permettront d’assimiler d’autres informations, en particulier l’enseignement (Perrenoud, l974).

Quels que soient les efforts des parents, ils ne sont pas toujours efficaces. Ceux qui croient faire " tout ce qu’ils peuvent " pour aider leur enfant à réussir à l’école font parfois, du point de vue des enseignants, " tout ce qu’il ne faut pas faire ". Tout dépend de l’image que les parents se font de l’école, de la culture, du travail intellectuel, du métier d’élève. Compte tenu des transformations des plans d’études, des méthodes et des rapports d’autorité, mais aussi de la diversité des maîtres et des établissements, il est difficile de " viser juste ". Peut-être les familles qui privilégient les capacités de communication ou le développement de l’intelligence tiennent-elles compte de cette incertitude et préparent-elles leurs enfants à s’adapter à divers types de scolarité. On retrouve ici ce que Berthelot (1983) a mis en évidence à propos du choix des filières : quelles que soient les transformations du système scolaire, ce sont toujours les classes privilégiées qui retrouvent le plus sûrement et le plus vite les stratégies de scolarisation les plus prometteuses. Ce qui veut dire que leur avantage n’est pas tant - ou pas seulement - dans une familiarité de longue date avec la culture et les structures scolaires, mais dans la possibilité de saisir rapidement la nouvelle logique du système.

L’école à la maison

À la part de l’éducation familiale préparant plus ou moins délibérément et spécifiquement à réussir à l’école s’ajoute la prise en charge du travail scolaire proprement dit. J’en ai déjà traité. Pour être " parent d’élève ", de nos jours, il ne suffit pas de surveiller les devoirs de loin, il faut " enseigner " là où l’école n’a pas suffit, donner des explications complémentaires ou même de véritables " leçons ", parfois confiées à un répétiteur. Plus l’enfant avance dans le cursus scolaire, plus l’éducation familiale tend à se définir, dans de nombreuses familles, comme une force d’appoint, aidant l’élève à s’approprier le curriculum, à surmonter des difficultés passagères, à subir la sélection. Encore faut-il que la formation et la disponibilité des parents leur permettent d’intervenir. Or tous les parents ne maîtrisent pas les programmes scolaires et ne sont pas également capables d’aider leurs enfants. Tous n’en n’ont pas le temps et l’envie. Préparer les enfants aux apprentissages scolaires peut être vécu comme un pensum ou une tâche gratifiante. Le niveau de formation des parents n’est pas seul en cause : parmi ceux qui ont réussi à l’école, certains sont très heureux d’aider leur enfant à " conquérir le savoir " ; d’autres, parfaitement capables d’encadrer le travail scolaire de leurs enfants, n’y prennent aucun intérêt et préfèrent payer quelqu’un. Parmi les parents moins instruits, certains sont très mal à l’aise et tentent de fuir les situations qui donneront à leurs enfants, tôt ou tard, l’occasion de mesurer leur " incompétence ". Pour d’autres au contraire, l’encadrement du travail scolaire remplit un vide et donne l’occasion de replonger dans des savoirs et savoir-faire oubliés ou jamais appris. Tout dépend du rapport à la culture qu’entretiennent les parents. Aider un enfant dans son travail scolaire met en jeu non seulement les compétences, mais l’image de soi de l’adulte et l’estime que lui accorde son enfant.

La scolarisation n’est pas toujours un insupportable carcan pour l’éducation familiale. Elle est parfois une planche de salut ! Dans la mesure où l’école prend l’enfant en charge dès l’âge de quatre ou cinq ans, pour une dizaine d’années au moins, elle dispense certains parents de se forger leur propre projet éducatif, de se demander ce qu’ils veulent faire de leurs enfants. Devenir l’auxiliaire consciencieux des enseignants, épouser étroitement le projet éducatif de l’école, c’est s’assurer confort et sécurité. La plupart des parents n’ont guère le choix : n’ont-ils pas intérêt, dès lors, à " faire de nécessité vertu " (Bourdieu, l979). La nécessité n’est cependant pas la même d’une famille à l’autre. Les parents convaincus que leurs enfants réussiront de toute façon n’ont guère besoin de se préoccuper de leur scolarité. À l’autre extrême, certaines familles démunies vivent dans des conditions si difficiles qu’elles n’ont pas la force de préparer leurs enfants à l’école (Glardon, 1984). L’école fait peser sur les familles des exigences inégales quant à l’éducation de leurs enfants : ce qui est donné " par surcroît " aux uns est l’objet d’un travail incessant dans d’autres cercles.


VII. La famille dépossédée de ses enfants

À maints égards, l’école dépossède les parents de leurs enfants. Elle les prive de leur présence, qui peut importer pour des raisons fort diverses : c’est parfois une force de travail pour les repas, les travaux du ménage ou pour les tâches professionnelles lorsque l’entreprise familiale - agricole ou commerciale par exemple - a intérêt à mobiliser toute la famille. À ce mobile traditionnel s’ajoute tout ce qui participe du sentiment de l’enfance dans les sociétés modernes : l’enfant est une création, une expression du couple, de la famille ; s’il reste une possession, c’est de moins en moins comme force de production ou garant d’une descendance, et de plus en plus comme source de plaisir et de fierté, objet d’amour et de préoccupation, raison de vivre, façon de s’accomplir (Kellerhals et Pasini, l976). Cela n’exige pas la présence constante de l’enfant, mais son départ à heures fixes peut être ressenti comme une dépossession, en particulier pour les mères qui restent à la maison. L’entrée à l’école peut être vécue comme une rupture décisive dans la relation entre la mère et son jeune enfant : pour la première fois, il lui échappe pour être pris en charge par d’autres adultes. Cette séparation n’est pas cependant constamment vécue sur le mode de la frustration. Plusieurs heures par jour, l’école décharge les parents du souci de surveiller leur enfant, de s’en occuper. Leur liberté s’en trouve accrue, leur responsabilité allégée. Même s’ils aiment leurs enfants, les parents ne souhaitent pas nécessairement leur présence permanente. En ce sens, l’école ne les en dépossède subjectivement qu’à certains moments. À d’autres, elle les en délivre !

Le pouvoir d’éduquer

L’école ne se borne pas à assurer la garde de l’enfant. Elle le transforme en profondeur, dépossédant ainsi les parents d’un pouvoir majeur, celui de " modeler " un être à sa guise. On peut évidemment douter que les adultes, quels qu’ils soient, puissent réellement maîtriser le développement d’un enfant. Mais seul compte le fantasme. Dans une société sans école, la famille n’est pas l’unique lieu de socialisation. Mais elle a l’illusion de garder la maîtrise de l’éducation, d’être le lieu d’intégration des influences externes. Dès qu’une autre instance éducative entre en scène, le pouvoir et les responsabilités se trouvent partagés. Même une simple garderie peut contrecarrer ou au contraire renforcer l’influence de la famille sur le développement moral, social, intellectuel de l’enfant. Les parents ont l’impression qu’elle prolonge utilement leur propre action éducative, par exemple en confrontant l’enfant à des situations de vie en collectivité ; d’autres au contraire pensent que la garderie " pervertit " l’enfant, l’éloigne des principes en vigueur dans la famille. C’est pourquoi les parents qui ont le choix ne mettent pas leur enfant dans n’importe quelle garderie : ils recherchent une certaine convergence entre leurs propres valeurs éducatives et le mode de prise en charge des enfants, qu’il s’agisse de prévenir des risques, de maîtriser la violence, d’assurer à chacun le respect de sa sphère privée ou de ce qui lui appartient, de la façon de répartir les tâches ou les avantages, ou de régler les conflits.

L’école est beaucoup plus qu’une simple garderie. Elle est obligatoire et que beaucoup de parents n’ont guère la liberté de choisir l’établissement, sauf à s’adresser à une école privée. Ensuite parce que le temps passé à l’école, en nombre d’années et en nombre d’heures par année, est sans commune mesure avec le temps passé dans une garderie. Enfin et surtout parce que l’école a le projet explicite de transformer les enfants, de leur enseigner des savoirs et des savoir-faire, mais aussi des valeurs et des attitudes qui peuvent prolonger l’éducation familiale ou au contraire entrer en conflit avec elle.

S’éloigner de sa famille

Les transformations les plus visibles - qui ne sont pas sans doute les plus importantes - touchent à l’appropriation progressive de la culture scolaire. Dans la mesure où l’enseignement est efficace, l’enfant acquiert des savoirs et des savoir-faire, apprend à s’organiser et à travailler. Les parents ne peuvent que s’en féliciter. Mais ce n’est pas toujours sans ambivalence.

Dans les milieux populaires, au-delà du primaire du moins, la réussite passe par l’acquisition d’une culture en partie étrangère à celle des parents : ils n’ont pas suivi de longues études et souvent ils ne prisent guère les formes d’excellence que l’école privilégie, le travail intellectuel, le verbe, l’abstraction, les connaissances livresques. C’est pourquoi la distance culturelle peut être un obstacle important à la réussite scolaire non seulement parce qu’elle rend certains apprentissages plus difficiles, mais aussi parce que ses parents pressentent que si leur enfant réussit, il s’éloignera d’eux, pour basculer dans " l’autre camp ", celui des gens instruits, des gens qui parlent bien, qui donnent des ordres, qui ont des idées sur tout, qui ne se salissent plus les mains, qui lisent des livres ou vont au théâtre plutôt que d’aller au café ou au match.

Ces craintes ne sont pas sans fondement : lorsque l’enfant d’une famille populaire entreprend des études longues, ses connaissances, ses goûts (en matière d’art, de loisirs, d’ameublement, d’habillement, d’alimentation, d’éducation), ses attitudes politiques, son image de la femme ou du couple, sa conception du travail et du temps libre l’éloigneront peu à peu des valeurs et des modes de pensée qui ont cours dans sa famille (Bourdieu, 1979). Nombre d’étudiants issus de familles populaires expriment ce sentiment de malaise, de déracinement culturel, de perte d’identité et ils sentent chez leurs parents, en contrepartie, le sentiment de ne plus connaître ou reconnaître leur enfant (Ernaux, 1974). En raison de l’importance accordée, à tort ou à raison, à la réussite scolaire, la plupart des familles acceptent cet éloignement " pour le bien de leur enfant ". Elles sont fières de son succès, mais cela ne veut pas dire qu’elles refoulent complètement un sentiment de dépossession.

Le curriculum caché

La dépossession est peut-être d’autant plus vivement ressentie que l’influence socialisatrice de l’école ne se limite pas à ce que prescrivent les programmes. Il faut faire la part du curriculum caché (Jackson, l968 ; Eggleston, l977). Qu’il soit vraiment caché ou simplement peu explicite, le curriculum réel, autrement dit l’ensemble des expériences vécues en classe (Perrenoud, 1984), engendre des apprentissages essentiels, même s’ils ne figurent pas ouvertement dans les plans d’études. À l’école, les enfants apprennent par exemple à vivre avec des personnes étrangères au cercle familial, adultes, enfants, adolescents. Ils apprennent à fonctionner dans une organisation, avec ce que cela suppose de séparation entre la personne et le rôle qu’elle joue, de conformité et d’autonomie par rapport à des règles, de négociations et de stratégies dans les rapports avec autrui. Ils intériorisent des normes liées à la vie collective dans des espaces limités et structurés, selon des horaires réguliers, dans un univers organisé où le travail exige effort, application, concentration, persévérance, capacité de différer la réalisation de désirs immédiats et d’investir dans des tâches souvent ingrates rajoutées à des objectifs lointains ou abstraits. Ils intériorisent un rapport à l’autorité bureaucratique, incarnée par des fonctionnaires qui exercent une autorité déléguée, fondée sur un statut et une qualification. Les élèves s’habituent à la compétition, ils acceptent les hiérarchies et les ségrégations qui en découlent. Ils intériorisent une certaine image du savoir, de la culture de son découpage institué, de ce qui est important et de ce qui l’est moins, de la hiérarchie entre travail intellectuel et travail manuel, de la séparation entre l’apprentissage et la pratique (la fameuse coupure entre l’école et la vie). Ils acquièrent aussi des façons de penser et d’évaluer, ils intériorisent des normes et des valeurs que l’école inculque explicitement ou privilégie pratiquement.

À ces apprentissages que les parents perçoivent plus ou moins confusément, même lorsqu’ils relèvent du curriculum caché, il faut ajouter ce que l’enfant apprend sur le chemin de l’école, à travers ses rencontres et ses expériences quotidiennes. Peu importe en définitive que l’apprentissage de la vie, de la société, des valeurs se fasse dans le préau, dans le bus, dans la rue, au restaurant scolaire, au centre commercial, dans l’appartement d’un camarade ou en classe. Dans tous ces lieux que l’élève fréquente grâce à l’école, il vit, il apprend, il subit des influences.

Cet inventaire, développé ailleurs (Perrenoud, 1984), montre que les enfants et les adolescents apprennent à l’école des façons de faire, de penser, de juger, d’entrer en relation qu’ils n’auraient pas acquises au même moment ou de la même manière en famille. Certains parents trouvent ces apprentissages bénéfiques pour l’enfant et compatibles avec leur propre culture. D’autres estiment qu’à cause de l’école leur enfant évolue dans un sens défavorable, qu’il s’éloigne de la morale, des valeurs, des façons de penser, du mode de vie de sa famille. Ces influences éducatives peuvent être ressenties de façons contradictoires. Ainsi une évolution vers plus d’autonomie n’a pas le même sens selon qu’elle est ressentie comme processus spontané ou comme résultante d’une action de l’école, comme progression positive vers l’âge adulte ou comme source d’opposition à l’autorité familiale. Sur ce dernier point, le fonctionnement de la famille est décisif, en particulier quant au degré d’autonomie concédé à chacun et notamment à l’enfant.

Alliée ou ennemie ?

L’école est vécue par une partie des parents comme une alliée, une force qui complète leur action éducative ; c’est l’image du " team des adultes " (Besozzi, l976), de la coalition entre parents et enseignants dans l’éducation des enfants et des adolescents. Les textes législatifs suggèrent que cette collaboration harmonieuse va de soi. Le sociologue est moins optimiste. Mais sans tomber dans l’excès contraire : au-delà du capital scolaire qu’elle peut garantir, l’école est en affinité, parfois profonde, avec les valeurs et les modes de pensée d’une partie des parents, peut-être davantage dans les classes moyennes que dans les classes privilégiées ou dans les classes populaires. Si elle existe, cette harmonie donne aux parents l’impression que l’école relaie leur action, l’amplifie, et la conduit à son terme avec des moyens dont la famille ne dispose pas : des professionnels, des méthodes d’enseignement, une discipline et une organisation du travail, un système de sanctions et de récompenses articulé à des procédures d’évaluation. Nul ne se représente l’hôpital comme un lieu agréable. Mais toutes les conditions y sont en principe réunies, alors qu’elles ne le sont pas dans la famille, pour soigner efficacement de graves maladies. Cela ne signifie pas qu’on voit hospitaliser l’un de ses proches le cœur léger, mais qu’on s’en remet à l’hôpital, parce qu’il poursuit les mêmes objectifs avec des moyens plus appropriés. C’est peut-être sur ce mode que beaucoup de parents vivent l’école !

D’autres ressentent l’emprise de l’école comme un abus de pouvoir, une violence faite à l’enfant et à ses parents au nom de l’État, l’imposition de valeurs ou de savoirs étrangers à la culture familiale. Sans être indifférentes au marché du travail, sans ignorer la valeur marchande des titres scolaires, ces familles vivent la scolarité comme un mal nécessaire, déplorant de n’avoir d’autre choix que de marginaliser leurs enfants ou de les confier à une institution qui leur inculquera des connaissances inutiles et des valeurs inacceptables. Prolongeant l’analogie avec l’hôpital, on songe à ces familles qui retardent le plus possible l’hospitalisation l’un des leurs, ne s’y résignant, la mort dans l’âme, que lorsqu’il y va de sa survie. Cette impression de profond désaccord entre l’image du corps, de la santé, des soins qui prévaut dans la famille et celle qui a cours dans les hôpitaux a son équivalent dans le rapport à la culture scolaire.

Beaucoup de familles se situent entre ces extrêmes, entre l’adhésion intégrale aux contenus et aux modes de transmission de la culture scolaire et le refus radical. L’expérience vécue tempère ou transforme les idéologies. Or c’est essentiellement par rapport à ce que vivent leurs enfants que les parents construisent leur rapport à l’école. Certains, qui adhéraient totalement aux contenus et aux principes de l’éducation, entrent violemment en conflit avec l’école où va chaque jour leur enfant, parce qu’il y est en échec, parce qu’il n’y trouve pas sa place, parce que sa relation avec ses maîtres ou ses camarades n’est pas bonne, parce qu’il n’en dort plus ou n’en mange plus. Avec un peu de distance, les parents reconnaîtront sans doute qu’ils sont " mal tombés ", que leur expérience ne met pas en cause toute l’école. Reste que leur adhésion de principe au système d’enseignement aura été passablement " refroidie " par une expérience défavorable. Une expérience positive peut à l’inverse conduire à désarmer les préventions de parents au départ sceptiques quant aux vertus éducatives de l’école. Le plaisir ou les angoisses de l’enfant compteront davantage que les principes !


VIII. Vivre l’école au jour le jour

On présente volontiers l’entrée à l’école comme un moment privilégié d’ouverture sur le monde. Après quelques années passées dans le cercle familial, l’enfant élargirait son horizon, apprendrait à vivre en société et à côtoyer d’autres personnes. En réalité, cet apprentissage est parfois douloureux. Les enfants vivent diversement leur insertion dans un groupe-classe, selon leur timidité, leur angoisse devant l’inconnu, leur autonomie, leur capacité de communiquer avec d’autres enfants ou de nouveaux adultes, leur désir et leur moyen de trouver une place dans un groupe. Et aussi, bien entendu, selon le hasard des rencontres, la composition du groupe, la personnalité du maître, le climat de l’école. Pour l’enfant, l’insertion dans un nouveau réseau de sociabilité est une expérience marquante qui affecte nécessairement le climat de la famille, voire son fonctionnement. L’entrée à l’école et les premières années sont souvent l’occasion d’émotions fortes. Elles s’émoussent avec l’habitude mais, du fait des changements de maître, de classe ou d’établissement, l’intégration au milieu scolaire n’est jamais achevée. Elle recommence avec chaque nouvelle année, même pour les élèves qui suivent une carrière tout à fait standard. La façon dont leur enfant s’intègre dans un groupe-classe est pour certains parents un sujet constant de préoccupation.

Une fois les moments forts passés, demeure le flux des impressions, des humeurs, des sentiments, des états d’esprit que l’enfant doit à la vie scolaire. Les membres d’une famille ne vivent pas ensemble toute la journée. Ils se séparent puis se retrouvent de façon plus ou moins rituelle. Lorsque se referme le " cercle de famille ", tous n’ont pas vécu la même journée au même rythme, côtoyé les mêmes gens, rencontré les mêmes problèmes, éprouvé les mêmes joies ou les mêmes déceptions. Toute dynamique familiale est alimentée, positivement ou négativement, par ces expériences diverses. Mais, parce que l’enfant est l’objet privilégié d’une prise en charge éducative et affective, parce qu’on lui prête davantage de fragilité qu’aux adultes, l’état dans lequel il revient de l’école retient l’attention des parents, en particulier de la mère.

L’école fait partie de la famille

Chaque jour, un enfant vit à l’école des d’événements heureux ou malheureux ; il travaille, s’amuse, s’ennuie, se bat, découvre à certaines choses ; il retrouve des copains, affronte les exigences et les humeurs du maître, reçoit des notes, récite un poème ; il est félicité ou puni, il rit, pleure, tombe, arrive en retard, a mal au ventre, se fait voler sa pomme. Ces événements affectent son moral, son humeur, son état de fatigue. Lorsqu’il revient à la maison, en fin de matinée ou d’après-midi, il est parfois détendu, content, disponible, communicatif, enrichi par l’expérience du jour et prêt à la partager, parfois indigné, frustré, anxieux, silencieux, irascible. Certains enfants sont régulièrement fatigués, angoissés, contrariés, d’autres presque toujours contents de leur journée. Peut-être faut-il accorder une mention particulière au stress et à la fatigue scolaire : l’école exige des élèves beaucoup de travail et d’attention. Après quelques semaines, une fois dissipé l’effet bénéfique des vacances, la fatigue s’accumule, renforcée par les impératifs de l’évaluation. Les enfants sont soumis à une forte pression, qui se traduit en classe comme en famille, par toutes sortes de manifestations : apathie, agressivité, excitation, déprime, irritation.

Qu’elle soit créatrice de tensions ou de satisfactions, l’école affecte, jour après jour, l’humeur et les attitudes de l’enfant. Lorsqu’il revient dans sa famille, ses proches, en particulier sa mère, doivent s’y adapter. L’effet quotidien de l’école sera diversement apprécié selon qu’il paraît ou non bénéfique à l’enfant, qu’il oblige ou non les parents à se mettre en question, qu’il leur crée ou non un problème nouveau. Un enfant qui rentre de l’école déçu, humilié, furieux ou décidé à ne pas y retourner pose un problème difficile : faut-il entrer dans son jeu ou l’ignorer, dramatiser ou banaliser, intervenir ou laisser faire, consoler ou réprimander, prendre parti ou essayer de comprendre ? Les horaires des parents ont une certaine importance : s’ils reviennent tous deux de leur travail bien après que leurs enfants soient sortis de l’école, s’ils ne rentrent pas pour le repas de midi, ils seront moins sensibles à ce que l’école fait à leur enfant jour après jour : une partie des joies ou des frustrations auront eu le temps de s’atténuer ou de disparaître.

Il arrive qu’un événement survenu à l’école affecte l’enfant ou l’adolescent au point de bouleverser le fonctionnement de la famille ; l’événement suscite une violente émotion, crée un conflit majeur, désorganise les plans de la famille. En général, le fonctionnement de la famille est affecté plus discrètement, moins consciemment, par ce que vivent ses enfants à l’école. Les derniers événements alimentent la conversation, amusent ou choquent les uns et les autres. Une mauvaise note, une punition, un commentaire élogieux, un congé imprévu, une dispute, une excursion en perspective, un livre à acheter sont autant d’occasions de parler du passé et de l’avenir, de réaffirmer des valeurs et des projets. Ces petits événements réactivent des émotions et des attitudes latentes. Le rapport à l’école ne se joue pas dans l’abstrait, une fois pour toutes. Il se tisse au jour le jour, à la faveur du va-et-vient de l’enfant. Si la scolarisation affecte le climat et le fonctionnement de la famille, ce n’est donc pas nécessairement de façon spectaculaire. Ce peut être par petites touches. L’école s’insinue dans d’innombrables moments de la vie quotidienne, elle fait partie de la famille, au même titre que le travail des adultes


IX. La famille jugée

Parmi les événements qui affectent le climat familial, on réservera une place à part aux jugements portés par l’école sur l’enfant et indirectement sur sa famille. Chaque jour ou presque les élèves sont l’objet d’évaluations formelles ou informelles. L’école transmet certaines d’entre elles aux parents, d’autres spontanément rapportées par l’enfant ou l’adolescent. Même s’il n’en dit mot, sa famille " récolte " au moins l’humeur et les émotions qui en résultent, fierté ou humiliation, gratitude ou révolte. En longue période, s’ils sont systématiquement orientés dans le même sens - positif ou négatif - ces jugements contribuent à former l’image de soi et sont au principe d’un apprentissage majeur : à l’école, on apprend à être évalué et à savoir " ce qu’on vaut " par rapport à diverses normes de conduite ou d’excellence.

Nul n’est complètement à l’abri du jugement d’autrui. Tout membre d’une famille qui s’engage régulièrement dans une forme de compétition, qu’elle soit professionnelle, sportive ou artistique, s’expose à être jugé, à gagner ou à perdre, à voir ses espoirs déçus ou récompensés. Mais à la différence des élèves, les adultes qui affrontent régulièrement des situations de compétition et d’évaluation l’ont en général choisi. Même dans le travail, ils peuvent limiter la part d’évaluation et de compétition en renonçant à certaines ambitions, en préférant une fonction moins rétribuée et moins valorisée, mais en même temps moins exposée à la comparaison avec d’autres ou à la compétition. Les élèves, eux, n’ont pas le choix. L’école ne cesse, qu’ils le veuillent ou non, de fabriquer des jugements et de les renvoyer aux intéressés, assortis de récompenses ou de sanctions symboliques ou matérielles (Perrenoud, 1984).

Les enjeux de l’évaluation

Aucun élève ne peut être totalement indifférent à ces jugements. De sa conformité aux normes d’excellence scolaire ou aux normes de conduite dépendent en effet : a. son image de soi, dans toute la mesure où il a intériorisé les normes de l’école, et la légitimité d’un jugement porté sur sa conduite ou sur ses compétences ; b. sa réputation auprès de ses maîtres, de ses camarades, de ses parents, avec ce qu’elle a de gratifiant ou de dévalorisant ; c. sa vie quotidienne en classe et à la maison, puisque l’excellence scolaire garantit une certaine tranquillité, un travail moins pesant, des rapports plus faciles avec les maîtres, les parents, voire les camarades de classe ; d. à plus longue échéance, la réussite au terme du trimestre ou de l’année scolaire, puis d’un cycle d’études ; et le déroulement de la carrière scolaire telle qu’elle est gouvernée par les procédures de sélection et d’orientation ; e. à plus long terme encore, le type et le niveau de formation scolaire de base, les qualifications et les chances qui s’ensuivent dans le domaine professionnel.

Les parents ne peuvent pas davantage rester indifférents aux jugements de l’école et à leurs conséquences à court long terme. Ils sont solidaires de leurs enfants, s’identifient à eux, se réjouissent ou se désolent, se résignent ou se révoltent avec eux. En outre, le jugement de l’école touche directement : ce sont eux qui ont " fait " l’enfant, qui l’ont entouré, éduqué. Lorsque l’école juge l’enfant, elle juge ses " créateurs ", comme un jury juge l’artiste ou l’artisan en appréciant son œuvre, comme le public sportif juge, à travers les performances des joueurs, ceux qui les ont formés et entraînés. Pour les parents qui ont le sentiment de " tirer toutes les ficelles ", les réussites ou les échecs de la " marionnette " sont ceux du marionnettiste. D’où la culpabilité et le désarroi qui s’emparent d’eux lorsque leur enfant échoue à l’école ou " se conduit mal ". D’où, au contraire, leur fierté lorsqu’il répond aux espoirs placés en lui. Les parents se sentent responsables d’avoir engendré ou élevé des enfants intelligents, motivés, curieux, vifs d’esprit, aimables, polis ou au contraire lents, mous, indisciplinés, bêtes ou apathiques…

Les maîtres laissent parfois entendre explicitement que l’enfant est le produit d’une éducation, l’expression d’un " milieu ", voire la victime d’une hérédité. S’il échoue, c’est " parce que ses parents n’ont pas su ou voulu lui en donner les moyens de réussir ". Certains parents se sentent coupables de n’avoir pas voulu, humiliés de n’avoir pas su élever un enfant conforme aux vœux de l’école.

En contrepartie, l’école valorise les parents dont les enfants réussissent. L’excellence scolaire de leurs enfants est pour certains parents une source de fierté sans égale, pour presque tous un sujet de satisfaction. Peut-être certains adultes n’ont-ils d’eux-mêmes une image positive que grâce à la scolarité de leurs enfants. C’est une autre façon de confirmer le poids du jugement scolaire dans la vie des familles !


X. Une faille dans la sphère privée

Dans certaines sociétés, la famille représente encore un réseau complexe de parenté qui se fond dans la communauté. Le cercle de famille, dans son sens moderne, est conçu comme un groupe restreint et fermé, en général réduit à la famille conjugale, éventuellement élargie à une ou deux personnes qui, sans cela, seraient isolées, une grand-mère ou un oncle par exemple. Avec la fermeture progressive du cercle de famille, avec l’avènement du modèle bourgeois de la famille, qui prévaut maintenant dans presque toutes les classes sociales, l’intimité est devenue à la fois une notion et une valeur. La famille est conçue comme un lieu protégé des regards indiscrets, ou l’on peut vivre à l’abri du jugement non seulement des inconnus, mais encore, le plus souvent, des parents plus éloignés, des amis, des voisins ou des collègues de travail. Une fois la porte de la maison ou de l’appartement refermée, chacun n’est pas libre de ses faits et gestes puisqu’il reste " prisonnier " de rôles et de normes propres au groupe familial. Mais il est en partie libéré du contrôle social exercé dans la rue ou dans les lieux de travail. À l’intérieur du cercle de famille, les mœurs vestimentaires, les pratiques alimentaires, l’emploi du temps peuvent s’écarter sans risque des normes qu’il faudrait observer " en société ". La famille est par excellence le cadre où les relations sexuelles, les démonstrations d’affection, les pratiques du corps sont légitimes et n’ont pas à être totalement cachées, alors qu’elles sont ailleurs clandestines ou fort réglementées.

 Famille et intimité

La notion de vie privée ou d’intimité ne se confond pas avec la vie familiale. Le droit à la vie privée est reconnu à l’individu à la fois au-delà et au sein du cercle de famille. À des degrés divers, chaque membre de la famille tente de protéger sa propre intimité, ses moments d’isolement ou de tranquillité, son territoire propre dans la maison ou l’appartement, un coin de chambre ou une pièce entière selon l’espace disponible. Par rapport à la sphère personnelle, la famille joue un rôle ambigu. Elle limite la vie privée de ses membres, du seul fait de la vie commune, mais aussi parce que, de façon très variable selon les mœurs familiales et le statut des personnes, les membres de la famille s’arrogent un droit de regard les uns sur les autres. En même temps, la famille offre une double protection, enfermant la sphère personnelle de chacun dans une sphère plus large.

Les mécanismes qui préservent la sphère familiale sont de plusieurs types. Il y a d’abord la délimitation d’un territoire dans lequel les " intrus " ne pénètrent qu’avec l’autorisation d’un membre de la famille ; ces barrières matérielles mettent à l’abri de la curiosité des voisins ou des passants. Mais cela ne suffit pas : une famille protège ses coulisses ; elle impose des règles de discrétion à propos de ce qui s’y passe. Or ce rempart est fragile : à moins de n’avoir aucune relation sociale en dehors du groupe familial, même l’adulte le plus discret peut difficilement ne rien dévoiler de sa vie de famille. Comment parler de soi sans impliquer les personnes avec lesquelles on vit quotidiennement ? C’est évident lorsqu’on se rend chez un psychanalyste, un conseiller conjugal, un confesseur, voir un simple médecin généraliste ou un assistant social. Mais ne recherche-t-on pas dans les relations amicales des conseils ou des réconforts du même genre ? Les familles traversent certaines crises, certains conflits. Tel de leurs membres cherche alors parfois, en dehors du cercle familial, quelqu’un à qui parler. Il y a aussi les absences, les oublis, les indisponibilités qu’on ne peut justifier à l’extérieur qu’en fonction de ce qui se passe dans la famille : séparation, conflit, maladie, dépression ou plus banalement habitudes et règles familiales qui limitent la liberté de chacun.

La surveillance des familles

Que vient faire l’école dans tout cela ? A-t-elle pour fonction de surveiller les familles ? D’en apprendre le plus possible sur leur vie privée, les habitudes alimentaires, les pratiques sexuelles, les opinions politiques ou les loisirs qui ont cours en famille ? Au siècle dernier, lorsque se discutait ou se mettait en place la scolarité obligatoire, l’école apparaissait clairement comme l’instrument d’une police des familles (Donzelot, 1977), en particulier des familles populaires. Il ne s’agissait pas seulement d’instruire leurs enfants, mais à travers la scolarisation des enfants, de fixer les familles (Fragnière, 1976), de leur donner de " bonnes habitudes " dans le domaine de l’hygiène et de l’alimentation, de lutter contre l’alcoolisme, la dépravation des mœurs, la promiscuité. Dans le dispositif mis en place au XIXe siècle pour l’encadrement des familles et la protection des enfants (Delay-Malherbe, 1982), l’école n’était qu’un maillon, intervenant au stade de la prévention ou du dépistage de déviances ensuite renvoyées à des instances spécialisées, philanthropiques, médicales ou pénales.

De nos jours, la police des familles ne s’exerce plus de la même façon, du moins dans les sociétés libérales développées. Sans doute parce que l’entreprise de normalisation des familles a largement réussi. L’école garde cependant un rôle de prévention ou de repérage de certaines déviances dans le domaine de la protection de l’enfance, par exemple en ce qui concerne les enfants battus ou livrés à eux-mêmes. Dans les réseaux scolaires relevant d’une église, d’une secte ou d’un mouvement laïque assimilable, l’école garde d’ailleurs son rôle de surveillance des mœurs des familles. Par exemple, dans un collège religieux, on détient sur les parents assez d’informations pour s’assurer qu’on a affaire à une authentique famille chrétienne. Ces atteintes à la sphère privée ne sont rien cependant en regard de ce qui se passe dans les États totalitaires, qui mettent l’école au service de l’endoctrinement et du contrôle des jeunes et à travers eux des parents. On sait que dans l’Allemagne hitlérienne, un certain nombre d’adultes ont été arrêtés en raison de leurs mœurs, leurs pratiques religieuses ou leurs opinions politiques, sur la base soit d’une dénonciation délibérée de leurs enfants, soit d’informations qu’ils avaient sans penser à mal livrées à un voisin, à un animateur de mouvement de jeunesse ou à un maître d’école. Dans les pays totalitaires contemporains, selon des modalités diverses, l’école est un maillon d’un réseau de surveillance des parents. Elle se sert aussi de l’enfant comme un " propagateur " actif de la foi ou de l’idéologie ; on estime que s’il est suffisamment formé et pétri de certitudes, il pourra à son tour (ré) former ses parents et préparer ses cadets.

Ce qu’on sait d’une famille à l’école

Dans un pays plus démocratique et pluraliste, la surveillance exercée par l’école laïque prend des formes plus douces, plus diffuses, plus fortuites, du moins pour la majorité des familles. La mission avouée de l’école n’est pas de surveiller les familles. Elle le fait " sans le vouloir ", parfois à son corps défendant. Les maîtres n’ont pas en général conscience de participer à une telle surveillance. L’école est cependant dans notre société un lieu où se concentrent nombre d’informations sur la vie des familles. Un maître de classe est par exemple souvent au fait a. de difficultés financières, qui mettent par exemple la famille dans l’incapacité d’assumer certaines dépenses comme l’achat d’un dictionnaire, d’un microscope ou d’un équipement de ski, ou les frais liés à une classe verte ou à une excursion ; b. de situations familiales complexes qui rendent précaires la garde ou l’éducation de l’enfant (conflits, séparations plus ou moins officielles, arrangements provisoires) ; c. de problèmes de santé, notamment lorsqu’ils rendent difficile la prise en charge de l’enfant : hospitalisation, graves maladies chroniques, dépression ; d. de certaines " déviances " des parents ou des aînés quant elles entraînent une intervention de la police ou des services médico-sociaux (alcoolisme, prostitution, inceste, femmes ou enfants battus par exemple) ; e. plus banalement du train et du mode de vie des familles : dépenses, repas, loisirs, ameublement etc.

Le maître de classe apprend tout cela non par curiosité, mais parce que ces données interviennent dans son travail quotidien, du contrôle des devoirs et des absences aux informations recueillies lors d’entretiens, sans parler des divers formulaires administratifs à remplir pour mettre à jour le fichier des élèves, gérer les assurances scolaires ou les dossiers médicaux des élèves. Lorsqu’il rencontre les parents, le maître peut être amené à poser certaines questions qui touchent à la vie familiale, pour mieux comprendre la personnalité de l’enfant, par exemple ses craintes, ses difficultés d’intégration ou son agressivité en classe. Au cours de telles rencontres, il arrive que l’un des parents, qui traverse une passe difficile, prenne l’enseignant comme confident et lui parle non seulement de l’éducation de l’enfant, mais de ses problèmes personnels dans le domaine conjugal, professionnel ou financier par exemple.

Les enseignants observent en général une assez grande discrétion. Ils sont néanmoins amenés, dans certaines circonstances, à utiliser les informations qu’ils détiennent sur les familles ou à en faire état, par exemple pour se défendre dans un conflit ou pour venir en aide à un élève. Ainsi, une maîtresse à laquelle on reproche d’avoir tiré les cheveux d’un élève peut-elle se défendre en disant que le père qui l’accuse reconnaît qu’il bat parfois ses enfants et sa femme. Autre exemple : lorsqu’un enseignant quitte ses élèves et en parle au maître qui les accueille au degré suivant, il lui donne si nécessaire quelques informations censées éviter certains impairs ; il lui dit par exemple que le père de tel élève vient de se suicider, que tel autre vit officiellement chez son père mais habite en fait chez sa mère, qui vit avec un autre homme, que telle mère laisse son enfant tout seul pendant des jours, etc. Dans une école qui accueille les enfants des familles du quartier pendant plusieurs années, des rumeurs courent de bouche à oreille. Les autres parents ne sont pas les moindres responsables de leur propagation. Mais la source principale d’information du maître, c’est l’enfant lui-même.

L’enfant parle de sa famille en classe

La façon dont un élève est vêtu, dont il parle, salue, communique ou traite les objets sont autant d’indices de l’éducation qu’il reçoit dans sa famille et donc des normes et des valeurs des parents. Qu’il soit serviable ou égoïste, agressif ou enjoué, flatteur ou impertinent, sociable ou sauvage, " sale comme un peigne " ou tiré à quatre épingles, un enfant exprime son milieu familial mieux que de longs discours. Sa manière d’être et sa conduite dévoilent un mode de vie, une conception de l’équité, de l’autorité, du travail bien fait, de l’hygiène. Tout cela forme une toile de fond qui permet d’interpréter d’autres informations. L’enfant dévoile aussi les opinions de ses parents lorsqu’il intervient dans un débat sur un thème d’actualité, par exemple l’égalité entre les hommes et les femmes, la justice, la paix, la télévision, la politique. L’évolution des pédagogies donne de plus en plus de place, du moins en principe, aux moments d’expression libre, tant par le texte qu’au cours de discussions à propos des événements de la semaine et des sujets offerts par diverses activités, lecture suivie, explication de textes, recherches de vocabulaires par exemple. Ce sont autant d’occasions, pour les enfants, de dire ce qu’ils pensent et, ce faisant, de dévoiler en partie ce que pensent leurs parents. Sur des sujets aussi divers que le racisme, la drogue ou le chômage, un enfant de douze ans n’est guère en mesure de se forger une opinion tout à fait indépendamment de ce qu’il entend à la maison. Si l’on discute avec les élèves pour savoir d’où leur viennent certaines idées, on apprend souvent qu’ils ont entendu affirmer telle ou telle chose par un membre de leur famille, parent ou aîné.

Les enfants donnent aussi volontiers des détails sur les conditions et le mode de vie de leur famille. À propos de logement, de maladie grave, d’héritage ou de délinquance, beaucoup d’enfants apporteront des exemples empruntés à leur expérience familiale ou à celle de gens proches de leur entourage. Plus on discute de sujets quotidiens, plus les enfants ont la parole, et plus les occasions sont nombreuses de raconter ce qui se passe dans leur famille. Le maître n’a pas besoin de les solliciter. Il les invite plutôt à davantage de réserve.

L’apprentissage du secret

En train de découvrir les choses de la vie, les enfants ne savent pas encore très bien faire la différence entre ce qu’on peut dire en famille et ce qu’on peut dire au-delà. Un enfant de huit ans peut dire avec le plus grand naturel, par exemple, que son père le bat à tout propos, qu’il reçoit des claques et des coups de pied pour la moindre incartade ; l’enfant semble en avoir pris son parti et considère même que c’est normal, au point de trouver qu’en classe la maîtresse n’est pas assez sévère. En en parlant, il n’a pas l’impression de trahir un secret de famille.

Sur certains points, les enfants sont dûment chapitrés : " Tu n’en parleras à personne ", " Si on te pose des questions, tu diras que tu n’en sais rien ou que ça ne les regarde pas ". Lorsqu’une famille vit des événements qu’elle tient absolument à garder confidentiels, elle les place explicitement sous le sceau du secret de famille et intime aux enfants l’ordre de ne pas en parler. Mais ce n’est possible que pour des événements bien définis. On ne peut condamner l’enfant au silence sur tout ce qu’il vit dans sa famille…

Les différences sont considérables d’un enfant à l’autre. À âge égal, certains sont extrêmement discrets sur leur vie de famille, alors que d’autres racontent tout à la moindre occasion. Il y a de fortes différences entre familles. Certaines ont le sentiment de n’avoir rien à cacher ou prennent avec bonne humeur des " révélations " intempestives. D’autres au contraire se sentent surveillées et exercent un contrôle serré sur ce que dit l’enfant à l’extérieur, multipliant les mises en garde. Ces différences tiennent à de très nombreux facteurs, parmi lesquels la relation avec le maître. C’est parfois presque un ami, quelqu’un auquel on peut faire confiance et livrer un certain nombre d’informations sans craindre de les voir utilisées contre l’enfant ou ses parents. Dans d’autres cas, la relation semble fonctionner selon le principe judiciaire " Tout ce que vous direz pourra être utilisé contre vous ".

Autre variable d’importance : la structure du quartier et la place de l’école dans la communauté. Dans un quartier où les gens se connaissent à peine, où les mouvements de population sont importants, où les maîtres n’habitent pas sur place et ne restent pas longtemps dans l’école, les informations sur la vie privée des familles circulent moins et portent moins à conséquences. Dans un village ou une communauté très intégrée, où l’école est au centre du réseau relationnel au même titre que la place du marché ou le café, les enjeux sont tout à fait différents. Mais partout l’école menace l’intimité de la famille beaucoup plus qu’aucune autre institution, du moins dans une société pluraliste et laïque.


XI. La famille prise au piège scolaire

Dans une société aussi fortement scolarisée que la nôtre, l’école a le pouvoir de nantir ou de priver d’un capital scolaire que beaucoup jugé indispensable pour réussir dans la vie, qu’il s’agisse d’un capital réel (les connaissances accumulées au long de la scolarité) ou formel (le titre qui certifie la maîtrise de compétences données et témoigne en même temps de la durée et du niveau des études). Peut-être le capital scolaire, réel ou formel, ne détermine-t-il pas autant qu’on le croit les chances de réussite professionnelle ou sociale dans la vie (Girod, 1981). Mais pour que les familles soient prises au piège scolaire (Berthelot, 1983) il suffit que la plupart des parents croient que le succès scolaire accroît les chances de réussir dans la vie. Là est le piège : même lorsqu’on n’adhère pas à la culture et aux formes d’excellence valorisées par l’école, on ne peut ignorer qu’elles ont cours. Laisser ses enfants s’exclure de la compétition scolaire, c’est risquer leur marginalisation sociale, en particulier lorsqu’on ne dispose pas d’autres ressources pour leur garantir un avenir même sans diplôme.

Le souci de faire réussir leurs enfants amène nombre de parents à tout faire pour prévenir l’échec. Cette attitude, qui prévaut dans les premières années de scolarité, se maintient après les sélections successives, même lorsque l’orientation est peu favorable. Seuls les adolescents relégués dans les filières les moins valorisées du secondaire peuvent penser n’avoir " plus rien à perdre ". Pour les autres, et surtout pour leur parents, le système laisse toujours planer la menace d’une filière encore moins bien située, d’une formation professionnelle plus courte, inachevée ou inexistante (Amos, 1984). À cette préoccupation " préventive " s’ajoute, lorsque l’enfant progresse en âge, la nécessité de faire face au verdict d’une sélection qui, pour une majorité d’enfants, équivaut à fermer progressivement des portes, à restreindre le champ des destins possibles tant scolairement que socialement et professionnellement.

Affronter les désillusions

Pour les parents dont l’enfant franchit avec succès tous les barrages, l’expérience est gratifiante. Les autres doivent, pour leur enfant et avec lui, assumer tant bien que mal déceptions et renoncements. Certaines familles et certains élèves ont à tel point intériorisé leur peu de chances objectives qu’ils se sont habitués à l’idée que " les études longues n’étaient pas pour eux ", qu’il ne fallait rien attendre de l’école. Leur renoncement s’est opéré par

anticipation. Dans la plupart des familles, c’est en cours de route qu’il faut " en rabattre ", se faire à l’idée que l’enfant n’ira pas " aussi loin " ou " aussi haut " qu’on l’espérait. C’est peut-être lorsque la sélection est la moins forte, la plus tardive, la plus progressive qu’elle déçoit le plus fortement ceux qu’elle relègue, en fin de compte, dans les filières les moins enviables. Leur frustration relative est à la mesure de leurs espoirs, entretenus par l’importance des chances objectives d’échapper à la sélection. Certaines familles vivent cruellement cette déception et n’en finissent pas de " faire leur deuil " de carrières rêvées ou entrevues. D’autres se résignent d’autant plus facilement qu’elles n’y ont jamais cru. On retrouve ici le réglage des espérances subjectives sur les chances objectives (Bourdieu, 1966 ; Bourdieu et Passeron, 1970).

La frustration familiale dépend du décalage entre les espoirs et la réalité, mais aussi de l’importance donnée au diplôme scolaire comme clé supposée de la réussite professionnelle et sociale. Une fois leurs enfants sortis de l’école, beaucoup de parents prennent leur parti d’une carrière scolaire peu favorable. Le temps atténue les choses et permet de faire de nécessité vertu. Mais au moment où les choses se jouent, où les portes se ferment, l’expérience est dure à vivre dans beaucoup de familles, d’autant plus dure que l’enfant avait intériorisé les aspirations de ses parents et se trouve lui-même déçu. Son sentiment d’échec, d’exclusion, peut le conduire à pratiquer la politique du pire, à désinvestir complètement l’école, à refuser d’un bloc le " Si tu veux réussir, il faut que tu travailles à l’école ! " Un enfant soumis pendant toute sa scolarité primaire à un travail intensif, doublé d’un contrôle sur sa conduite ou ses devoirs, et qui, malgré ses efforts, se trouve relégué dans la filière la moins enviable du secondaire, peut refuser tout crédit au prétendu " réalisme " des adultes (Besozzi, 1976) et rechercher des satisfactions plus immédiates, qui n’exigent aucun capital scolaire. La délinquance, la toxicomanie, la violence, la fugue ne sont pas systématiquement liées à un échec scolaire et au rejet qu’il entraînerait des valeurs parentales. Mais il est évident que beaucoup de parents d’adolescents doivent gérer tant bien que mal le divorce que la sélection scolaire engendre entre l’avenir rêvé et les possibilités beaucoup moins séduisantes qui subsistent à douze ou quinze ans. La sélection scolaire, lorsque leur enfant en est victime, peut empoisonner la vie d’une famille pendant des années (Mouvement populaire des familles, l978).


XII. L’insertion dans un réseau de sociabilité

L’école, on l’a déjà rappelé, précipite l’enfant, chaque année ou presque, dans un nouveau système relationnel. Même lorsqu’il garde en partie les mêmes camarades de classe, il change maintes fois de maître, de degré, d’établissement au cours de sa carrière. Ce qui implique la reconstruction périodique d’un réseau de relations.

À travers l’insertion de son enfant dans une organisation et dans un groupe-classe, sa famille élargit peu ou prou son propre réseau de relations sociales. Les enfants nouent à l’école des amitiés plus ou moins durables, ils se font parmi leurs camarades d’école des copains qu’ils retrouvent volontiers en dehors des heures de classe. Si les parents l’autorisent, ils se rendent parfois les uns chez les autres. Une famille hospitalière est amenée à accueillir sous son toit, au fil des années, d’abord de jeunes enfants, ensuite de plus âgés, puis des adolescents. Ils viennent après l’école ou les jours de congé, certains partagent le repas familial ou partent en week-end avec la famille. À travers leurs enfants, les parents noueront parfois des liens, au moins par téléphone, ne serait-ce que pour savoir chez qui se trouve leur enfant, pour faire confirmer une invitation ou demander des éclaircissements sur un incident survenu en classe. Cette insertion dans un réseau nouveau de sociabilité prend une ampleur et des formes très variées d’une famille à l’autre. Certaines refusent que leur enfant amène ses camarades et ne veulent pas davantage qu’il se rende chez des " inconnus ". L’élargissement du réseau de sociabilité est alors faible, mais sa seule éventualité dérange. Les familles qui désirent farouchement protéger leur intimité et contrôler les relations de leur enfant vivent souvent sa scolarité comme une menace plus ou moins fantasmatique de mauvaises rencontres ou simplement de contacts avec des " étrangers ".

S’ils ne s’en défendent pas, l’école peut mettre les parents au contact de nombreux camarades d’école de leurs enfants et leur faire rencontrer d’autres parents, les liens entre enfants débouchant sur des invitations, des sorties communes, des arrangements pratiques pour la garde des enfants ou les repas. Avoir des enfants dans la même classe peut suffire à créer des liens. Ils se renforcent lorsque l’école innove ou s’écarte d’une manière ou d’une autre de leurs attentes. Se forme alors un mouvement de solidarité pour protester ou négocier. L’école peut aussi favoriser la formation d’un réseau de parents lorsqu’elle les réunit régulièrement dans le cadre de séances d’informations, de fêtes, de spectacles. Même s’ils ne mettent pas les pieds en classe, n’ont aucune relation avec le maître et ne participent à aucune manifestation organisée par l’école, les parents voient leur insertion dans le tissu social modifiée du seul fait que leur enfant est scolarisé.

Droits et devoirs des parents d’élèves

Pères et aux mères doivent assumer un nouveau rôle social, celui de parents d’élèves, tel que la communauté et l’école le prescrivent. Les considérant comme des interlocuteurs responsables, l’école contribue à spécifier leur identité sociale. Ce qui, outre les conséquences inventoriées dans les pages précédentes, débouche sur l’exercice de certains droits et l’assujettissement à des obligations. Certes, le rôle de parent d’élève a des contours assez flous. Même régi par des textes, il est sujet à interprétation. Que signifie par exemple exactement l’article 47 du règlement de l’enseignement primaire genevois, qui dispose que " l’école complète l’action éducative de la famille, en collaboration étroite avec elle " ? À partir d’un tel énoncé, on peut justifier toutes sortes de pratiques !

On peut toutefois se faire une idée plus précise des droits et des devoirs des parents en consultant le chapitre IX du même règlement :

Art. 159

Les parents ont le devoir de donner à leurs enfants une éducation et une instruction suffisantes. Il peuvent leur faire donner l’instruction obligatoire, soit à l’école publique, soit dans les écoles privées, soit à domicile.

Art. 160

Les parents qui ont recours à l’école publique délèguent à l’autorité scolaire et au corps enseignant le droit d’instruire leurs enfants et de compléter leur éducation. Ils doivent observer les lois, règlements et usages qui sont en vigueur à l’école.

Art. 161

Les parents et l’école doivent autant que possible collaborer à l’éducation et à l’instruction des enfants : la famille doit aider l’école dans sa tâche pédagogique et l’école compléter l’action éducative de la famille.

Art. 162

Les parents doivent s’efforcer de placer leurs enfants dans les conditions les plus favorables à leur développement.

Art. 163

Les parents sont responsables des dégâts que leurs enfants peuvent commettre aux locaux, au matériel et aux fournitures scolaires.

La responsabilité des parents est également engagée lorsque leurs enfants détériorent, égarent ou dérobent, dans le cadre de l’école, des objets appartenant à d’autres enfants ou à des membres du corps enseignant.

Art. 164

En ce qui concerne la surveillance après les heures d’école, les parents sont tenus d’observer les dispositions du règlement sur la surveillance des mineurs, du 25 mai 1945 (J 8 6).

Art. 165

Les parents sont tenus de répondre aux convocations du maître ou de l’inspecteur. Ils doivent également se présenter et/ou envoyer leurs enfants aux rendez-vous fixés par les services de l’office de la jeunesse. En cas de refus après convocations réitérées, la direction de l’enseignement primaire ou celle de l’office de la jeunesse peut demander au chef du département l’application des sanctions prévues par la loi ou les règlements.

Art. 166

Les parents qui ne peuvent ou ne veulent pas prendre les mesures indispensables à l’éducation de leurs enfants sont signalés par l’inspecteur au service de protection de la jeunesse.

Art. 167

Les parents n’ont le droit d’inscrire aucune remarque ou observation dans les cahiers, les livrets, les manuels, ni sur les travaux écrits de leurs enfants.

Les parents qui ont contrevenu à cette prescription sont tenus de faire disparaître ces observations ou, le cas échéant, de remplacer l’objet à leurs frais.

Art. 168

Les parents qui ont des observations à présenter concernant l’éducation et l’instruction de leurs enfants à l’école doivent s’adresser aux différentes instances prévues par la loi et les règlements et se soumettre à la décision de celles-ci. Ceux qui ne peuvent admettre les règles de l’école publique sont tenus de faire instruire leurs enfants dans des écoles privées ou à domicile.

On notera le caractère hétéroclite de ces dispositions, les unes enjoignant aux parents de " s’efforcer de placer leurs enfants dans les conditions les plus favorables à leur développement " ou de " prendre les mesures indispensables à leur éducation ", alors que d’autres leur interdisent " d’inscrire aucune remarque ou observation dans les cahiers, les livrets, les manuels, ni sur les travaux écrits de leurs enfants "… Au total, les parents ont plus de devoirs que de droits. Tout se passe comme si la possibilité de ne pas mettre son enfant dans l’enseignement public dispensait, une fois qu’il y est, de donner aux parents des droits étendus. On peut d’ailleurs souligner la forme restrictive de ce droit : " Ceux qui ne peuvent admettre les règles de l’école publique sont tenus de faire instruire leurs enfants dans des écoles privées ou à domicile. " (art. 168). On ne saurait mieux stigmatiser ceux qui refusent de se plier à la règle commune.

 Le rôle social de " parent d’élève "

Le rôle des parents, tel qu’il se présente désormais dans l’école publique, ne se limite pas aux prescriptions réglementaires et légales. Dans la pratique, les parents sont censés faciliter de toutes sortes de manières la scolarité de leur enfant, en particulier en lui donnant une bonne éducation, en lui inculquant le respect de certaines normes, en le préparant à entrer à l’école et à s’y conduire correctement, en surveillant son travail, sa tenue, ses horaires, son matériel scolaire. Sans revenir sur ces thèmes, j’en souligne ici l’aspect normatif : être parent d’élève, c’est avant tout faire son devoir, satisfaire aux attentes de l’école.

À ces attentes de l’école et des maîtres s’ajoutent celles des enfants eux-mêmes et des autres adultes. L’enfant est non seulement le relais des attentes de l’école ; il a lui-même ses propres attentes à l’égard de ses parents ; il estime qu’ils doivent l’aider dans son travail, recouvrir ses cahiers, le conduire à l’école, rédiger un mot d’excuse, demander un congé, intercéder en sa faveur en cas de punition ou de mauvaise note, se rendre aux invitations de l’école ; ou encore l’encourager, le consoler, le féliciter… Les parents sont aussi l’objet d’attentes normatives des adultes qui, de près ou de loin, peuvent juger de la façon dont ils élèvent leurs enfants et se comportent envers l’école : la famille élargie, les amis et collègues, les voisins, mais aussi, parfois, le propriétaire ou l’employeur, le médecin ou le prêtre. Toutes ces attentes n’ont pas la même force, ni la même légitimité. Mais prises ensemble, elles prescrivent au père ou à la mère leur rôle de parents d’élève, un rôle qu’il n’avait pas toujours imaginé au moment de décider qu’ils auraient des enfants….

Un rôle diversement vécu

Ce rôle oblige notamment à répondre aux convocations plus ou moins péremptoires du maître ou de l’inspecteur, voire des services parascolaires (centre médico-pédagogique, clinique dentaire, service de santé, juge des enfants).Il s’agit aussi, plus informellement, de participer aux réunions d’information, à certaines fêtes ou cérémonies, telles que le spectacle de Noël ou les promotions. Ce ne sont que de petits moments dispersés dans l’année. Ils sont pourtant, pour certains adultes, l’occasion d’une confrontation à d’autres parents ou aux maîtres de leurs enfants. Certains se rendent avec plaisir aux invitations de l’école ; d’autres y répondent par conformisme ou souci de ne pas nuire à leur enfant, mais sans arriver toujours à cacher leur embarras ou leur ennui ; d’autres encore craignent tant ces rencontres ou s’y intéressent si peu qu’ils n’y viennent pratiquement jamais. Certains parents se sentent à l’aise à l’école ; ils sont " en pays de connaissance ", ils ont des relations confiantes avec les enseignants, leur enfant s’y trouve bien ; d’autres au contraire y viennent avec angoisse, ne sachant ce qu’il faut faire ou dire dans cet univers peu familier, s’enfuyant dès que possible.

Le rôle de parent d’élève est un rôle social non seulement parce qu’il est socialement et même juridiquement défini, mais aussi parce qu’il oblige les parents à affronter des situations d’interaction que certains vivent sur le mode de l’embarras ou de la frustration de ne pouvoir s’exprimer ou de n’être pas entendu. Dans la réflexion sur la participation des parents à la vie de l’école, on sous-estime trop souvent le coût émotionnel et relationnel que cela représente pour certains d’entre eux. Tous les enseignants ne manifestent pas, dans les rapports avec les parents, la disponibilité, l’aisance, la simplicité, l’ouverture qui pourraient faciliter les choses. Il n’est pas rare que l’enseignant soit aussi tendu ou embarrassé que ses interlocuteurs. Ce que ces derniers ne soupçonnent pas, mettant sur le compte d’une attitude arrogante ou fermée ce qui n’est en réalité qu’une certaine angoisse devant un groupe de parents.

Limiter les contacts ne rend pas toujours la situation plus confortable. Ce n’est pas sans une certaine culpabilité qu’on " oublie " une réunion de parents, qu’on repousse le moment d’aller voir la maîtresse. Une fraction des enseignants, les autorités scolaires et leurs propres associations tiennent aujourd’hui aux parents un discours qui valorise le contact et la collaboration. Il devient difficile de se sentir un " bon " parent d’élève en restant chez soi ! Pour certains parents, cette relative ouverture de l’école est une occasion gratifiante de rencontrer d’autres personnes, de s’impliquer dans les activités militantes ou pédagogiques. Pour d’autres, c’est un cadeau empoisonné, une nouvelle norme, un élargissement de l’emprise de l’école sur la vie familiale.


XIII. Ce que les familles font
de ce que l’école leur fait

Les influences possibles de l’école sur la famille et son fonctionnement viennent d’être analysées selon douze axes complémentaires. En résumé l’école influence : 1. l’emploi de temps de la famille (de l’horaire quotidien au temps des études) ; 2. son rapport à l’espace (habitat, mobilité) ; 3. son budget (dépenses directes et indirectes) ; 4. ses tâches (encadrement du travail scolaire, présentation de soi, etc.) ; 5. le contrôle social qu’elle exerce sur ses enfants ; 6. son action éducative ; 7. sa maîtrise du devenir de ses enfants ; 8. sa vie quotidienne ; 9. son image de soi (en fonction des évaluations scolaires) ; 10. la protection de sa vie privée ; 11. son rapport à l’avenir et ses stratégies face au piège scolaire ; 12. son insertion sociale dans divers réseaux de relations.

Ce découpage n’est pas dépourvu d’arbitraire. Il n’a pas été construit à partir d’une théorie de la famille. Je suis plutôt parti de la réalité scolaire, en essayant de regrouper, de façon pragmatique, certains types d’influences qui me paraissaient affecter un aspect important de la vie familiale. Comme toujours, pour mieux en rendre compte, le discours fragmente artificiellement la réalité : les familles n’établissent pas de frontières strictes entre l’éducation et le contrôle social, entre le moment où elles se sentent jugées et le moment où l’école s’introduit dans leur vie privée, entre ce que l’école leur coûte en argent et ce qu’elle leur coûte en travail, entre les contraintes de temps ou d’espace. En outre, la plupart des événements quotidiens, petits ou grands, touchent simultanément plusieurs de ces dimensions.

L’intérêt d’une mise en ordre est qu’elle permet de débusquer un certain nombre de choses cachées ou simplement oubliées à force d’être évidentes. L’école fait partie de la vie quotidienne des familles. Il va de soi que les enfants vont à l’école, comme il va de soi qu’on travaille pour gagner sa vie ou qu’on accepte certaines contraintes pour vivre en société. La scolarisation est de nos jours conçue comme le mode " normal " d’existence des enfants et donc, à travers eux, des familles. Qu’il nous faille respirer ne nous étonne plus tous les jours. Notre étonnement (re) naît de circonstances exceptionnelles, par exemple une dramatique pollution de l’air ou une grave maladie de l’appareil respiratoire. L’école aussi participe des évidences quotidiennes. Enfants et adultes ne prennent conscience de ce qu’elle leur fait que lorsqu’un événement vient rompre la routine. L’école ne passe pas inaperçue, elle engendre diverses émotions quotidiennes. Mais elle n’est pas vécue à chaque instant comme dépossession, aliénation, stigmatisation, inquisition, ou au contraire comme source d’identité, de félicité ou de sécurité, comme expérience stimulante ou lieu d’accomplissement.

Inégalement perçues, les influences de l’école sur la vie familiale n’en sont pas moins bien réelles. Tout ordre social n’existe qu’à condition d’apparaître, lorsqu’on en prend conscience, comme le seul ordre possible, participant de " la nature des choses ", alors même qu’une perspective historique et comparative mettrait en évidence son arbitraire. L’ordre est non seulement " naturalisé ", il est souvent intériorisé au point que nous n’arrivons plus à en prendre conscience. Ainsi va l’ordre scolaire, ce qui est parfaitement compréhensible : on ne peut vivre l’école au jour le jour qu’à condition d’oublier sa part d’arbitraire.

Influences réelles et influences perçues

Deux questions distinctes se posent. L’une touche aux influences effectives de la scolarisation sur le fonctionnement et la vie des familles. La seconde porte sur le degré et le mode de prise de conscience de ces influences, non pas seulement au coup par coup, mais comme dépendance permanente des enfants et des familles à l’égard d’un ordre scolaire. Entre familles, les différences portent aussi bien sur ce que l’école leur fait " réellement ", fût-ce à leur insu, que sur la conscience qu’elles en ont. Dans les deux cas, l’influence qu’exerce l’école sur le mode de vie et les représentations des familles n’est jamais prévisible en fonction des seules contraintes " objectives " telles que l’observateur peut les reconstituer. Tout dépend en définitive de ce que la famille fait de ce que l’école lui fait, de son interprétation et de sa " gestion " des contraintes.

Je ne me suis pas, dans le présent essai, limité à décrire les contraintes et les apports " objectifs ". J’ai tenté, ici et là, d’éclairer quelques modalités possibles du traitement des apports et des contraintes scolaires par le système familial. Il faut cependant aller beaucoup plus loin dans ce sens. Pour cela, il ne suffit pas de mettre en avant les différences culturelles ou matérielles liées à des positions différentes dans la hiérarchie sociale. La culture et la condition de classe de la famille n’agissent pas directement. Elles rendent seulement plus ou moins probable un mode de structuration et de fonctionnement particulier de la famille. Ce mode n’est jamais réductible à d’aussi grossiers déterminismes. Une famille est toujours insérée dans plusieurs communautés. Et surtout, elle a une histoire propre et se trouve être le carrefour et le lieu d’imbrication de plusieurs destinées individuelles. La carrière de l’enfant, pas plus que le cours de la vie des parents, ne sont entièrement " programmés " par l’appartenance à une classe sociale. Ce que vivent parents et enfants alimente cesse le fonctionnement familial, réponse évolutive à un ensemble complexe de données, elles-mêmes filtrées et interprétées par des schèmes de perception et d’évaluation.

Je ne puis dans ce cadre approfondir l’analyse de ce que font les familles de ce que l’école leur fait. On se reportera au second texte de Cl. Montandon dans cet ouvrage (voir aussi Troutot & Montandon, 1986). Ces travaux vont dans le sens de la prise en compte du paradigme familial ou, si l’on préfère, du mode de fonctionnement des familles. Pour ne pas se noyer dans les singularités, la première étape consiste à rechercher des ressemblances, à former des " familles de familles ", autrement dit des types qui permettent de réduire l’infinie diversité des fonctionnements familiaux concrets. Aussi élaborée et fine soit-elle, une typologie simplifie nécessairement la réalité. Si bien qu’aucune famille ne correspondra strictement à un type et qu’aucun type ne sera totalement incarné par une famille concrète. Mais cette réduction de la diversité permet de formuler des hypothèses sur ce que les familles font de ce que l’école leur fait sans se perdre dans l’immense variété des histoires individuelles et familiales. Reste à construire de telles typologies. On s’inspirera de la microsociologie de la famille (Kellerhals, Troutot et Lazega, 1984) et des typologies générales existantes. Mais on essayera de spécifier les concepts de culture familiale et de mode de fonctionnement de la famille en fonction de l’école et de ce qu’elle fait aux enfants et à leur famille. Les observations présentées ici pourraient alimenter cette construction typologique.

Il restera à comprendre comment il répercute, traduit, amplifie ou module les contraintes et exigences scolaires. Renvoyant au chapitre II de cet ouvrage (le go-between) pour l’analyse du va-et-vient de l’enfant entre sa famille et l’école, j’esquisserai ici, pour conclure, quelques hypothèses quant au pouvoir de l’enfant de moduler les contraintes et les influences de l’école sur sa famille.


XIV. Paratonnerre ou amplificateur ?

Gardons-nous d’une vision trop linéaire de l’influence de l’école sur la famille : au jour le jour, l’école agit sur l’enfant, qui répercute en partie cette influence sur la famille. Mais cette dernière agit en retour sur lui : il s’en va à l’école nanti non seulement d’une personnalité et d’un capital culturel, mais encore de dispositions d’esprit, de sentiments, d’humeurs ou d’intentions qui résultent d’interactions familiales récentes, partiellement alimentées par l’expérience scolaire des semaines ou des jours précédents. Le processus est donc cyclique ou dialectique. On ne peut se représenter ce que l’école fait aux familles comme une influence à sens unique. L’école n’est pas une étoile lointaine qui irradierait son environnement sans aucun feed-back. Elle n’est pas séparée de la famille par des années-lumière : le va-et-vient est constant, la famille peut agir en retour sinon sur l’école comme organisation, du moins sur l’expérience scolaire de son enfant.

Go-between, messager et message, vecteur de communication et d’influence, l’enfant n’est pas une " navette " neutre et indifférente qui repartirait inlassablement vers l’école pour se charger d’une nouvelle provision d’émotions, de jugements et d’apprentissages. Ce que l’école lui fait dépend en partie de ses propres stratégies et des dispositions d’esprit dans lesquelles il se rend à l’école, reçoit et interprète ce qui s’y passe. Or ces stratégies et ces dispositions sont, dans une certaine mesure, sous le contrôle de la famille, qui peut donc en partie se protéger des influences de l’école ou les maintenir dans certaines limites. Ainsi les parents qui incitent leur enfant à un travail scolaire régulier se mettent-ils à l’abri de jugements défavorables du maître et d’un échec scolaire éventuel. Ils cèdent alors, il est vrai, à une attente forte de l’école. Mais c’est pour éviter une blessure d’amour-propre qui leur pèserait plus encore que l’encadrement du travail scolaire. D’autres familles feront exactement le " calcul " inverse, préférant une humiliation vite oubliée à des affrontements constants à propos des devoirs.

Une famille peut également tenter de maîtriser ce que l’école lui fait en préparant son enfant à certaines expériences, en le guidant, en le munissant de ressources ou de recettes, en renforçant sa confiance en soi. Mais elle ne peut le protéger et se protéger complètement. Ne serait-ce que parce que l’enfant est lui aussi un acteur qui peut, de son propre chef, de façon plus ou moins délibérée, moduler à la fois ce que l’école lui fait et ce qu’il répercute dans sa famille.

Comment l’enfant peut-il se protéger contre ce que l’école lui fait ? Pour le comprendre, il faudrait s’engager dans l’analyse des stratégies des élèves face à l’évaluation (Perrenoud, 1984), au travail scolaire (Perrenoud, 1986), à la discipline, à la vie collective et aux autres aspects de la vie scolaire. J’insisterai simplement sur les façons fort diverses dont les enfants répercutent sur leur famille ce que l’école leur fait. Certains font écran. Ils protègent leurs parents en " captant " les influences de l’école, en les atténuant, comme une " résistance " affaiblit un courant électrique ; l’enfant ne fait pas alors rejaillir tout ce qu’il vit vers son groupe familial, ou c’est avec moins de force. D’autres enfants au contraire n’ont pas ce pouvoir ou cette volonté d’absorption et fonctionnent comme des " conducteurs ", voire des amplificateurs de ce que l’école leur fait. Essayons de concrétiser ces deux types de médiation.

Stratégies de protection

Certains enfants sont assez forts pour " se défendre " contre l’école sans faire constamment appel à l’aide, au soutien ou à la médiation de leurs parents. Ils vivent leur vie d’élèves de façon assez autonome, sans faire part de tous leurs espoirs et de toutes leurs déceptions, sans mêler leur famille à leurs conflits, en négociant directement avec le maître ou leurs camarades sur un certain nombre de points. La famille peut alors avoir l’impression que tout se passe très bien à l’école, ou plutôt qu’il ne s’y passe pas grand chose digne d’être raconté. D’autres enfants, qui vivent moins sereinement leur expérience scolaire, n’en font pas pour autant " profiter " leur famille, parce qu’ils sont secrets ou peu communicatifs, ou parce qu’ils ont le sentiment d’avoir tout à perdre à donner trop d’informations à leurs parents.

D’autres enfants encore protègent assez délibérément leurs parents, qu’ils sentent psychologiquement fragiles ou provisoirement vulnérables du fait de leur état de santé, d’une éventuelle crise au sein du couple, d’événements traumatisants vécus récemment. L’enfant sait alors que tout ce qui vient de l’école risque soit d’aggraver une situation déjà difficile ou tendue, soit de donner matière à une dramatisation excessive. En protégeant sa famille, il se protège souvent lui-même, esquivant des réactions qui compliqueraient sa propre position, qu’il s’agisse d’une mobilisation exagérée en sa faveur ou au contraire d’une disqualification du type : " Tu l’as bien cherché… " ou " Tu n’as que ce que tu mérites ! " L’enfant peut donc avoir des raisons fort diverses de faire écran entre l’école et sa famille, de tempérer, de modérer les influences dont il est consciemment le porteur. Cela peut atténuer le poids de l’école dans la vie quotidienne de la famille, en particulier la charge émotionnelle qui est liée aux multiples incidents qui émaillent la vie scolaire, à propos du travail ou de la discipline, ou encore des relations entre enfants.

Stratégies de dramatisation

D’autres enfants, à l’inverse, amplifient ces influences, racontant par le menu et dramatisant tout ce qui leur arrive. Un froncement de sourcils du maître, une petite dispute avec un camarade, la moindre injustice deviennent de véritables " affaires ", qui justifient un appel à l’indignation et la solidarité du groupe familial. Bien entendu, les familles apprennent " le bon usage " de ce que raconte leur enfant. S’il est un peu " mythomane ", s’il se sent facilement persécuté ou se présente au contraire comme le héros d’événements exceptionnels, les parents apprennent peu à peu à faire la part de l’exagération, ce qui peut d’ailleurs conduire l’enfant à ne plus rien leur dire et à vivre sa scolarité comme une expérience incommunicable.

Certaines familles sont moins armées que d’autres pour évaluer la juste importance de ce que leur enfant raconte, en fonction de la propre tendance des parents à se sentir persécutés, de leur propre sensibilité à l’injustice ou aux conflits, mais aussi de leur familiarité avec l’univers scolaire. Ainsi les parents immigrés ont-ils du mal à se représenter concrètement les valeurs et les normes qui régissent la vie scolaire dans un système très différent de celui qu’ils connaissent. D’autres parents sont simplement naïfs ou tellement fixés sur leur enfant que leur image de la réalité en est déformée. D’autres encore ont un compte à régler avec leur propre passé scolaire et sont donc particulièrement sensibles à certains incidents que d’autres trouvent anodins. Ici encore, l’amplification et la dramatisation ne portent que sur certaines influences de l’école, celles qui sont les plus solidaires du flux des événements et des décisions de chaque jour. L’école structure massivement le rapport de la famille au temps ou à l’espace, mais cela passe souvent inaperçu, alors que des événements quotidiens, même mineurs, tiennent une place importante dans la conscience de ce que l’école fait à la famille.

De l’interdépendance à la négociation

L’insistance sur le rôle actif de l’enfant dans la médiation des influences exercées par l’école sur la famille est une autre façon de rappeler que le découpage adopté ici est analytique : dans un système d’influences réciproques, d’interactions, d’interdépendances, j’ai privilégié les influences de l’école sur la famille. Pour rétablir une juste vue des choses, il ne suffit pas de dire que l’influence va aussi en sens inverse, que l’enfant et les parents font quelque chose au maître et à l’organisation scolaire. Il faut au moins ajouter que ces influences réciproques ne forment pas un échange aveugle, mais qu’elles se répondent. Pour en rendre compte, on peut tenter d’élargir le paradigme de la communication. C’est ce que j’ai tenté de faire dans " le go-between ". Un autre paradigme, celui du jeu stratégique ou de la négociation (Hutmacher, 1983 ; Richiardi, 1986), peut également éclairer une part de la réalité, mais il tend, comme le paradigme de la communication, à privilégier les influences dont les acteurs ont conscience et sur lesquelles ils pensent avoir prise. Comment décrire des interdépendances qui, échappant largement à la conscience des acteurs, lient néanmoins l’école et la famille ?

Pour corser le tableau, notons pour finir que comme toute communication, toute négociation, tout affrontement stratégique, les interdépendances entre l’école et chaque famille ont elles aussi une histoire, qui n’est pas réversible et qui modifie la suite des événements. Les parents, les enfants et les maîtres ont une mémoire. Ils sont transformés par les initiatives et les réactions des autres, si bien que leurs interactions à venir se construisent toujours à partir d’un état inédit du système. Dans ce domaine, on ne peut faire table rase : ce qui se joue entre les uns et les autres se tisse toujours à partir de leur passé ou du moins de ce qu’il en reste, fût-ce dans leur inconscient.


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