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Ce que lécole fait
aux familles : inventaire
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1987
I. Temps familial et temps des étudesII. Vivre près dune école : le rapport à lespace
III. Budget familial et scolarisation
IV. Travail scolaire et travail pour lécole
V. Contrôle des conduites et attentes de lécole
VII. La famille dépossédée de ses enfants
VIII. Vivre lécole au jour le jour
X. Une faille dans la sphère privée
XI. La famille prise au piège scolaire
XII. Linsertion dans un réseau de sociabilité
XIII. Ce que les familles font de ce que lécole leur fait
Dans notre société, le destin dune famille est pour une part lié à la scolarité de ses enfants. Dès leur naissance, parfois avant, lécole pointe à lhorizon familial. Puis elle devient, pour dix, quinze ou vingt ans, quarante semaines par an, cinq ou six jours par semaine, une composante de la vie quotidienne. Pendant que ses enfants progressent dans le cursus, la famille sorganise en partie, bon gré mal gré, en fonction des horaires, des échéances et des exigences fixées par lécole, des dépenses et du travail quelle exige, des jugements quelle porte, des décisions quelle prend, des tensions et des espoirs quelle fait naître chez lenfant et ses proches.
Pour analyser ce que lécole fait aux familles, il faut dabord reconnaître que toutes ne vivent pas de la même façon la scolarité de leurs enfants : expérience heureuse pour certaines, lécole est pour dautres un calvaire, une suite de conflits ou dhumiliations. Pour le plus grand nombre, la scolarité fait partie de la vie quotidienne à tel point quon na plus guère conscience des contraintes et des influences quon lui doit.
Un système ouvert
Une famille est par excellence un système ouvert, que tout ou partie de ses membres quittent chaque jour ou presque pour se rendre au travail ou à lécole, faire des achats, rencontrer des amis, participer à la vie associative ou sadonner à divers loisirs. La vie familiale sorganise donc nécessairement en fonction de ces allées et venues ; la famille vit, affectivement et matériellement, des investissements externes de ses membres, mais ce sont aussi des sources de contraintes et dinégalités. Tous les membres dune famille nont pas des engagements externes aussi légitimes, tous namènent pas les mêmes ressources, ne répercutent pas les mêmes tensions. Ceux qui ont le moins dengagements extérieurs assument souvent lessentiel du travail ménager et doivent sadapter aux rythmes et aux besoins des autres. Toute famille est donc condamnée, sous peine déclatement, à trouver un modus vivendi permettant de concilier ouverture et fermeture, liberté des personnes et intégration du groupe.
Lécole représente, comme une activité professionnelle, un engagement externe de longue durée, qui absorbe beaucoup dénergie et met en jeu lenfant dans son entier. La scolarisation pèse inévitablement dun grand poids dans la vie familiale. Elle affecte la famille au-delà de la simple solidarité par laquelle ce qui arrive à lun de ses membres touche indirectement les autres. Les parents sont réputés légalement et moralement responsables de leurs enfants mineurs. Le droit de la famille, les lois sur linstruction publique et la protection de la jeunesse leur donnent un rôle primordial. Ce rôle légal coïncide assez largement avec limage que la plupart des adultes se font des droits et devoirs des parents en matière déducation et de contrôle social. Si bien que ce qui se passe à lécole est socialement défini comme leur affaire autant que celle de lenfant. Même sils ont peu de contacts directs avec lécole, la réussite scolaire de leur enfant est en partie leur réussite, son échec, leur échec. Ils sont non seulement solidaires, ils sont personnellement impliqués. Or ils détiennent un large pouvoir dans le groupe familial. Ils peuvent donc, plus que dautres membres de la famille, traduire leurs représentations, leurs espoirs, leurs angoisses ou leurs projets en décisions ou en habitudes affectant la famille dans son ensemble. Ainsi, pour ne prendre quun exemple, ce sont les parents qui peuvent décider que la télévision nuit au travail scolaire, donc quil faut en réglementer lusage. De telles décisions affectent les habitudes de loisirs de toute la famille, mais aussi la nature des échanges en son sein.
Un système parfois divisé
Considérer la famille comme un système ne conduit pas à affirmer son unité. Les enfants et les parents nont pas les mêmes intérêts, le même pouvoir, les mêmes stratégies. Le père et la mère ne présentent pas toujours un front uni. Sils sont en conflit, à propos de léducation ou pour dautres raisons, lenfant peut devenir lenjeu de luttes dinfluence. Il peut être sommé de choisir son " camp " ou condamné à jouer les médiateurs entre son père et sa mère. Cest fréquent lorsque les parents sont séparés plus ou moins officiellement. Mais cela se produit aussi lorsquils vivent sous le même toit dans une relation de conflit ou de faible communication. Ainsi ces situations où le père dit à lenfant, en présence de la mère : " Dis à ta mère que ". Lenfant peut être une " balle " quon se renvoie non seulement entre lécole et la famille, mais entre père et mère. Les enseignants se rendent alors bien compte quils nont pas affaire à un " bloc parental ", mais à deux individus qui ont des attitudes, des pratiques et des attentes différentes à légard de lécole. Père et mère nont en général pas les mêmes rôles, le même pouvoir, le même rapport à lenfant, les mêmes tâches éducatives ; ils ne sont pas également présents à la maison lorsque lenfant part à lécole ou en revient. Dans lenseignement primaire, les maîtres sont habitués à rencontrer plus souvent les mères que les pères, ce qui suggère une certaine " division du travail " dans les relations de la famille " traditionnelle " avec lécole. Traiter la famille comme un système, cest donc la constituer non en acteur monolithique, mais en groupe traversé par des différences et des tensions, au sein duquel, à sa façon et avec ses moyens, chacun cherche à exercer une influence sur lensemble, ne serait-ce que pour préserver ses intérêts.
Des familles fort diverses
Il faut tenir compte aussi de la diversité des structures familiales, des familles monoparentales aux communautés élargies de divers types. Comme le constatent les sociologues de la famille aussi bien que les législateurs, il est difficile de donner une définition simple de la famille, tant se diversifient les formes de coexistence denfants et dadultes dont les liens biologiques, juridiques, économiques et sentimentaux se laissent de moins en moins enfermer dans une formule unique : la famille nucléaire " classique ", formée dun couple marié et de leurs enfants, nest plus quune forme parmi dautres. Je considérerai dans ce qui suit que la famille dun élève est le groupe dans lequel il vit et au sein duquel se trouve au moins un adulte réputé responsable de son éducation et de sa scolarité.
Même lorsque la famille compte père et mère, ce ne sont pas toujours eux qui assument les plus fortes responsabilités, mais une grand-mère, un aîné, voire lenfant scolarisé lui-même sil est le plus valide, le mieux informé ou intégré. Dans les familles immigrées par exemple, il nest pas rare que les aînés connaissent mieux que leurs parents la langue du pays et son système scolaire ; ils deviennent alors les interlocuteurs directs des enseignants, pour eux-mêmes ou pour leurs cadets. Même dans les familles établies de longue date, on ne peut mettre entre parenthèses les autres enfants. Les aînés ont en particulier une expérience du système scolaire plus récente que leurs parents, ils connaissent mieux les normes, les programmes, les maîtres, les filières secondaires. Ils sont aussi moins naïfs et savent faire, dans ce que disent leurs cadets, la part de la stratégie. Le rôle des aînés saccroît lorsque les parents sont peu disponibles, par exemple du fait de leur travail ou de leur état de santé. Ils délèguent alors explicitement une partie de leurs tâches au grand frère ou à la grande sur : envoyer les cadets à lécole, surveiller leurs devoirs, aller voir le maître.
En un mot il existe DES familles, diverses par leur composition et leur structure, et plus encore par leurs conditions de vie, leurs valeurs, leur mode de fonctionnement ; à ces familles différentes, lécole ne saurait faire la même chose.
Même ce quelle fait à chacune delles en particulier est une réalité changeante, ambivalente : le rapport à lécole peut fluctuer au gré des événements familiaux ou scolaires, évoluer au fil de la progression des enfants dans le cursus. Il peut être contradictoire : certains parents vivent lécole à la fois comme contraignante, frustrante, stressante sous certains aspects et comme structurante, libératrice, positive sous dautres aspects. Cette ambivalence saccroît si la famille compte plusieurs enfants qui vivent des expériences scolaires contrastées. Peut-on dès lors décrire ce que lécole fait aux familles autrement que sous les couleurs dune infinie diversité, de singularités ineffables ?
Classes sociales et paradigme familial
La sociologie na pas lambition de saisir toute la réalité, de restituer toute la richesse de lexpérience vécue par chacune. Elle traque des ressemblances ou des régularités, elle cherche à mettre de lordre dans la diversité et à lexpliquer. Si lécole ne fait pas la même chose à toutes les familles, ce nest pas le seul fait du hasard, quand bien même il joue un certain rôle On peut espérer expliquer une large part ce que lécole fait aux familles en tenant compte : 1. de la position de la famille dans la stratification sociale (condition et culture " de classe ") ; 2. des règles explicites ou implicites de fonctionnement du groupe familial (voir le dernier chapitre de cet ouvrage, dans lequel Cl. Montandon analyse la notion de paradigme familial) ; 3. des expériences concrètes de lécole (réussite, intégration, relation avec les maîtres, climat de la classe et de létablissement).
Comme on le pressent, ces trois ordres de réalité ne sont pas totalement indépendants : dans telle classe sociale, tel paradigme familial ou telle réussite scolaire sont plus ou moins probables. Mais gardons-nous de schématiser : les familles appartenant aux classes privilégiées ne fonctionnent pas selon un paradigme unique et leurs enfants ne brillent pas tous à lécole. À linverse, tous les enfants des classes populaires ne sont pas voués à léchec et ne vivent pas dans une famille " typiquement ouvrière ", à supposer quun tel type soit encore identifiable de nos jours. Quant au paradigme familial, Cl. Montandon montre au chapitre IV de cet ouvrage quil présente une certaine autonomie par rapport à lappartenance à une classe sociale.
Combinés, paradigme familial et condition de classe ne déterminent pas complètement la carrière scolaire des enfants. Preuves en soient les différences observées entre enfants de la même famille : tous nabordent pas la scolarité élémentaire avec des attitudes, des ressources, des stratégies identiques ; et surtout, chacun " vit sa vie " : une carrière scolaire senchaîne, avec des ruptures, des cercles vicieux, des processus cumulatifs. Ce qui arrive à un enfant nest pas déductible de ses caractéristiques personnelles et de celles de école. Leur interaction engendre une dialectique complexe, qui fait la diversité des biographies individuelles.
Aucune expérience scolaire nest intégralement " programmée " par la condition sociale de la famille ou son mode de fonctionnement. Chaque famille doit, en matière scolaire, sadapter à une part dimprévu. Les aléas de la scolarisation modifient dailleurs en retour, peu ou prou, sa culture et son mode de fonctionnement.
Naviguant entre deux écueils - enfermer la réalité dans des schémas rigides ou se perdre dans sa complexité - le présent essai nest quun début. Il se fonde sur plusieurs années dobservation-participante dans des classes. Je pars donc de lécole. Un sociologue de la famille aborderait le problème tout autrement. Les approches, loin de sopposer, me paraissent complémentaires. Car pour procéder à linventaire de ce que lécole fait aux familles, on doit disposer dune représentation des contenus et des formes de la vie scolaire ; elle seule peut nous renseigner sur les influences et les contraintes, matérielles ou symboliques, que lécole exerce au jour le jour sur toutes les familles ou sur certaines dentre elles.
Ce que lécole fait aux enfants
Si lécole fait " quelque chose " aux familles, cest bien sûr parce quelle fait dabord " quelque chose " aux enfants ! Or que savons-nous de ce que lenfant vit à lécole ? Nous manquons de travaux décrivant lexpérience scolaire quotidienne des élèves. Les approches telles que celles de S. Mollo (1975) ou de Gilly (1980), fort intéressantes, éclairent les discours ou les représentations des enfants plus que la vie en classe. Quant aux recherches psychopédagogiques, elles sont souvent centrées sur les apprentissages plutôt que sur la vie quotidienne des élèves. On étudie habituellement leur développement, leurs acquis scolaires, leur autonomie, leur intégration dans le groupe-classe. Or ce qui mimporte ici, cest lensemble des effets que lécole produit au jour le jour sur les enfants et à travers eux sur leurs familles. Faute dun inventaire déjà constitué dans cette perspective, je tenterai, chaque fois que ce sera nécessaire, de rappeler, pour une part en me référant à des observations explicitées plus largement ailleurs (Perrenoud, 1982, l984, 1986), tel ou tel aspect du fonctionnement de lécole, de décrire ses effets probables sur les enfants, puis de revenir à la famille comme système.
Comment organiser linventaire des effets possibles de la scolarisation sur tout ou partie des familles ? Faute dune typologie établie et dune théorie directement utilisable des relations entre systèmes, jai procédé de façon assez empirique, en distinguant douze modalités dinfluence de lécole sur la famille. Selon chacune, en raison même de la diversité déjà évoquée, il conviendra denvisager des effets contradictoires. On ne pourra cerner leur réalité et leur généralité quà travers des recherches empiriques dans les familles, dans le sens esquissé par Cl. Montandon dans cet ouvrage (voir aussi Troutot & Montandon, 1986). Je me bornerai, sans esprit de système, à indiquer certains effets probables et à avancer quelques hypothèses sur leurs liens avec le fonctionnement de la famille, sa position sociale ou la trajectoire scolaire de ses enfants.
Lécole rythme la vie des élèves et à travers eux des familles. Le temps des études (Verret, 1975) est une phase du cycle de vie, à laquelle nul néchappe dans une société scolarisée, dabord comme élève, plus tard, très souvent, comme mère ou père de famille. Pendant dix ans au moins, parfois pendant plus de vingt ans si elle a plusieurs enfants et sils font des études longues, une famille compte le temps en " années scolaires " et pense lavenir, pour une part, comme une progression dans le cursus.
Découpant lenfance en années scolaires, divisant lannée en semaines de travail et en semaines de vacances, fixant lemploi du temps de la semaine et de la journée scolaires, lenseignement induit de fortes contraintes pour lorganisation familiale. Une partie des adultes salariés peuvent aménager leur temps de travail en fonction de leurs besoins : temps partiel, congés, heures supplémentaires compensées, morcellement des vacances et choix des dates, horaire individualisé ou même horaire variable. Dans le domaine professionnel, aussi variable inégale soit-elle dun métier à lautre, la flexibilité, tend à saccroître. Les horaires des écoliers restent rigides, leur temps de travail presque constant, si bien que le temps scolaire est pour certaines familles la contrainte la plus forte et la moins négociable.
Les contraintes temporelles les plus visibles portent sur les heures de présence à lécole et temps de déplacement. La concentration des établissements dans les agglomérations importantes et les regroupements scolaires en campagne imposent à certains enfants, matin et soir, de très grands déplacements. Parfois la famille vit si loin des écoles quelle choisit de placer ses enfants en internat, ce qui limite les déplacements aux week-ends et aux vacances, mais entraîne une séparation durable et une prise en charge " totale " (Goffman, 1968) de lélève qui sétend au delà des heures de classe, aux devoirs, aux repas, aux loisirs, aux rites religieux, au sommeil et à la toilette.
Contraintes indirectes
Je ne puis approfondir lanalyse de ce que fait linternat aux enfants et aux familles. Il libère la famille de certains soucis quotidiens, mais cest pour laffecter autrement. Revenons aux situations les plus courantes dans lenseignement obligatoire. Lécole exerce une influence sur lemploi du temps de la famille en dehors des heures de présence à lécole et des déplacements. Ces contraintes indirectes sont moins visibles et moins sensibles, parce quelles laissent à lenfant et à la famille une plus grande marge de manuvre. Néanmoins, pour arriver éveillé à lécole, il faut dormir suffisamment. Pour être prêt à affronter les exigences des maîtres, il faut avoir consacré du temps aux devoirs et à diverses préparations. Songeons aussi au temps pris par toutes sortes de discussions et de décisions à propos de lécole ; au temps requis par lachat, lentretien, la gestion du matériel scolaire, de léquipement sportif ou même des vêtements ; ou encore au temps dévolu au travail de présentation de soi exigé par lécole : se laver, se coiffer, shabiller proprement. Lenfant et les parents consacrent un temps variable à ces diverses tâches. Lécole leur laisse aussi, dans une certaine mesure, le choix du moment : certains enfants font leurs devoirs en rentrant de lécole, dautres après le repas du soir ; certains fractionnent leur effort, dautres le concentrent. La structuration indirecte du temps échappe plus que les horaires scolaires proprement dit à la conscience des intéressés. Elle nen est pas moins forte.
Lécole structure le temps du groupe familial et de chacun de ses membres du simple fait que la vie commune exige une certaine coordination des horaires. Lorsque ses membres ont de fortes contraintes externes, la famille doit sen accommoder, sauf à renoncer en partie aux rencontres dont elle tire sa cohésion, son identité et en définitive son sens. Subissant lui-même de fortes contraintes horaires, lenfant les répercute sur lorganisation du temps familial.
Par ailleurs, les parents doivent prendre le temps de planifier, de contrôler lemploi du temps de leurs enfants, par exemple en les réveillant le matin, en les envoyant à lécole, en sinquiétant de la durée des trajets, en supervisant leurs devoirs ou leur au sommeil. Plus la prise en charge des enfants est forte, plus le temps scolaire structure le temps de la famille ! Mais aucune néchappe aux contraintes scolaires, même si elles sont à ce point intériorisées quelles passent inaperçues. La famille mesure parfois ces contraintes lorsquelles sont " suspendues ", pendant les vacances ou les jours de congé. Elle peut alors vivre sur un autre rythme. Mais ces moments ne donnent quune pâle idée du poids historique de lécole dans lorganisation du temps : les rythmes scolaires sont si profondément intériorisés quils marquent les individus et les familles en dehors et au-delà des périodes de scolarisation. Comme le temps de travail des adultes, le temps scolaire paraît faire partie de la définition " naturelle " du temps (Hall, 1984).
Évitons cependant dopposer les contraintes scolaires à une liberté mythique. Si les enfants nallaient pas à lécole, ils auraient dautres obligations ; dans les sociétés peu scolarisées, les enfants mis au travail subissent de plus fortes contraintes encore. Dans la nôtre, si les enfants nallaient pas à lécole, les adultes qui travaillent ou vaquent à dautres occupations devraient inventer dautres formes de garderie.
Le poids inégal de lhoraire scolaire
Selon les cas, les horaires scolaires peuvent façonner presque à eux seuls le temps familial ou nêtre quune contrainte parmi beaucoup dautres. Ainsi, lécole structure-t-elle le temps de la famille différemment selon que la mère exerce ou non une activité professionnelle, selon quelle soccupe ou non du repas de midi. Par ailleurs, tous les élèves ne passent pas le même temps à lécole, nont pas les même trajets, nont pas autant de devoirs et nont pas également besoin de laide de leurs parents.
Ce que lécole fait à la famille dépend bien sûr des contraintes " objectives ". Mais leur poids et leur sens diffèrent selon les valeurs et lorganisation du groupe familial. Ainsi lheure à laquelle commence lécole le matin na-t-elle pas, pour une famille très matinale, par goût ou par nécessité, la même signification que lorsque lécole est la première contrainte de la journée. Même alors, son sens varie. Lenfant doit au minimum se lever, shabiller et se rendre à lécole. Doit-il aussi se laver, manger, sacquitter de tâches ménagères ? Le " programme " matinal et le temps consacré à chaque activité peuvent varier considérablement dun enfant à lautre, en fonction de sa rapidité, de ses goûts et de ses habitudes, mais surtout des normes familiales en matière de toilette, de petit déjeuner, de convivialité. Les différences sont fortement liées à lattitude des adultes, au mode et au degré de prise en charge de lenfant entre son réveil et le moment où il arrive en classe. Certains parents tiennent à se lever avant leur enfant pour léveiller, surveiller sa toilette et son habillement, préparer le petit déjeuner et le prendre en sa compagnie, lenvoyer en classe, éventuellement laccompagner jusquà larrêt du bus ou jusquà lécole. Dans dautres familles, les enfants de même âge mettent leur réveil, se lavent, shabillent et déjeunent seuls, parce que leurs parents sont déjà partis ou parce quils dorment encore. La diversité des prises en charge sexplique en partie par les contraintes objectives et lemploi du temps des parents : sils travaillent tous les deux et ont quitté le domicile familial avant même que lenfant soit réveillé, ils seront bien obligés de lui faire confiance et de parier sur son autonomie. Mais même lorsque les parents sont présents, leur attitude peut varier selon leur conception de leur devoir, de léducation, de la diététique, de la sécurité, de la vie en famille.
La façon dorganiser le repas de midi propose un autre exemple de la relativité des contraintes. Si lenfant mange au restaurant scolaire ou chez des voisins, lorganisation familiale nest pas affectée. En revanche, si tous rentrent à midi, il faut faire coïncider les horaires. Or dans nombre de pays, pour des raisons de sécurité routière notamment, les enfants rentrent et repartent plus tôt que les adultes. Les mêmes contraintes objectives ont toutefois des incidences très diverses selon les valeurs familiales. Dans les familles où il importe de prendre ensemble un repas, de préférence cuisiné et chaud, la synchronisation est indispensable. Si on réserve à la soirée ou au week-end les vrais repas conviviaux, lorganisation de la mi-journée est plus souple. Alors que lhoraire scolaire oblige à un rendez-vous impératif les familles qui ont une certaine conception du repas, dautres ne ressentent aucune contrainte. Tout dépend de leur image de la " vraie famille " et du degré dautonomie quelles accordent à leurs membres.
Troisième exemple : les jours de congé. Dans la plupart des systèmes scolaires, les enfants ont une demi-journée ou une journée de congé pendant les jours ouvrables, ce qui oblige les parents qui travaillent à en organiser la garde jusquà lâge où ils sont censés " se débrouiller ", âge qui varie selon les enfants et les familles. Si les parents font garder leur enfant par une grand-mère, des voisins ou une institution, leur emploi du temps sera faiblement affecté ; de même sils osent le laisser seul à la maison. Dans le cas contraire, les parents doivent organiser leurs horaires pour quun dentre eux au moins soit présent les jours de congé, en tout ou en partie. Le même mécanisme fonctionne pour les heures des repas, les heures de sortie de lécole, éventuellement les périodes séparant lheure de départ des adultes de lheure à laquelle les enfants sont attendus en classe. Ici encore les différences culturelles et la diversité des conceptions de lenfant et de son autonomie pèsent autant que les contraintes objectives et les ressources matérielles. Le week-end, la situation peut être inversée, si ce sont les parents qui ont congé le samedi matin alors que les enfants vont à lécole. À Genève par exemple, certains parents vivent cette demi-journée comme une forte contrainte, parce quelle les empêche de rejoindre leur résidence secondaire ou de partir en week-end, ou quelle les prive de la présence de leurs enfants au moment où ils souhaiteraient avoir avec eux des contacts plus détendus. Ce sont les partisans de lalignement de lhoraire scolaire sur lhoraire de la majorité des adultes (Felder, Hutmacher et Perrenoud, 1975). Dans dautres familles, labsence des enfants le samedi matin nest pas ressentie comme une contrainte et peut même offrir aux parents un moment de temps libre dont ils disposent sans avoir à soccuper de leurs enfants.
Des effets contradictoires
Ce dernier exemple amène à souligner quon ne peut interpréter la structuration du temps familial par lécole comme une contrainte constamment défavorable aux intérêts ou aux désirs de la famille ou de ses membres. Lorganisation du temps scolaire, comme celle du temps de travail des adultes, aide certaines familles à se donner des routines, un rythme de vie, des règles de fonctionnement, alors que labsence de contraintes externes entraînerait une organisation très fluctuante, voire anarchique du temps familial. Correspondant dans certains cas aux besoins profonds de chacun, cette " anarchie " pourrait naître ailleurs, sans profit pour personne, de la difficulté du groupe familial à définir, négocier, respecter un emploi du temps régulier. Lécole, comme le travail professionnel, introduit des rythmes qui peuvent contribuer parfois à stabiliser le fonctionnement du groupe familial. Dans un autre ordre didées, les différences entre les horaires respectifs des uns et des autres ménagent des moments où le groupe familial nest pas réuni dans son entier. Ce qui donne à chacun plus despace et plus de liberté, ou rend possible au sein du groupe familial des relations diversifiées. La réunion de lensemble du groupe ninterdit complètement ni de telles relations, ni lexercice autonome de certaines activités, mais avec la présence de tous, surtout si lappartement est exigu, le contrôle collectif saccroît en même temps que la visibilité de ce que fait chacun.
Enfin, lécole offre à certaines familles les avantages dune garderie. Exigeant la présence des enfants à des heures quelle fixe unilatéralement, elle oblige certes les familles à sadapter à cet horaire. Mais en contrepartie, quatre à sept heures chaque jour, elle prend les enfants en charge, permettant à certains parents de vaquer à leurs occupations plus librement que si leurs enfants étaient à la maison. Cette liberté est particulièrement visible au moment où on la perd, par exemple lorsque lenfant est malade ou lorsque lécole lui donne congé à limproviste, obligeant les parents à réorganiser leur emploi du temps. Les complications quintroduisent les vacances ou les congés réguliers de milieu de semaine sont autant dindices du rôle de lécole dans la garde des enfants.
On le voit, analyser ce que lécole fait aux familles nest pas suggérer quelle leur fait principalement du mal. Cest mettre en évidence les aspects de la culture et de lorganisation familiale que la scolarisation affecte dans un sens ou dans un autre, pour faciliter les choses ou pour les compliquer, avec un effet de structuration ou de déstructuration, en accroissant ou en affaiblissant lunité de la famille.
Pour quelques décennies encore sans doute, malgré le développement de linformatique et des médias, lidée de scolarisation restera associée à limage dun lieu où les élèves se rendent pour travailler. Le bâtiment décole a sa place dans limage dÉpinal du village traditionnel. La fondation dune maison décole a marqué un tournant dans la renaissance de lécole à lépoque médiévale (Magnin, 1983). De nos jours, pour des raisons démographiques et économiques, certains bourgs ferment leurs écoles. Mais elles sont toujours des éléments du paysage régional. Très jeune, lenfant apprend que sa condition est daller à lécole et quil lui faudra pour cela quitter chaque jour sa famille pour se rendre dans le lieu, plus ou moins éloigné, dédié à lexercice du métier délève.
La scolarisation nimpose pas aux familles un lieu de résidence défini. Certaines lois nobligent pas à envoyer lenfant dans une école, elles autorisent son instruction à la maison par les parents ou un précepteur. Dans ce cas, la famille peut ne tenir aucun compte de limplantation des écoles. Pour limmense majorité toutefois, linstruction obligatoire passe par la fréquentation dun établissement scolaire. La loi nimpose pas aux familles de résider près dune école, elle exige seulement que les élèves viennent chaque jour et soient à lheure. Les parents qui " décident " dhabiter à mille lieues de toute école ou de mettre leur enfant dans un établissement très éloigné de chez eux acceptent de sorganiser en conséquence : placement en internat, pension chez des logeurs proches de lécole ou arrangement pour le conduire ou le faire conduire matin et soir.
Une liberté très théorique
Dans lécole publique, il arrive souvent que la législation impose linscription dans un établissement proche du domicile familial, essentiellement pour permettre une organisation rationnelle de la carte scolaire et éviter de créer une compétition entre les écoles publiques. Mais ces règles souffrent de dérogations. Et de toute façon, lécole nimpose pas à la famille une résidence, elle lui signifie seulement quayant choisi tel domicile, elle ne peut prétendre envoyer ses enfants dans nimporte quelle école publique. Libre à elle, si cela ne lui convient pas, dassurer elle-même linstruction de son enfant, de le placer dans un établissement privé ou de déménager. On le voit, dans ce domaine, ce que lécole fait à la famille ne prend pas la forme simple dune contrainte réglementaire. La famille est libre de sa résidence. Mais, elle ne peut ignorer, dans le choix de sa résidence, les contraintes de la carte scolaire, les coûts et les avantages liés à un plus ou moins grand éloignement des écoles.
Ici encore, le problème se pose en des termes différents selon quil sagit de jeunes enfants, pour lesquels il nexiste aucun internat et auxquels on ne peut imposer de très longs trajets, ou dadolescents en âge davoir une chambre en ville ou de faire une heure de train matin et soir. Quand bien même lautonomie de déplacement saccroît avec lâge, ce gain est partiellement neutralisé par le nombre limité et la plus faible dispersion des établissements secondaires ; alors quil existe une école primaire dans chaque quartier, les collèges secondaires sont moins plus éloignés et les écoles spécialisées qui accueillent les adolescents se trouvent parfois à lautre bout de la ville ou de la région. À âge égal, le poids des contraintes spatiales est très variable dune famille à lautre : certaines ne vivent, durant toute la carrière de leurs enfants, aucun conflit entre les impératifs de la scolarisation et le choix dune résidence. Dans dautres, le désir dhabiter à proximité dune école oblige à renoncer à certaines possibilités de travail, à un logement moins coûteux ou mieux situé. À linverse, le choix dune résidence éloignée complique la vie de famille, oblige les parents à " faire le taxi " ou leurs enfants à passer des heures dans les transports publics ou à vivre en internat.
Une mobilité entravée
Lécole fait peser des contraintes tout aussi variables sur la mobilité géographique des familles pendant les études de leurs enfants. Ici encore, le système scolaire nimpose rien de précis. Il ninterdit pas à un élève de changer décole ; cest même possible en cours dannée scolaire dans la plupart des systèmes. Seulement, la plupart des familles savent bien que la réussite scolaire exige une certaine continuité. La diversité des systèmes scolaires, de leurs exigences, de leurs programmes, de leurs méthodes est telle quun changement de système en cours dannée scolaire ou même au milieu dun cycle détudes risque de compromettre la carrière de lenfant. Beaucoup de familles sefforcent donc de se fixer pendant quelques années pour que leurs enfants ne changent pas de système scolaire, quand bien même le métier des parents ou leur goût du changement pourraient les amener, sils navaient pas denfants scolarisés, à être beaucoup plus mobiles.
À lintérieur dun système scolaire couvrant une ville ou une région, les changements décole comportent moins de risques, mais ils représentent néanmoins un changement pédagogique et une rupture relationnelle. La scolarisation met donc un frein à la mobilité des familles, même à léchelle locale. Lorsque se présente la possibilité dun travail plus intéressant, mieux payé, dun logement moins cher ou mieux situé, chaque famille pèse le pour et le contre ; lécole fait souvent pencher la balance en faveur du statu quo. Bien entendu, lécole nest pas seule à fixer les familles à leur lieu de résidence. Selon la qualification, lactivité professionnelle, le revenu des parents, les occasions et les désirs de mobilité sont très variables. Toutes les familles nont pas les moyens de se prémunir contre les risques dun changement, par exemple en recourant à des écoles privées ou à des leçons particulières. Les ressources augmentent lorsquon monte dans léchelle sociale, mais les projets ou les occasions de mobilité sont également plus nombreux. Ainsi les cadres ont-ils, plus que les employés de bureau, loccasion de passer dun pays à lautre. Si bien quen termes de frustration relative, ils ne sont guère mieux lotis.
Une fois sa résidence " choisie ", la famille peut ou doit envisager des déplacements autour de ce point fixe. Sauf à habiter dans lécole même, il reste des trajets entre lécole et la maison. Cest lélève qui supporte en première ligne les inconvénients du déplacement. Mais il arrive souvent que dautres membres de la famille soient mobilisés pour laccompagner à lécole ou pour venir le rechercher. Dans certains quartiers, même sur de courtes distances, les parents nosent pas laisser leurs enfants partir seuls à lécole, en général à cause de la circulation ou dautres dangers. Même lorsquils sont en âge de se déplacer seuls sans grands risques, il arrive quon accompagne les enfants à lécole pour leur éviter des fatigues inutiles et du temps perdu dans les transports publics. Selon lorganisation des transports scolaires ou la configuration des transports publics, certains enfants mettraient une heure ou davantage pour rejoindre leur école le matin alors quon peut les y conduire en voiture en dix ou vingt minutes. Beaucoup de parents vont chercher leurs enfants à la sortie de lécole pour les amener à un cours ou à un entraînement, ou pour partir plus rapidement en week-end.
Voyages autour de lécole
Lécole limite aussi les voyages de la famille. Lenfant nest disponible quentre deux périodes de scolarité, en général près de deux mois en été, une ou deux semaines à Noël, en février, à Pâques ou en automne. Dans beaucoup de familles, ces possibilités suffisent pour organiser des vacances familiales satisfaisantes. Dans dautres, certains voyages seraient plus intéressants ou moins coûteux en dehors des périodes de vacances scolaires. Il faut alors les faire sans lenfant ou y renoncer. De même pour les fins de semaine : alors que les parents, même sils travaillent, pourraient parfois sarranger pour partir le vendredi soir ou revenir le lundi soir, pour faire ou prolonger un " pont " entre deux jour fériés, les enfants sont en principe tenus à des contraintes fixes, même sil y a des accommodements de cas en cas.
Pour les vacances comme pour le week-end, ces contraintes sont très inégalement ressenties : les familles qui nont pas lenvie, les moyens ou la possibilité matérielle de voyager ou de partir en week-end ne se sentent guère brimées par lécole. Dautres parents ont au contraire en permanence limpression de passer à côté de multiples occasions du seul fait quils ne peuvent emmener leurs enfants ni les abandonner plus dun jour ou deux. Ces contraintes opèrent aussi à lintérieur de la journée, pour les courses en ville par exemple. Ainsi les mères de famille doivent-elles sarranger pour faire leurs courses en tenant compte des horaires scolaires, ce qui peut les obliger soit à revenir à la maison au moment où les enfants rentrent de lécole, soit à faire des courses avec eux. Il sagit là de " petites contraintes ", qui se fondent dans lensemble de celles dont on tient compte pour organiser sa journée. Il reste quau total la liberté de mouvement des adultes est limitée, même au cours de la journée, par la scolarité de leurs enfants.
Rien de tout cela nautorise à envisager linfluence de lécole comme pure brimade. " Assignant les familles à résidence ", lécole favorise une certaine stabilité de lorganisation familiale, une insertion, notamment pour les mères, dans la communauté locale, des liens avec dautres familles dont les enfants fréquentent la même école. Dans certains pays ou certains métiers, où la mobilité professionnelle pourrait être la règle, avec tous les bouleversements de lexistence quelle entraîne, il se peut que la scolarisation des enfants soit bénéfique pour lensemble du groupe familial, parce quelle linstalle durablement dans une collectivité. Tout dépend évidemment de la qualité de lintégration et de ses effets sur la dynamique du groupe familial. Alors que certaines familles ont besoin de plonger des racines profondes dans la communauté, dautres se portent mieux en ayant peu dattaches, en recommençant régulièrement une nouvelle vie dans une autre ville.
Dans une société qui laisserait chacun libre de son instruction et où nexisteraient que des écoles privées non subventionnées par lÉtat, lenseignement serait un service quon achète. Les enfants, et à travers eux les familles, seraient au sens strict des consommateurs décole, selon lexpression de Ballion (1982). Chaque famille déciderait de la part de son budget quelle peut ou veut affecter à des dépenses scolaires, compte tenu de ses besoins, du revenu dont elle dispose et de loffre de formation sur le " marché scolaire ". Une telle situation na jamais été intégralement réalisée, même avant que linstruction soit obligatoire, en des temps où lÉtat féodal ou monarchique ne créait pas lui-même des écoles. Dès le Moyen ge, certaines communautés religieuses, certaines corporations professionnelles, certaines villes ou principautés épiscopales ont ouvert des écoles sans exiger de tous les élèves des écolages proportionnés au coût réel de lenseignement. En sinspirant de lhistoire et de ce que nous observons dans lenseignement postobligatoire, nous pouvons cependant nous faire une idée de ce qui se passerait si la scolarisation était purement et simplement une marchandise, si chaque famille décidait librement de ses dépenses denseignement et les couvrait par ses seules ressources. Il faudrait sattendre alors, comme dans tous les domaines de la consommation de biens et de services, à de considérables inégalités, tant en valeur absolue quen proportion du revenu disponible, aussi bien quà une grande diversité de la structure des dépenses. Chaque famille tiendrait compte des coûts directs de la scolarité, des coûts indirects ou induits (par exemple les frais de pension ou dinternat), des manques à gagner. Elle mettrait en regard les profits attendus à court ou long terme, matériels ou symboliques.
Dans notre société, ce type de calcul persiste, mais en fonction dun dispositif qui limite lautonomie budgétaire des familles. De six à quinze ans environ, linstruction est obligatoire (Felder, 1984). Dans certaines sociétés, cette obligation impose la fréquentation décoles reconnues par lÉtat. Dans dautres, seule linstruction est obligatoire, les acquisitions étant contrôlées par des examens. En pratique, pour limmense majorité des familles, la différence nest pas très grande : pendant près de dix ans au moins de la vie de chacun de leurs enfants, elles devront les inscrire dans une école et assumer les dépenses correspondantes. Ces dépenses seront moindres si la famille met ses enfants à lécole publique, puisque les écolages y sont faibles ou nuls. Ce dispositif place nombre dentre elles devant un choix difficile, puisque toutes ou presque contribuent, par leurs impôts, au financement de lenseignement public. Les unes préfèrent inscrire leurs enfants dans une école privée conforme à leurs attentes, même si lécolage est substantiel ; dans certains systèmes, le secteur privé est subventionné ou les familles qui placent leurs enfants hors du secteur public bénéficient dune exemption fiscale, mais cest loin dêtre le cas partout. Dautres familles, faute de moyens ou parce quelles ont dautres priorités, mettront leurs enfants à lécole publique et recevront éventuellement des aides financières complémentaires ; mais elles devront en contrepartie saccommoder dune école et denseignants quelles nont pas librement choisis.
Lobligation scolaire met donc les familles devant un ensemble complexe de contraintes légales, de charges fiscales et doffres de formation. Elles font face de façons variables à cette situation, en fonction de leurs revenus, de leurs besoins et de leurs ambitions en matière déducation, des informations dont elles disposent, de la configuration locale de la carte scolaire, des affiliations de la famille à telle communauté confessionnelle, ethnique ou linguistique ayant son propre réseau de scolarisation. Une famille nest pas obligée de faire le même choix pour tous ses enfants, ni même de sen tenir à une seule stratégie pour le même enfant. Chaque année ou même en cours dannée scolaire, compte tenu de la réussite présente et des perspectives dorientation, une famille peut réviser ses choix.
Les coûts indirects
À ces coûts majeurs, difficiles à analyser en raison de lintrication des aspects financiers et des considérations pratiques, pédagogiques, politiques ou religieuses, sajoutent divers coûts indirects. Ils ne concernent pas lenseignement proprement dit, mais les dépenses annexes. Pour faibles quelles soient prises isolément, leur accumulation pèse de façon non négligeable sur le budget familial. Cest peut-être dans ce domaine que les familles ressentent le plus quotidiennement ce que lécole leur fait. Elles ne calculent pas tous les jours le rapport entre les impôts quelles payent et lenseignement que leurs enfants reçoivent ; même un écolage important finit par sintégrer au budget annuel ou mensuel ; de même, pour le manque à gagner lié à limpossibilité demployer les enfants à des travaux productifs. Les dépenses irrégulières passent moins inaperçues quune charge constante. Les frais les plus visibles se rapportent aux fournitures scolaires. Dans certains systèmes, les parents doivent tout acheter. Dans dautres, lécole prend à sa charge les manuels, les cahiers, une partie du matériel figurant dans la trousse de lécolier. Même alors, les fournitures officielles couvrent rarement tous les besoins, ne serait-ce que parce que les enfants perdent ou détériorent une partie de leur matériel. À cela sajoutent les dépenses qui, sans être obligatoires, semblent garantir un meilleur travail scolaire : jeux éducatifs, dictionnaires, ouvrages documentaires, brochures dexercices, enregistreur, calculatrice électronique, ordinateur familial.
Au-delà des fournitures scolaires proprement dites, les parents doivent assurer, parfois avec une aide sous forme de prêt ou dallocation à fonds perdus, les frais de déplacement en train ou en bus, les repas de midi ou même la pension complète dans un internat. À ces dépenses on peut lier largent de poche dépensé dans le cadre scolaire : petits pains de la récréation, boissons, glaces, sucreries consommées aux environs de lécole. Les dépenses vestimentaires couvrent dabord les frais engagés pour que lenfant soit présentable lorsquil se rend à lécole ; pour certaines familles, il suffit quil soit habillé décemment. Dautres tiennent à ce quil soit le plus élégant possible, manifestant le bon goût ou le revenu des parents. Dautres dépenses vestimentaires sont liées plus directement aux activités scolaires, par exemple dans le cadre du sport, des camps de ski ou des classes vertes, des fêtes ou des spectacles qui exigent un costume, de certaines cérémonies officielles qui imposent un uniforme ou une tenue appropriée. Autre poste notable : largent que lenfant doit apporter à lécole pour les assurances, certains spectacles, les excursions, un achat exceptionnel ou une fête de charité ; ou encore les cadeaux, souvent coûteux, quune partie des enfants ou des parents se croient obligés doffrir au maître de leur enfant à Noël ou à la fin de lannée scolaire.
Noublions pas largent directement investi dans le travail scolaire. Lorsque lenfant est en difficulté à lécole, on lui paie plus ou moins volontiers des leçons particulières ou laide régulière dun répétiteur, pour faire ses devoirs ou préparer des épreuves ou des examens (Ballion, 1977). Dans certaines familles, le travail scolaire mérite " salaire " : on encourage lenfant à bien faire en " indexant " tout ou partie de son argent de poche sur ses résultats scolaires ou en instituant des " primes ".
Dans un autre ordre didées, lécole occasionne des dépenses supplémentaires pour la garde des jeunes enfants ; certes, elle les prend en charge quatre à six heures par jour et dispense donc certains parents qui travaillent de chercher dautres solutions, alors quils doivent le faire en période de vacances par exemple ; mais lécole impose aussi, en raison de ses horaires, des solutions parfois plus compliquées et plus coûteuses, puisquil faut faire garder lenfant avant et après lécole, en trouvant si possible quelquun qui ly amène ou qui va le rechercher ; dans certains systèmes lécole organise un accueil ou des classes gardiennes évitant aux parents de recourir à une garderie, mais ce nest pas le cas partout.
Lécole nourricière
Les familles sont souvent fort conscientes des dépenses, limitées mais fréquentes. Elle oublient parfois que lécole, en contrepartie, leur évite dautres dépenses. Dabord en offrant à leurs enfants une instruction gratuite ou à des prix sans commune mesure avec les coûts réels de lenseignement public ou subventionné. Mais cest aussi en prenant en charge, en sus de linstruction proprement dite, diverses activités sportives ou culturelles, initiations et compétitions sportives, accès aux piscines, tournois déchecs, visites aux musées, représentations théâtrales, ciné-clubs, initiations à diverses techniques artisanales. Les bibliothèques scolaires et plus récemment les ludothèques dispensent les familles de certains achats ou de certaines locations. Lécole offre aussi, à des prix relativement modiques, des classes de neige ou des camps verts.
Lécole évite aux parents un travail ou des dépenses directes lorsquelle assure la garde des enfants. Elle prend également en charge, sur le plan sanitaire, des opérations de dépistage, de prévention, dinformation, voire de traitement ; cest ainsi que les soins dentaires sont parfois partiellement couverts par une institution parascolaire, de même que diverses vaccinations ou mesures prophylactiques. Certaines écoles offrent des assurances fortement subventionnées dans le domaine des maladies et accidents. Elles proposent, en marge des conseils dorientation et des prises en charge médico-pédagogiques qui relèvent directement de son fonctionnement, dautres formes de prise en charge qui sapparentent davantage au travail social ou à la psychologie clinique. Dans certaines régions, lécole prend directement en charge certains aspects de lalimentation des enfants, par exemple en leur distribuant gratuitement des vitamines, du lait ou des fruits, ou même des repas complets ; dans ces domaines, elle supplée en partie au dénuement des familles. Sur tous ces points, il est difficile de tracer des démarcations précises entre lenseignement, les activités parascolaires et les institutions pour lenfance qui, sans avoir de liens organiques avec lenseignement, se greffent sur lécole parce quelles peuvent y pratiquer des interventions peu concevables hors dun tel cadre.
Il est extrêmement malaisé de chiffrer lensemble des dépenses que lécole impose ou évite à la famille. Non seulement parce quelles sont très inégales dune famille à lautre, mais encore parce que leur importance dans le budget et leur urgence dans léchelle des besoins varie beaucoup. Pour simplifier, jai limité linventaire aux dépenses monétaires. Une analyse complète devrait prendre en compte le temps de travail et les ressources en nature : alors que certains parents dépensent beaucoup dargent, dautres, pour couvrir les mêmes besoins, passent des heures à entretenir des vêtements, réparer des livres ou préparer des repas à emporter.
La famille est le lieu où la plupart des êtres humains se reposent, se restaurent, se ressourcent, retrouvent la force et le courage daffronter le monde " extérieur ". Les économistes parlent de la " reproduction des forces de travail ", qui résulte elle-même dun travail accompli au sein de la famille. Bertaux (1977) a proposé de développer aux côtés de léconomie, science de la production de la distribution et de la consommation des biens et des services, une anthroponymie, science de la production, de la distribution et de la " consomption " des êtres humains. Dans la production anthroponomique, la famille fait figure de lieu central. Dans une société où le métier des enfants est daller à lécole, la famille veut et doit leur donner la force de le faire. en prenant soin de leur santé, de leur sommeil, de leur alimentation en fonction des exigences. Au-delà du travail, cest lensemble du mode de vie familial qui est mis, au moins en partie, au service de la scolarisation. Lécole suggère volontiers que pour envoyer en classe un enfant capable de bien travailler, la famille devrait lui assurer une discipline de vie, des horaires réguliers, une alimentation " riche et équilibrée ", des temps de sommeil suffisants, des loisirs constructifs. Donc renoncer à le faire participer à certaines activités nocturnes, à lui faire faire des kilomètres chaque week-end, à le laisser pratiquer nimporte quel sport. Pour certains maîtres, la reproduction des forces de travail passe aussi, par un climat familial serein et labsence de conflits, par lexercice assuré de lautorité parentale, par légalité dhumeur et la stabilité des exigences et des comportements !
Produire un élève
La " production " des êtres humains nest pas réductible à un ensemble bien délimité dactivités techniques. Elle sinscrit en partie dans une relation, dans un fonctionnement familial, dans un mode de vie, dans des routines qui, sans être toujours vécues comme un travail, contribuent à " produire " des enfants aptes à faire leur métier délève. Il ne suffit pas que lélève " reconstitue " sa force de travail. Il faut encore que sa présentation de soi soit conforme aux attentes de lécole : il doit être en bonne santé, reposé et nourri, correctement lavé, coiffé, vêtu. De nos jours, dans une fraction importante des familles, les parents ont intériorisé ces exigences à tel point quils nont pas limpression de faire ce travail pour lécole, mais simplement pour avoir des enfants à leur goût. Mais lécole impose encore à une fraction des enfants des normes de propreté corporelle et de correction vestimentaire étrangères aux valeurs familiales.
Les attentes de lécole sont souvent relayées par lenfant lui-même, qui tient à aller en classe dans une tenue conforme, pour être " comme tout le monde ", pour éviter moqueries ou rappels à lordre, pour plaire au maître ou à ses camarades de classe. Envoyer lenfant à lécole exige alors un travail spécifique, que les parents consentent pour que lenfant nait pas honte de sa famille ou ne soit pas pénalisé. Toute famille travaille au profit de ceux qui exercent une fonction ou une profession à lextérieur et veulent ou doivent sy présenter reposés, restaurés, correctement mis et dans des dispositions desprit compatibles avec leur tâche. Cest un aspect du rôle " traditionnel " de la mère de famille daider chacun à paraître à son avantage. Peut-être ce travail est-il de nos jours, à la faveur dune évolution des rôles, un peu mieux partagé. Il est facilité par le prêt-à-porter, les textiles modernes, les machines à laver et dautres appareils ménagers. Mais les exigences quant à la présentation de soi se sont élevées : les enfants ne vont plus à lécole en sabots et en blouses grises ; sauf dans certains quartiers, se sont habitués à certaines normes !
La famille a aussi la charge de conduire ou daccompagner lenfant de lécole à la maison et inversement, du moins lorsquil ne peut se déplacer seul. Elle veille à ce quil soit muni de ses instruments de travail : cartable, livres et cahiers, trousse, tenue de sport, sans compter tout ce quil faut apporter une fois ou lautre pour une activité précise. Ce qui exige, notamment de la mère, un travail dentretien, certains achats et le " check-up " quotidien qui lui permet de vérifier que son enfant emporte tout ce quil lui faut. Ce travail diminue en principe lorsque lenfant avance en âge et devient responsable de ses " oublis ". Toutefois, les exigences de lécole saccroissent parallèlement, si bien quune partie des élèves ont, jusquà un âge avancé, quelque peine à se débrouiller pour gérer leurs affaires.
Encadrer le travail scolaire à la maison
La famille est censée également surveiller les devoirs, aider lenfant à comprendre sa lecture, à résoudre le problème du jour, à apprendre son vocabulaire, à rédiger un texte, à copier une carte, à venir à bout des corrections ou des exercices demandés. Le travail que cela représente varie beaucoup selon lâge de lenfant, son autonomie, sa réussite scolaire ; dans certaines familles, cest une supervision rapide, quelques minutes par jour à peine. Dans dautres, cest un travail quotidien dune heure ou davantage pour celui des parents ou des aînés qui reste aux côtés de lenfant, relance son activité, linterroge, lui dicte ses mots, laide à sorganiser, lui fait répéter ses leçons. Plus généralement, au-delà de la surveillance des devoirs, la famille tente de préparer lenfant à lévaluation scolaire, en sassurant quil travaille avant les interrogations orales ou les épreuves écrites annoncées, quil révise ses tables de multiplication, ses tableaux de conjugaison, ses listes de vocabulaire, ses cartes muettes ou ses règles dorthographe. Ce travail de supervision est particulièrement exigeant lorsque lenfant va se présenter à des examens dont dépendent sa promotion au degré suivant ou son orientation scolaire.
Plus globalement encore, la famille fait tout ce quelle peut pour améliorer les chances de réussite de lenfant ou remédier à ses difficultés. Dans certaines familles, le mode de vie, la nature des loisirs et des conversations suffisent à doter lenfant dun capital culturel scolairement rentable, sans quil soit besoin de le préparer spécifiquement pour lécole. Dans dautres familles, qui ne disposent pas des mêmes ressources culturelles ou de la même assurance ou dont les enfants rencontrent des difficultés, on peut être tenté de faire " lécole à la maison ", de prendre de lavance sur le programme, dimposer à lenfant des exercices supplémentaires, de lui " proposer " des loisirs culturels (séjours linguistiques, visites instructives, cours " qui peuvent toujours servir ") ; ou encore de faire donner à lenfant des leçons particulières qui, dispensant les parents dun travail didactique, absorbent une partie de leur revenu, donc, indirectement, de leur force de travail.
Les parents sont censés prendre connaissance des évaluations et des informations venant de lécole, en discuter avec lenfant, réagir sil le faut soit en entrant en contact avec lenseignant, soit en prenant dautres mesures. Les parents accomplissent un travail psychologique lié aux aspects affectifs de lexpérience scolaire : encourager, rassurer, gronder, féliciter, mettre en garde. Ils doivent aussi faire le travail " officiel " des parents délèves, en répondant aux messages et invitations des enseignants, en remplissant des formulaires ou des questionnaires, en se rendant à des réunions dinformation, en prenant connaissance de directives à propos des assurances, des excursions, des restaurants scolaires, des classes surveillées, des contrôles sanitaires, de léducation sexuelle, de léducation routière, des cours dappui, des examens dadmission Ce travail nest pas fait seulement de tâches administratives. Cest aussi un travail relationnel, qui expose les parents à des situations dinteraction sociale.
Les répercussions sur dautres tâches
On oublie souvent le travail que les enfants scolarisés donnent aux autres membres de la famille parce quils ne peuvent pas le faire eux-mêmes. Dans une société sans école, les enfants sont une main duvre. Ils déchargent les adultes de toutes sortes de petits travaux domestiques, sans parler de leur engagement précoce dans la production agricole ou industrielle. De nos jours, aider les parents dans leur métier risquerait de mordre sur lhoraire scolaire ou simplement de distraire une énergie dont lenfant a besoin à lécole. Les parents sont donc souvent conduits à se charger eux-mêmes des tâches que lenfant ne pourrait assumer quau détriment de son travail scolaire. Autre incidence peu perçue de la scolarisation : une partie du temps de travail professionnel des adultes sert à couvrir les dépenses liées à la fréquentation de lécole ou à compenser le manque à gagner.
Ces diverses tâches incombent dabord aux parents, responsables et représentants légaux de lenfant. Mais ne sous-estimons pas le travail que font parfois les aînés ou dautres membres du groupe familial, soit parce quils se chargent eux-mêmes des contacts avec lécole ou du contrôle des devoirs, soit parce quils font le ménage ou la cuisine pendant que la mère surveille les devoirs du cadet.
Donnant du travail aux parents, lécole allège en retour leur " fardeau ", puisquelle prend à son compte certaines tâches dévolues aux familles dans les sociétés sans école, tâches qui vont de la garde et de la surveillance de lenfant à une partie de son instruction. Le travail que lécole exige de la famille est, dune certaine façon, celui quelle lui laisse, dans le cadre dune division du travail instaurée avec la scolarité obligatoire. Aujourdhui encore, dans les sociétés les plus scolarisées, les familles qui, pour diverses raisons - santé, éloignement, réticences de principe - ne peuvent ou ne veulent mettre leur enfant à lécole sont dispensées de la plupart des tâches énumérées plus haut, mais elles en ont dautres ! On ne saurait donc soutenir que lécole ajoute purement et simplement des tâches nouvelles aux tâches traditionnelles de la famille. Il faut plutôt envisager la scolarisation comme une source de structuration des investissements familiaux, dans le cadre dune division du travail assez peu négociable, puisque lécole fixe de façon unilatérale ce quelle fait et ce quelle laisse à la famille.
Le travail que font les parents " dans lintérêt de leur enfant ", pour assurer sa réussite scolaire et sa conformité aux exigences de lécole, ne rencontre pas toujours lentière coopération de lintéressé. Ainsi tous les enfants nont-ils pas envie darriver à lheure à lécole, soit parce quils craignent dy aller, soit parce quils préfèrent tout bonnement continuer à dormir, à manger ou à jouer. Dans certaines familles se livre un affrontement quotidien pour obtenir de lenfant quil soit à lheure. Le contrôle peut sexercer à titre préventif ; il peut aussi répondre à une série darrivées tardives sanctionnées par le maître. Pour certains parents, le problème est plus grave : ils doivent sassurer que leur enfant ira tout bonnement à lécole plutôt que daller " traîner nimporte où ". Dans dautres cas, lenfant se découvre mille maladies plus ou moins imaginaires pour ne pas aller en classe. Son angoisse est parfois bien réelle et le rend effectivement malade. Il nest plus question alors de déjouer une simulation, mais de rassurer, de réconcilier avec lécole, de convaincre que cela va bien se passer.
Beaucoup denfants sont moins sensibles que les adultes à la nécessité de venir à lécole " en forme ". Ils nacceptent pas volontiers de se coucher tôt, de renoncer à voir le film qui passe à la télévision, de se lever assez tôt pour avoir le temps de prendre un petit déjeuner, dabandonner certains loisirs ou certains sports qui prennent trop de temps. Tous les enfants ne tiennent pas à être propres, bien coiffés, vêtus correctement. Ce sont des normes dadultes. " Lave tes mains, brosse-toi les dents, coupe tes ongles, prends une douche, mets des vêtements propres, lave-toi les cheveux " : autant dinjonctions qui seraient inutiles si tous les enfants y pensaient spontanément ! Enfin, lencadrement du travail scolaire est loin de répondre en permanence à une demande daide de lenfant. Cette demande existe. Mais les parents imposent souvent des contrôles, un travail, une application, une continuité que les enfants vivent comme des contraintes, même sils en admettent par moments le bien-fondé.
Prévenir les risques
Le contrôle des conduites na pas toujours les dehors dune contrainte ou dune intervention répressive. Cest aussi un travail dencouragement, de soutien, qui consiste à donner envie daller à lécole ou de faire son travail, à montrer que cest important même si ce nest pas toujours agréable, à créer ou à entretenir un bon vouloir ou, comme disent les psychopédagogues, une " motivation ". Le contrôle sexerce dans le cercle de famille, à la maison, mais aussi en promenade, en visite, partout où les parents ont un droit de regard direct sur lenfant et se soucient de son travail scolaire ou de sa forme physique. Le contrôle sétend aussi aux trajets entre lécole et la maison. Cest évident dans les zones ou les quartiers où les dangers de la circulation ou linsécurité urbaine obligent les parents à accompagner leurs enfants à lécole. Lorsque lenfant ou ladolescent vont à lécole et en reviennent par leurs propres moyens, le contrôle des conduites devient indirect. Les parents cherchent à se prémunir contre tous les risques réels ou imaginaires : accidents, mauvaises rencontres, agressions, bagarres, fugues ; ou plus banalement, risques de perdre son temps en mauvaise compagnie, de prendre froid en traînant dehors, dabîmer ses chaussures en jouant au football ou ses vêtements en se roulant par terre. Ces risques sont vécus très différemment selon le sexe et lâge de lenfant, la nature du chemin à parcourir, les dangers réellement encourus, mais aussi selon que les parents sont plus ou moins angoissés, selon la confiance quils accordent à leur enfant, selon les bonnes ou mauvaises expériences déjà faites. Ici, lécole nest en cause quindirectement, puisque, pendant les trajets, les élèves échappent à son contrôle direct aussi bien quà celui des parents. Mais en imposant un déplacement, cest la scolarisation qui crée des risques, donc des angoisses, auxquelles répondent un ensemble de stratégies de contrôle, qui vont du " Fais bien attention ! " à léventail des menaces, des récompenses, des conseils, des surveillances discrètes
Contrôler les conduites en classe
Autre aspect du contrôle indirect des conduites : ce qui se passe en classe. Le comportement de lenfant à lécole relève en principe de lautorité des enseignants ou dautres agents de lécole, surveillants, concierge, directeur. Mais dans aucune école, aussi organisée soit-elle, on ne peut surveiller minute par minute, la conduite de dizaines, de centaines, parfois de milliers denfants. Lécole et les enseignants attendent donc de la famille quelle collabore dans la mesure de ses moyens au respect de la discipline scolaire, quelle se sente responsable de la conduite de son enfant à lécole, quelle prenne les mesures nécessaires pour prévenir ou réprimer les " déviances ". Comment, dans lesprit des maîtres, la famille peut-elle contrôler les conduites de ses enfants à lécole ? Dabord en donnant dès son plus jeune âge une " bonne éducation " à leur enfant, en lencourageant à être ponctuel, poli, ordonné, appliqué, travailleur, bon camarade, sociable, docile, non violent, respectueux des choses et des personnes. Presque tous les adultes sont persuadés que les enfants ont besoin de voir leur éducation et leurs " bonnes habitudes " constamment renforcées par des rappels, des encouragements ou des sanctions. Si léducation et la prévention ne suffisent pas, le rôle des parents - du moins aux yeux des maîtres - est dintervenir chaque fois que la conduite ou le travail scolaires de leurs enfants laissent à désirer (Sermet, 1985). Les " notes de conduite ", les bulletins portant sur lapplication, le soin dans le travail, la participation en classe, lordre, la propreté, la politesse nont pas pour seul but dinformer les parents. Ils les invitent à prendre leurs responsabilités, à jouer de leur autorité et des moyens de persuasion ou de coercition dont ils disposent.
Cette exigence est ressentie diversement dune famille à lautre, selon la façon dont lenfant travaille, mais aussi selon le ladhésion des parents aux attentes normatives de lécole. Les familles dont lenfant se conforme aux normes scolaires sont dans une position relativement confortable, sauf si cette conformité témoigne dune angoisse " pathologique " ou va à lencontre de valeurs libertaires. Les familles dont les enfants posent problème aux enseignants sont souvent " mal à laise ", elles se sentent coupables dimpuissance ou de laxisme. Sauf si elles nadhèrent pas aux normes de lécole et se bornent à gérer la différence, conseillant par exemple à leur enfant un conformisme purement tactique : " Fais-le pour ne pas avoir dennuis ! "
La police des familles
Dans la dynamique familiale, les attentes réelles ou supposées de lécole peuvent induire une tension plus ou moins forte, souvent quotidienne, entre parents et enfants, mais aussi entre la mère et le père, sils nadhèrent pas également aux normes de lécole ou ne sont pas également disposés à jouer un rôle répressif. Lorsque la famille se sent investie contre son gré dune tâche de contrôle social étrangère à ses valeurs, elle se sent elle-même brimée et contrôlée. Mais il peut arriver que le contrôle quon lui impose soit bénéfique pour lenfant ou même " structurant " pour le système familial. Les attentes de lécole peuvent par exemple donner à lautorité des parents une légitimité qui leur fait défaut dans certains domaines, comme les heures de sommeil ou la présentation de soi. Dans une famille traditionnelle, les parents nhésitaient pas à recourir à la force pour imposer leurs vues. Actuellement, certains parents avouent " ne plus savoir comment se faire obéir ". Ils peuvent alors trouver dans la discipline scolaire un soutien, voire un substitut à leur autorité défaillante. À linverse, certains parents ont limpression de savoir exactement ce quils attendent et davoir les moyens de lobtenir, alors que lécole leur paraît moins exigeante et quils déplorent son laxisme.
Ces divergences fondamentales, sans être lexception, ne sont pas majoritaires. Beaucoup de parents semblent considérer quen gros lécole et la famille tirent à la même corde, que leurs exigences convergent. La famille exerce alors son rôle de contrôle social sans avoir le sentiment quil lui est imposé par lécole, ni que lécole ruine ses efforts. Rien nautorise donc à affirmer que les attentes de lécole sont partout vécues comme contraignantes ou arbitraires. Si lécole fonctionne comme une police des familles (Donzelot, l977), ce peut être dans un consensus relatif.
Douce ou répressive, la police des familles ne porte pas seulement sur la façon dont les parents contrôlent le travail et la discipline scolaires. Car on voit mal comment ils pourraient y parvenir sans manifester dans les autres domaines de lexistence, des exigences cohérentes avec ce quils demandent à propos de lécole. Cette dernière pèse donc, plus ou moins fortement, plus ou moins consciemment, sur lensemble des normes et des modalités de contrôle social au sein de la famille. Dune certaine façon, chaque famille intègre constamment à son contrôle social - et à son éducation, on va le voir - le fait que son enfant est ou deviendra élève. On peut considérer la scolarisation comme une façon de normaliser les familles, plus subtile et sans doute plus efficace, dans une société fortement scolarisée, que les politiques hygiénistes ou les entreprises philanthropiques du XIXe siècle (Delay-Malherbe, 1982).
Nombre dadultes pensent que sil y est habitué dès son plus jeune âge, un enfant trouvera " naturel " de se brosser les dents, darriver à lheure, dêtre poli, de faire son travail, de prendre soin de ses affaires, de respecter les consignes. À long terme, la conformité des conduites semble donc passer par une éducation morale, au sens le plus large. Les maîtres estiment en général quelle incombe en priorité à la famille : durant les premières années, jugées très importantes, elle paraît le seul milieu susceptible dexercer une influence éducative continue. Lécole intervient plus tard, certains diront " trop tard ", et elle poursuit de nos jours bien dautres objectifs, qui prennent lessentiel de son temps. Parmi dautres tâches, la famille doit notamment, du point de vue de lécole et des enseignants, éduquer ses enfants pour quils deviennent capables et désireux de faire correctement leur métier délève. On demandera en particulier aux enfants dêtre capables de vivre pacifiquement en groupe, de respecter lautorité des enseignants et des autres adultes de lécole et les multiples règles dune vie communautaire dans la classe et dans létablissement scolaire, de consentir un travail régulier, des efforts soutenus de concentration, dattention, de réflexion, de respecter des horaires, des frontières, la propriété et lintégrité des choses qui appartiennent à lécole ou aux autres individus qui la fréquentent, de maîtriser leur corps, leurs émotions, leur agressivité, leurs pulsions sexuelles ou encore de faire preuve dun minimum dhygiène et de soin, tant pour leur propre apparence corporelle que pour les choses qui les environnent. Toutes ces attentes sexpriment dans lévaluation des conduites (Perrenoud, 1982, 1984).
Des enfants " bien élevés "
Tous les parents se veulent ni ne peuvent aller au devant de ces attentes. Certains nen ont au départ quune idée vague. Lorsque les normes scolaires se précisent, tous les parents ne sappliquent pas dans la même mesure à " dresser " leurs enfants en conséquence, par insouciance ou parce que ces normes vont à lencontre de leurs propres valeurs. Enfin, parmi ceux qui sefforcent de donner à leurs enfants léducation la plus conforme aux exigences de lécole, tous ny parviennent pas : les enfants ne sont pas toujours coopératifs !
Chaque maître est donc habitué à composer avec des élèves qui se plient très inégalement aux normes en vigueur à lécole. Il sattend à recevoir chaque année quelques élèves agressifs ou apathiques, impolis ou paresseux, agités ou négligents. Que cela leur paraisse " dans lordre des choses scolaires " nempêche pas les enseignants de faire porter aux parents une large part de responsabilité, ni de leur demander dintervenir pour " rétablir la situation " (Sermet, 1985). Dans ce domaine, la banalité de déviances plus ou moins graves nentame pas la norme. Nulle famille ne peut se blanchir sous prétexte que dautres enfants sont indisciplinés.
La responsabilité éducative que lécole fait peser sur les parents ne se limite pas à léducation morale au sens large. Car le travail assidu et le respect des règles de conduite ne sont, du moins en principe, que des moyens de sapproprier la culture scolaire. On sait que les élèves dune même génération ny parviennent pas dans la même mesure. Mais lécole paraît saccommoder des inégalités intellectuelles plus facilement que de lindiscipline ou de la paresse de certaines élèves. Les familles semblent jugées irresponsables ou impuissantes sagissant de lintelligence ou de la curiosité de leurs enfants, alors quelles seraient comptables de leur indiscipline ou de leur paresse. Remarquons quen létat actuel des pratiques pédagogiques, peu différenciées, les inégalités de capital culturel ou de développement intellectuel perturbent moins la marche de la classe que le refus de travailler ou lindiscipline.
Pas trop ignorants tout de même !
Nexagérons pas le contraste : la séparation entre acquis intellectuels et éducation morale est ténue. Les échecs ou les difficultés scolaires renvoient souvent à un manque de travail ou de motivation, à une conduite indisciplinée ou dissipée. Et les maîtres ont toute de même certaines attentes en matière de développement intellectuel, de culture générale, de maîtrise de la langue ou tout simplement de sens commun.
Lécole joue sur lenvie immense des parents de voir leurs enfants réussir : " En tant que parents, on essaye de faire le plus possible pour quils sen sortent ", expliquait une mère dans une réunion de parents. " Sen sortir ", cest avant tout survivre dans le système scolaire, progresser de degré en degré, éviter la chute dans les filières les plus dévaluées du secondaire. Dans le meilleur des cas, cest réussir brillamment et sassurer le capital scolaire et les diplômes censés garantir la réussite. La plupart des parents sefforcent, à leur manière, de doter leur enfant dun capital culturel et intellectuel scolairement rentable. La façon dont ils le conçoivent varie selon les milieux. Au sein des classes moyennes et populaires, le capital culturel scolairement rentable est souvent assimilé à une avance prise sur le programme. On propose à lenfant, à la maison, des apprentissages relevant du curriculum scolaire, par exemple lapprentissage de lalphabet, de la lecture, de lécriture, de la numération, du calcul mental, des opérations arithmétiques ou même de la grammaire, des langues étrangères ou de lalgèbre. Parfois les parents anticipent largement, dun an ou davantage, sur le programme ; dans dautres cas, ils commencent en même temps que lécole ou peu avant, mais juxtaposent au travail scolaire un enseignement familial intensif. Dans les classes privilégiées, on se soucie moins dune préparation spécifique à lécole, on accorde davantage dimportance au développement intellectuel, à la maîtrise de la langue et à la culture générale qui permettront dassimiler dautres informations, en particulier lenseignement (Perrenoud, l974).
Quels que soient les efforts des parents, ils ne sont pas toujours efficaces. Ceux qui croient faire " tout ce quils peuvent " pour aider leur enfant à réussir à lécole font parfois, du point de vue des enseignants, " tout ce quil ne faut pas faire ". Tout dépend de limage que les parents se font de lécole, de la culture, du travail intellectuel, du métier délève. Compte tenu des transformations des plans détudes, des méthodes et des rapports dautorité, mais aussi de la diversité des maîtres et des établissements, il est difficile de " viser juste ". Peut-être les familles qui privilégient les capacités de communication ou le développement de lintelligence tiennent-elles compte de cette incertitude et préparent-elles leurs enfants à sadapter à divers types de scolarité. On retrouve ici ce que Berthelot (1983) a mis en évidence à propos du choix des filières : quelles que soient les transformations du système scolaire, ce sont toujours les classes privilégiées qui retrouvent le plus sûrement et le plus vite les stratégies de scolarisation les plus prometteuses. Ce qui veut dire que leur avantage nest pas tant - ou pas seulement - dans une familiarité de longue date avec la culture et les structures scolaires, mais dans la possibilité de saisir rapidement la nouvelle logique du système.
Lécole à la maison
À la part de léducation familiale préparant plus ou moins délibérément et spécifiquement à réussir à lécole sajoute la prise en charge du travail scolaire proprement dit. Jen ai déjà traité. Pour être " parent délève ", de nos jours, il ne suffit pas de surveiller les devoirs de loin, il faut " enseigner " là où lécole na pas suffit, donner des explications complémentaires ou même de véritables " leçons ", parfois confiées à un répétiteur. Plus lenfant avance dans le cursus scolaire, plus léducation familiale tend à se définir, dans de nombreuses familles, comme une force dappoint, aidant lélève à sapproprier le curriculum, à surmonter des difficultés passagères, à subir la sélection. Encore faut-il que la formation et la disponibilité des parents leur permettent dintervenir. Or tous les parents ne maîtrisent pas les programmes scolaires et ne sont pas également capables daider leurs enfants. Tous nen nont pas le temps et lenvie. Préparer les enfants aux apprentissages scolaires peut être vécu comme un pensum ou une tâche gratifiante. Le niveau de formation des parents nest pas seul en cause : parmi ceux qui ont réussi à lécole, certains sont très heureux daider leur enfant à " conquérir le savoir " ; dautres, parfaitement capables dencadrer le travail scolaire de leurs enfants, ny prennent aucun intérêt et préfèrent payer quelquun. Parmi les parents moins instruits, certains sont très mal à laise et tentent de fuir les situations qui donneront à leurs enfants, tôt ou tard, loccasion de mesurer leur " incompétence ". Pour dautres au contraire, lencadrement du travail scolaire remplit un vide et donne loccasion de replonger dans des savoirs et savoir-faire oubliés ou jamais appris. Tout dépend du rapport à la culture quentretiennent les parents. Aider un enfant dans son travail scolaire met en jeu non seulement les compétences, mais limage de soi de ladulte et lestime que lui accorde son enfant.
La scolarisation nest pas toujours un insupportable carcan pour léducation familiale. Elle est parfois une planche de salut ! Dans la mesure où lécole prend lenfant en charge dès lâge de quatre ou cinq ans, pour une dizaine dannées au moins, elle dispense certains parents de se forger leur propre projet éducatif, de se demander ce quils veulent faire de leurs enfants. Devenir lauxiliaire consciencieux des enseignants, épouser étroitement le projet éducatif de lécole, cest sassurer confort et sécurité. La plupart des parents nont guère le choix : nont-ils pas intérêt, dès lors, à " faire de nécessité vertu " (Bourdieu, l979). La nécessité nest cependant pas la même dune famille à lautre. Les parents convaincus que leurs enfants réussiront de toute façon nont guère besoin de se préoccuper de leur scolarité. À lautre extrême, certaines familles démunies vivent dans des conditions si difficiles quelles nont pas la force de préparer leurs enfants à lécole (Glardon, 1984). Lécole fait peser sur les familles des exigences inégales quant à léducation de leurs enfants : ce qui est donné " par surcroît " aux uns est lobjet dun travail incessant dans dautres cercles.
À maints égards, lécole dépossède les parents de leurs enfants. Elle les prive de leur présence, qui peut importer pour des raisons fort diverses : cest parfois une force de travail pour les repas, les travaux du ménage ou pour les tâches professionnelles lorsque lentreprise familiale - agricole ou commerciale par exemple - a intérêt à mobiliser toute la famille. À ce mobile traditionnel sajoute tout ce qui participe du sentiment de lenfance dans les sociétés modernes : lenfant est une création, une expression du couple, de la famille ; sil reste une possession, cest de moins en moins comme force de production ou garant dune descendance, et de plus en plus comme source de plaisir et de fierté, objet damour et de préoccupation, raison de vivre, façon de saccomplir (Kellerhals et Pasini, l976). Cela nexige pas la présence constante de lenfant, mais son départ à heures fixes peut être ressenti comme une dépossession, en particulier pour les mères qui restent à la maison. Lentrée à lécole peut être vécue comme une rupture décisive dans la relation entre la mère et son jeune enfant : pour la première fois, il lui échappe pour être pris en charge par dautres adultes. Cette séparation nest pas cependant constamment vécue sur le mode de la frustration. Plusieurs heures par jour, lécole décharge les parents du souci de surveiller leur enfant, de sen occuper. Leur liberté sen trouve accrue, leur responsabilité allégée. Même sils aiment leurs enfants, les parents ne souhaitent pas nécessairement leur présence permanente. En ce sens, lécole ne les en dépossède subjectivement quà certains moments. À dautres, elle les en délivre !
Le pouvoir déduquer
Lécole ne se borne pas à assurer la garde de lenfant. Elle le transforme en profondeur, dépossédant ainsi les parents dun pouvoir majeur, celui de " modeler " un être à sa guise. On peut évidemment douter que les adultes, quels quils soient, puissent réellement maîtriser le développement dun enfant. Mais seul compte le fantasme. Dans une société sans école, la famille nest pas lunique lieu de socialisation. Mais elle a lillusion de garder la maîtrise de léducation, dêtre le lieu dintégration des influences externes. Dès quune autre instance éducative entre en scène, le pouvoir et les responsabilités se trouvent partagés. Même une simple garderie peut contrecarrer ou au contraire renforcer linfluence de la famille sur le développement moral, social, intellectuel de lenfant. Les parents ont limpression quelle prolonge utilement leur propre action éducative, par exemple en confrontant lenfant à des situations de vie en collectivité ; dautres au contraire pensent que la garderie " pervertit " lenfant, léloigne des principes en vigueur dans la famille. Cest pourquoi les parents qui ont le choix ne mettent pas leur enfant dans nimporte quelle garderie : ils recherchent une certaine convergence entre leurs propres valeurs éducatives et le mode de prise en charge des enfants, quil sagisse de prévenir des risques, de maîtriser la violence, dassurer à chacun le respect de sa sphère privée ou de ce qui lui appartient, de la façon de répartir les tâches ou les avantages, ou de régler les conflits.
Lécole est beaucoup plus quune simple garderie. Elle est obligatoire et que beaucoup de parents nont guère la liberté de choisir létablissement, sauf à sadresser à une école privée. Ensuite parce que le temps passé à lécole, en nombre dannées et en nombre dheures par année, est sans commune mesure avec le temps passé dans une garderie. Enfin et surtout parce que lécole a le projet explicite de transformer les enfants, de leur enseigner des savoirs et des savoir-faire, mais aussi des valeurs et des attitudes qui peuvent prolonger léducation familiale ou au contraire entrer en conflit avec elle.
Séloigner de sa famille
Les transformations les plus visibles - qui ne sont pas sans doute les plus importantes - touchent à lappropriation progressive de la culture scolaire. Dans la mesure où lenseignement est efficace, lenfant acquiert des savoirs et des savoir-faire, apprend à sorganiser et à travailler. Les parents ne peuvent que sen féliciter. Mais ce nest pas toujours sans ambivalence.
Dans les milieux populaires, au-delà du primaire du moins, la réussite passe par lacquisition dune culture en partie étrangère à celle des parents : ils nont pas suivi de longues études et souvent ils ne prisent guère les formes dexcellence que lécole privilégie, le travail intellectuel, le verbe, labstraction, les connaissances livresques. Cest pourquoi la distance culturelle peut être un obstacle important à la réussite scolaire non seulement parce quelle rend certains apprentissages plus difficiles, mais aussi parce que ses parents pressentent que si leur enfant réussit, il séloignera deux, pour basculer dans " lautre camp ", celui des gens instruits, des gens qui parlent bien, qui donnent des ordres, qui ont des idées sur tout, qui ne se salissent plus les mains, qui lisent des livres ou vont au théâtre plutôt que daller au café ou au match.
Ces craintes ne sont pas sans fondement : lorsque lenfant dune famille populaire entreprend des études longues, ses connaissances, ses goûts (en matière dart, de loisirs, dameublement, dhabillement, dalimentation, déducation), ses attitudes politiques, son image de la femme ou du couple, sa conception du travail et du temps libre léloigneront peu à peu des valeurs et des modes de pensée qui ont cours dans sa famille (Bourdieu, 1979). Nombre détudiants issus de familles populaires expriment ce sentiment de malaise, de déracinement culturel, de perte didentité et ils sentent chez leurs parents, en contrepartie, le sentiment de ne plus connaître ou reconnaître leur enfant (Ernaux, 1974). En raison de limportance accordée, à tort ou à raison, à la réussite scolaire, la plupart des familles acceptent cet éloignement " pour le bien de leur enfant ". Elles sont fières de son succès, mais cela ne veut pas dire quelles refoulent complètement un sentiment de dépossession.
Le curriculum caché
La dépossession est peut-être dautant plus vivement ressentie que linfluence socialisatrice de lécole ne se limite pas à ce que prescrivent les programmes. Il faut faire la part du curriculum caché (Jackson, l968 ; Eggleston, l977). Quil soit vraiment caché ou simplement peu explicite, le curriculum réel, autrement dit lensemble des expériences vécues en classe (Perrenoud, 1984), engendre des apprentissages essentiels, même sils ne figurent pas ouvertement dans les plans détudes. À lécole, les enfants apprennent par exemple à vivre avec des personnes étrangères au cercle familial, adultes, enfants, adolescents. Ils apprennent à fonctionner dans une organisation, avec ce que cela suppose de séparation entre la personne et le rôle quelle joue, de conformité et dautonomie par rapport à des règles, de négociations et de stratégies dans les rapports avec autrui. Ils intériorisent des normes liées à la vie collective dans des espaces limités et structurés, selon des horaires réguliers, dans un univers organisé où le travail exige effort, application, concentration, persévérance, capacité de différer la réalisation de désirs immédiats et dinvestir dans des tâches souvent ingrates rajoutées à des objectifs lointains ou abstraits. Ils intériorisent un rapport à lautorité bureaucratique, incarnée par des fonctionnaires qui exercent une autorité déléguée, fondée sur un statut et une qualification. Les élèves shabituent à la compétition, ils acceptent les hiérarchies et les ségrégations qui en découlent. Ils intériorisent une certaine image du savoir, de la culture de son découpage institué, de ce qui est important et de ce qui lest moins, de la hiérarchie entre travail intellectuel et travail manuel, de la séparation entre lapprentissage et la pratique (la fameuse coupure entre lécole et la vie). Ils acquièrent aussi des façons de penser et dévaluer, ils intériorisent des normes et des valeurs que lécole inculque explicitement ou privilégie pratiquement.
À ces apprentissages que les parents perçoivent plus ou moins confusément, même lorsquils relèvent du curriculum caché, il faut ajouter ce que lenfant apprend sur le chemin de lécole, à travers ses rencontres et ses expériences quotidiennes. Peu importe en définitive que lapprentissage de la vie, de la société, des valeurs se fasse dans le préau, dans le bus, dans la rue, au restaurant scolaire, au centre commercial, dans lappartement dun camarade ou en classe. Dans tous ces lieux que lélève fréquente grâce à lécole, il vit, il apprend, il subit des influences.
Cet inventaire, développé ailleurs (Perrenoud, 1984), montre que les enfants et les adolescents apprennent à lécole des façons de faire, de penser, de juger, dentrer en relation quils nauraient pas acquises au même moment ou de la même manière en famille. Certains parents trouvent ces apprentissages bénéfiques pour lenfant et compatibles avec leur propre culture. Dautres estiment quà cause de lécole leur enfant évolue dans un sens défavorable, quil séloigne de la morale, des valeurs, des façons de penser, du mode de vie de sa famille. Ces influences éducatives peuvent être ressenties de façons contradictoires. Ainsi une évolution vers plus dautonomie na pas le même sens selon quelle est ressentie comme processus spontané ou comme résultante dune action de lécole, comme progression positive vers lâge adulte ou comme source dopposition à lautorité familiale. Sur ce dernier point, le fonctionnement de la famille est décisif, en particulier quant au degré dautonomie concédé à chacun et notamment à lenfant.
Alliée ou ennemie ?
Lécole est vécue par une partie des parents comme une alliée, une force qui complète leur action éducative ; cest limage du " team des adultes " (Besozzi, l976), de la coalition entre parents et enseignants dans léducation des enfants et des adolescents. Les textes législatifs suggèrent que cette collaboration harmonieuse va de soi. Le sociologue est moins optimiste. Mais sans tomber dans lexcès contraire : au-delà du capital scolaire quelle peut garantir, lécole est en affinité, parfois profonde, avec les valeurs et les modes de pensée dune partie des parents, peut-être davantage dans les classes moyennes que dans les classes privilégiées ou dans les classes populaires. Si elle existe, cette harmonie donne aux parents limpression que lécole relaie leur action, lamplifie, et la conduit à son terme avec des moyens dont la famille ne dispose pas : des professionnels, des méthodes denseignement, une discipline et une organisation du travail, un système de sanctions et de récompenses articulé à des procédures dévaluation. Nul ne se représente lhôpital comme un lieu agréable. Mais toutes les conditions y sont en principe réunies, alors quelles ne le sont pas dans la famille, pour soigner efficacement de graves maladies. Cela ne signifie pas quon voit hospitaliser lun de ses proches le cur léger, mais quon sen remet à lhôpital, parce quil poursuit les mêmes objectifs avec des moyens plus appropriés. Cest peut-être sur ce mode que beaucoup de parents vivent lécole !
Dautres ressentent lemprise de lécole comme un abus de pouvoir, une violence faite à lenfant et à ses parents au nom de lÉtat, limposition de valeurs ou de savoirs étrangers à la culture familiale. Sans être indifférentes au marché du travail, sans ignorer la valeur marchande des titres scolaires, ces familles vivent la scolarité comme un mal nécessaire, déplorant de navoir dautre choix que de marginaliser leurs enfants ou de les confier à une institution qui leur inculquera des connaissances inutiles et des valeurs inacceptables. Prolongeant lanalogie avec lhôpital, on songe à ces familles qui retardent le plus possible lhospitalisation lun des leurs, ne sy résignant, la mort dans lâme, que lorsquil y va de sa survie. Cette impression de profond désaccord entre limage du corps, de la santé, des soins qui prévaut dans la famille et celle qui a cours dans les hôpitaux a son équivalent dans le rapport à la culture scolaire.
Beaucoup de familles se situent entre ces extrêmes, entre ladhésion intégrale aux contenus et aux modes de transmission de la culture scolaire et le refus radical. Lexpérience vécue tempère ou transforme les idéologies. Or cest essentiellement par rapport à ce que vivent leurs enfants que les parents construisent leur rapport à lécole. Certains, qui adhéraient totalement aux contenus et aux principes de léducation, entrent violemment en conflit avec lécole où va chaque jour leur enfant, parce quil y est en échec, parce quil ny trouve pas sa place, parce que sa relation avec ses maîtres ou ses camarades nest pas bonne, parce quil nen dort plus ou nen mange plus. Avec un peu de distance, les parents reconnaîtront sans doute quils sont " mal tombés ", que leur expérience ne met pas en cause toute lécole. Reste que leur adhésion de principe au système denseignement aura été passablement " refroidie " par une expérience défavorable. Une expérience positive peut à linverse conduire à désarmer les préventions de parents au départ sceptiques quant aux vertus éducatives de lécole. Le plaisir ou les angoisses de lenfant compteront davantage que les principes !
On présente volontiers lentrée à lécole comme un moment privilégié douverture sur le monde. Après quelques années passées dans le cercle familial, lenfant élargirait son horizon, apprendrait à vivre en société et à côtoyer dautres personnes. En réalité, cet apprentissage est parfois douloureux. Les enfants vivent diversement leur insertion dans un groupe-classe, selon leur timidité, leur angoisse devant linconnu, leur autonomie, leur capacité de communiquer avec dautres enfants ou de nouveaux adultes, leur désir et leur moyen de trouver une place dans un groupe. Et aussi, bien entendu, selon le hasard des rencontres, la composition du groupe, la personnalité du maître, le climat de lécole. Pour lenfant, linsertion dans un nouveau réseau de sociabilité est une expérience marquante qui affecte nécessairement le climat de la famille, voire son fonctionnement. Lentrée à lécole et les premières années sont souvent loccasion démotions fortes. Elles sémoussent avec lhabitude mais, du fait des changements de maître, de classe ou détablissement, lintégration au milieu scolaire nest jamais achevée. Elle recommence avec chaque nouvelle année, même pour les élèves qui suivent une carrière tout à fait standard. La façon dont leur enfant sintègre dans un groupe-classe est pour certains parents un sujet constant de préoccupation.
Une fois les moments forts passés, demeure le flux des impressions, des humeurs, des sentiments, des états desprit que lenfant doit à la vie scolaire. Les membres dune famille ne vivent pas ensemble toute la journée. Ils se séparent puis se retrouvent de façon plus ou moins rituelle. Lorsque se referme le " cercle de famille ", tous nont pas vécu la même journée au même rythme, côtoyé les mêmes gens, rencontré les mêmes problèmes, éprouvé les mêmes joies ou les mêmes déceptions. Toute dynamique familiale est alimentée, positivement ou négativement, par ces expériences diverses. Mais, parce que lenfant est lobjet privilégié dune prise en charge éducative et affective, parce quon lui prête davantage de fragilité quaux adultes, létat dans lequel il revient de lécole retient lattention des parents, en particulier de la mère.
Lécole fait partie de la famille
Chaque jour, un enfant vit à lécole des dévénements heureux ou malheureux ; il travaille, samuse, sennuie, se bat, découvre à certaines choses ; il retrouve des copains, affronte les exigences et les humeurs du maître, reçoit des notes, récite un poème ; il est félicité ou puni, il rit, pleure, tombe, arrive en retard, a mal au ventre, se fait voler sa pomme. Ces événements affectent son moral, son humeur, son état de fatigue. Lorsquil revient à la maison, en fin de matinée ou daprès-midi, il est parfois détendu, content, disponible, communicatif, enrichi par lexpérience du jour et prêt à la partager, parfois indigné, frustré, anxieux, silencieux, irascible. Certains enfants sont régulièrement fatigués, angoissés, contrariés, dautres presque toujours contents de leur journée. Peut-être faut-il accorder une mention particulière au stress et à la fatigue scolaire : lécole exige des élèves beaucoup de travail et dattention. Après quelques semaines, une fois dissipé leffet bénéfique des vacances, la fatigue saccumule, renforcée par les impératifs de lévaluation. Les enfants sont soumis à une forte pression, qui se traduit en classe comme en famille, par toutes sortes de manifestations : apathie, agressivité, excitation, déprime, irritation.
Quelle soit créatrice de tensions ou de satisfactions, lécole affecte, jour après jour, lhumeur et les attitudes de lenfant. Lorsquil revient dans sa famille, ses proches, en particulier sa mère, doivent sy adapter. Leffet quotidien de lécole sera diversement apprécié selon quil paraît ou non bénéfique à lenfant, quil oblige ou non les parents à se mettre en question, quil leur crée ou non un problème nouveau. Un enfant qui rentre de lécole déçu, humilié, furieux ou décidé à ne pas y retourner pose un problème difficile : faut-il entrer dans son jeu ou lignorer, dramatiser ou banaliser, intervenir ou laisser faire, consoler ou réprimander, prendre parti ou essayer de comprendre ? Les horaires des parents ont une certaine importance : sils reviennent tous deux de leur travail bien après que leurs enfants soient sortis de lécole, sils ne rentrent pas pour le repas de midi, ils seront moins sensibles à ce que lécole fait à leur enfant jour après jour : une partie des joies ou des frustrations auront eu le temps de satténuer ou de disparaître.
Il arrive quun événement survenu à lécole affecte lenfant ou ladolescent au point de bouleverser le fonctionnement de la famille ; lévénement suscite une violente émotion, crée un conflit majeur, désorganise les plans de la famille. En général, le fonctionnement de la famille est affecté plus discrètement, moins consciemment, par ce que vivent ses enfants à lécole. Les derniers événements alimentent la conversation, amusent ou choquent les uns et les autres. Une mauvaise note, une punition, un commentaire élogieux, un congé imprévu, une dispute, une excursion en perspective, un livre à acheter sont autant doccasions de parler du passé et de lavenir, de réaffirmer des valeurs et des projets. Ces petits événements réactivent des émotions et des attitudes latentes. Le rapport à lécole ne se joue pas dans labstrait, une fois pour toutes. Il se tisse au jour le jour, à la faveur du va-et-vient de lenfant. Si la scolarisation affecte le climat et le fonctionnement de la famille, ce nest donc pas nécessairement de façon spectaculaire. Ce peut être par petites touches. Lécole sinsinue dans dinnombrables moments de la vie quotidienne, elle fait partie de la famille, au même titre que le travail des adultes
Parmi les événements qui affectent le climat familial, on réservera une place à part aux jugements portés par lécole sur lenfant et indirectement sur sa famille. Chaque jour ou presque les élèves sont lobjet dévaluations formelles ou informelles. Lécole transmet certaines dentre elles aux parents, dautres spontanément rapportées par lenfant ou ladolescent. Même sil nen dit mot, sa famille " récolte " au moins lhumeur et les émotions qui en résultent, fierté ou humiliation, gratitude ou révolte. En longue période, sils sont systématiquement orientés dans le même sens - positif ou négatif - ces jugements contribuent à former limage de soi et sont au principe dun apprentissage majeur : à lécole, on apprend à être évalué et à savoir " ce quon vaut " par rapport à diverses normes de conduite ou dexcellence.
Nul nest complètement à labri du jugement dautrui. Tout membre dune famille qui sengage régulièrement dans une forme de compétition, quelle soit professionnelle, sportive ou artistique, sexpose à être jugé, à gagner ou à perdre, à voir ses espoirs déçus ou récompensés. Mais à la différence des élèves, les adultes qui affrontent régulièrement des situations de compétition et dévaluation lont en général choisi. Même dans le travail, ils peuvent limiter la part dévaluation et de compétition en renonçant à certaines ambitions, en préférant une fonction moins rétribuée et moins valorisée, mais en même temps moins exposée à la comparaison avec dautres ou à la compétition. Les élèves, eux, nont pas le choix. Lécole ne cesse, quils le veuillent ou non, de fabriquer des jugements et de les renvoyer aux intéressés, assortis de récompenses ou de sanctions symboliques ou matérielles (Perrenoud, 1984).
Les enjeux de lévaluation
Aucun élève ne peut être totalement indifférent à ces jugements. De sa conformité aux normes dexcellence scolaire ou aux normes de conduite dépendent en effet : a. son image de soi, dans toute la mesure où il a intériorisé les normes de lécole, et la légitimité dun jugement porté sur sa conduite ou sur ses compétences ; b. sa réputation auprès de ses maîtres, de ses camarades, de ses parents, avec ce quelle a de gratifiant ou de dévalorisant ; c. sa vie quotidienne en classe et à la maison, puisque lexcellence scolaire garantit une certaine tranquillité, un travail moins pesant, des rapports plus faciles avec les maîtres, les parents, voire les camarades de classe ; d. à plus longue échéance, la réussite au terme du trimestre ou de lannée scolaire, puis dun cycle détudes ; et le déroulement de la carrière scolaire telle quelle est gouvernée par les procédures de sélection et dorientation ; e. à plus long terme encore, le type et le niveau de formation scolaire de base, les qualifications et les chances qui sensuivent dans le domaine professionnel.
Les parents ne peuvent pas davantage rester indifférents aux jugements de lécole et à leurs conséquences à court long terme. Ils sont solidaires de leurs enfants, sidentifient à eux, se réjouissent ou se désolent, se résignent ou se révoltent avec eux. En outre, le jugement de lécole touche directement : ce sont eux qui ont " fait " lenfant, qui lont entouré, éduqué. Lorsque lécole juge lenfant, elle juge ses " créateurs ", comme un jury juge lartiste ou lartisan en appréciant son uvre, comme le public sportif juge, à travers les performances des joueurs, ceux qui les ont formés et entraînés. Pour les parents qui ont le sentiment de " tirer toutes les ficelles ", les réussites ou les échecs de la " marionnette " sont ceux du marionnettiste. Doù la culpabilité et le désarroi qui semparent deux lorsque leur enfant échoue à lécole ou " se conduit mal ". Doù, au contraire, leur fierté lorsquil répond aux espoirs placés en lui. Les parents se sentent responsables davoir engendré ou élevé des enfants intelligents, motivés, curieux, vifs desprit, aimables, polis ou au contraire lents, mous, indisciplinés, bêtes ou apathiques
Les maîtres laissent parfois entendre explicitement que lenfant est le produit dune éducation, lexpression dun " milieu ", voire la victime dune hérédité. Sil échoue, cest " parce que ses parents nont pas su ou voulu lui en donner les moyens de réussir ". Certains parents se sentent coupables de navoir pas voulu, humiliés de navoir pas su élever un enfant conforme aux vux de lécole.
En contrepartie, lécole valorise les parents dont les enfants réussissent. Lexcellence scolaire de leurs enfants est pour certains parents une source de fierté sans égale, pour presque tous un sujet de satisfaction. Peut-être certains adultes nont-ils deux-mêmes une image positive que grâce à la scolarité de leurs enfants. Cest une autre façon de confirmer le poids du jugement scolaire dans la vie des familles !
Dans certaines sociétés, la famille représente encore un réseau complexe de parenté qui se fond dans la communauté. Le cercle de famille, dans son sens moderne, est conçu comme un groupe restreint et fermé, en général réduit à la famille conjugale, éventuellement élargie à une ou deux personnes qui, sans cela, seraient isolées, une grand-mère ou un oncle par exemple. Avec la fermeture progressive du cercle de famille, avec lavènement du modèle bourgeois de la famille, qui prévaut maintenant dans presque toutes les classes sociales, lintimité est devenue à la fois une notion et une valeur. La famille est conçue comme un lieu protégé des regards indiscrets, ou lon peut vivre à labri du jugement non seulement des inconnus, mais encore, le plus souvent, des parents plus éloignés, des amis, des voisins ou des collègues de travail. Une fois la porte de la maison ou de lappartement refermée, chacun nest pas libre de ses faits et gestes puisquil reste " prisonnier " de rôles et de normes propres au groupe familial. Mais il est en partie libéré du contrôle social exercé dans la rue ou dans les lieux de travail. À lintérieur du cercle de famille, les murs vestimentaires, les pratiques alimentaires, lemploi du temps peuvent sécarter sans risque des normes quil faudrait observer " en société ". La famille est par excellence le cadre où les relations sexuelles, les démonstrations daffection, les pratiques du corps sont légitimes et nont pas à être totalement cachées, alors quelles sont ailleurs clandestines ou fort réglementées.
Famille et intimité
La notion de vie privée ou dintimité ne se confond pas avec la vie familiale. Le droit à la vie privée est reconnu à lindividu à la fois au-delà et au sein du cercle de famille. À des degrés divers, chaque membre de la famille tente de protéger sa propre intimité, ses moments disolement ou de tranquillité, son territoire propre dans la maison ou lappartement, un coin de chambre ou une pièce entière selon lespace disponible. Par rapport à la sphère personnelle, la famille joue un rôle ambigu. Elle limite la vie privée de ses membres, du seul fait de la vie commune, mais aussi parce que, de façon très variable selon les murs familiales et le statut des personnes, les membres de la famille sarrogent un droit de regard les uns sur les autres. En même temps, la famille offre une double protection, enfermant la sphère personnelle de chacun dans une sphère plus large.
Les mécanismes qui préservent la sphère familiale sont de plusieurs types. Il y a dabord la délimitation dun territoire dans lequel les " intrus " ne pénètrent quavec lautorisation dun membre de la famille ; ces barrières matérielles mettent à labri de la curiosité des voisins ou des passants. Mais cela ne suffit pas : une famille protège ses coulisses ; elle impose des règles de discrétion à propos de ce qui sy passe. Or ce rempart est fragile : à moins de navoir aucune relation sociale en dehors du groupe familial, même ladulte le plus discret peut difficilement ne rien dévoiler de sa vie de famille. Comment parler de soi sans impliquer les personnes avec lesquelles on vit quotidiennement ? Cest évident lorsquon se rend chez un psychanalyste, un conseiller conjugal, un confesseur, voir un simple médecin généraliste ou un assistant social. Mais ne recherche-t-on pas dans les relations amicales des conseils ou des réconforts du même genre ? Les familles traversent certaines crises, certains conflits. Tel de leurs membres cherche alors parfois, en dehors du cercle familial, quelquun à qui parler. Il y a aussi les absences, les oublis, les indisponibilités quon ne peut justifier à lextérieur quen fonction de ce qui se passe dans la famille : séparation, conflit, maladie, dépression ou plus banalement habitudes et règles familiales qui limitent la liberté de chacun.
La surveillance des familles
Que vient faire lécole dans tout cela ? A-t-elle pour fonction de surveiller les familles ? Den apprendre le plus possible sur leur vie privée, les habitudes alimentaires, les pratiques sexuelles, les opinions politiques ou les loisirs qui ont cours en famille ? Au siècle dernier, lorsque se discutait ou se mettait en place la scolarité obligatoire, lécole apparaissait clairement comme linstrument dune police des familles (Donzelot, 1977), en particulier des familles populaires. Il ne sagissait pas seulement dinstruire leurs enfants, mais à travers la scolarisation des enfants, de fixer les familles (Fragnière, 1976), de leur donner de " bonnes habitudes " dans le domaine de lhygiène et de lalimentation, de lutter contre lalcoolisme, la dépravation des murs, la promiscuité. Dans le dispositif mis en place au XIXe siècle pour lencadrement des familles et la protection des enfants (Delay-Malherbe, 1982), lécole nétait quun maillon, intervenant au stade de la prévention ou du dépistage de déviances ensuite renvoyées à des instances spécialisées, philanthropiques, médicales ou pénales.
De nos jours, la police des familles ne sexerce plus de la même façon, du moins dans les sociétés libérales développées. Sans doute parce que lentreprise de normalisation des familles a largement réussi. Lécole garde cependant un rôle de prévention ou de repérage de certaines déviances dans le domaine de la protection de lenfance, par exemple en ce qui concerne les enfants battus ou livrés à eux-mêmes. Dans les réseaux scolaires relevant dune église, dune secte ou dun mouvement laïque assimilable, lécole garde dailleurs son rôle de surveillance des murs des familles. Par exemple, dans un collège religieux, on détient sur les parents assez dinformations pour sassurer quon a affaire à une authentique famille chrétienne. Ces atteintes à la sphère privée ne sont rien cependant en regard de ce qui se passe dans les États totalitaires, qui mettent lécole au service de lendoctrinement et du contrôle des jeunes et à travers eux des parents. On sait que dans lAllemagne hitlérienne, un certain nombre dadultes ont été arrêtés en raison de leurs murs, leurs pratiques religieuses ou leurs opinions politiques, sur la base soit dune dénonciation délibérée de leurs enfants, soit dinformations quils avaient sans penser à mal livrées à un voisin, à un animateur de mouvement de jeunesse ou à un maître décole. Dans les pays totalitaires contemporains, selon des modalités diverses, lécole est un maillon dun réseau de surveillance des parents. Elle se sert aussi de lenfant comme un " propagateur " actif de la foi ou de lidéologie ; on estime que sil est suffisamment formé et pétri de certitudes, il pourra à son tour (ré) former ses parents et préparer ses cadets.
Ce quon sait dune famille à lécole
Dans un pays plus démocratique et pluraliste, la surveillance exercée par lécole laïque prend des formes plus douces, plus diffuses, plus fortuites, du moins pour la majorité des familles. La mission avouée de lécole nest pas de surveiller les familles. Elle le fait " sans le vouloir ", parfois à son corps défendant. Les maîtres nont pas en général conscience de participer à une telle surveillance. Lécole est cependant dans notre société un lieu où se concentrent nombre dinformations sur la vie des familles. Un maître de classe est par exemple souvent au fait a. de difficultés financières, qui mettent par exemple la famille dans lincapacité dassumer certaines dépenses comme lachat dun dictionnaire, dun microscope ou dun équipement de ski, ou les frais liés à une classe verte ou à une excursion ; b. de situations familiales complexes qui rendent précaires la garde ou léducation de lenfant (conflits, séparations plus ou moins officielles, arrangements provisoires) ; c. de problèmes de santé, notamment lorsquils rendent difficile la prise en charge de lenfant : hospitalisation, graves maladies chroniques, dépression ; d. de certaines " déviances " des parents ou des aînés quant elles entraînent une intervention de la police ou des services médico-sociaux (alcoolisme, prostitution, inceste, femmes ou enfants battus par exemple) ; e. plus banalement du train et du mode de vie des familles : dépenses, repas, loisirs, ameublement etc.
Le maître de classe apprend tout cela non par curiosité, mais parce que ces données interviennent dans son travail quotidien, du contrôle des devoirs et des absences aux informations recueillies lors dentretiens, sans parler des divers formulaires administratifs à remplir pour mettre à jour le fichier des élèves, gérer les assurances scolaires ou les dossiers médicaux des élèves. Lorsquil rencontre les parents, le maître peut être amené à poser certaines questions qui touchent à la vie familiale, pour mieux comprendre la personnalité de lenfant, par exemple ses craintes, ses difficultés dintégration ou son agressivité en classe. Au cours de telles rencontres, il arrive que lun des parents, qui traverse une passe difficile, prenne lenseignant comme confident et lui parle non seulement de léducation de lenfant, mais de ses problèmes personnels dans le domaine conjugal, professionnel ou financier par exemple.
Les enseignants observent en général une assez grande discrétion. Ils sont néanmoins amenés, dans certaines circonstances, à utiliser les informations quils détiennent sur les familles ou à en faire état, par exemple pour se défendre dans un conflit ou pour venir en aide à un élève. Ainsi, une maîtresse à laquelle on reproche davoir tiré les cheveux dun élève peut-elle se défendre en disant que le père qui laccuse reconnaît quil bat parfois ses enfants et sa femme. Autre exemple : lorsquun enseignant quitte ses élèves et en parle au maître qui les accueille au degré suivant, il lui donne si nécessaire quelques informations censées éviter certains impairs ; il lui dit par exemple que le père de tel élève vient de se suicider, que tel autre vit officiellement chez son père mais habite en fait chez sa mère, qui vit avec un autre homme, que telle mère laisse son enfant tout seul pendant des jours, etc. Dans une école qui accueille les enfants des familles du quartier pendant plusieurs années, des rumeurs courent de bouche à oreille. Les autres parents ne sont pas les moindres responsables de leur propagation. Mais la source principale dinformation du maître, cest lenfant lui-même.
Lenfant parle de sa famille en classe
La façon dont un élève est vêtu, dont il parle, salue, communique ou traite les objets sont autant dindices de léducation quil reçoit dans sa famille et donc des normes et des valeurs des parents. Quil soit serviable ou égoïste, agressif ou enjoué, flatteur ou impertinent, sociable ou sauvage, " sale comme un peigne " ou tiré à quatre épingles, un enfant exprime son milieu familial mieux que de longs discours. Sa manière dêtre et sa conduite dévoilent un mode de vie, une conception de léquité, de lautorité, du travail bien fait, de lhygiène. Tout cela forme une toile de fond qui permet dinterpréter dautres informations. Lenfant dévoile aussi les opinions de ses parents lorsquil intervient dans un débat sur un thème dactualité, par exemple légalité entre les hommes et les femmes, la justice, la paix, la télévision, la politique. Lévolution des pédagogies donne de plus en plus de place, du moins en principe, aux moments dexpression libre, tant par le texte quau cours de discussions à propos des événements de la semaine et des sujets offerts par diverses activités, lecture suivie, explication de textes, recherches de vocabulaires par exemple. Ce sont autant doccasions, pour les enfants, de dire ce quils pensent et, ce faisant, de dévoiler en partie ce que pensent leurs parents. Sur des sujets aussi divers que le racisme, la drogue ou le chômage, un enfant de douze ans nest guère en mesure de se forger une opinion tout à fait indépendamment de ce quil entend à la maison. Si lon discute avec les élèves pour savoir doù leur viennent certaines idées, on apprend souvent quils ont entendu affirmer telle ou telle chose par un membre de leur famille, parent ou aîné.
Les enfants donnent aussi volontiers des détails sur les conditions et le mode de vie de leur famille. À propos de logement, de maladie grave, dhéritage ou de délinquance, beaucoup denfants apporteront des exemples empruntés à leur expérience familiale ou à celle de gens proches de leur entourage. Plus on discute de sujets quotidiens, plus les enfants ont la parole, et plus les occasions sont nombreuses de raconter ce qui se passe dans leur famille. Le maître na pas besoin de les solliciter. Il les invite plutôt à davantage de réserve.
Lapprentissage du secret
En train de découvrir les choses de la vie, les enfants ne savent pas encore très bien faire la différence entre ce quon peut dire en famille et ce quon peut dire au-delà. Un enfant de huit ans peut dire avec le plus grand naturel, par exemple, que son père le bat à tout propos, quil reçoit des claques et des coups de pied pour la moindre incartade ; lenfant semble en avoir pris son parti et considère même que cest normal, au point de trouver quen classe la maîtresse nest pas assez sévère. En en parlant, il na pas limpression de trahir un secret de famille.
Sur certains points, les enfants sont dûment chapitrés : " Tu nen parleras à personne ", " Si on te pose des questions, tu diras que tu nen sais rien ou que ça ne les regarde pas ". Lorsquune famille vit des événements quelle tient absolument à garder confidentiels, elle les place explicitement sous le sceau du secret de famille et intime aux enfants lordre de ne pas en parler. Mais ce nest possible que pour des événements bien définis. On ne peut condamner lenfant au silence sur tout ce quil vit dans sa famille
Les différences sont considérables dun enfant à lautre. À âge égal, certains sont extrêmement discrets sur leur vie de famille, alors que dautres racontent tout à la moindre occasion. Il y a de fortes différences entre familles. Certaines ont le sentiment de navoir rien à cacher ou prennent avec bonne humeur des " révélations " intempestives. Dautres au contraire se sentent surveillées et exercent un contrôle serré sur ce que dit lenfant à lextérieur, multipliant les mises en garde. Ces différences tiennent à de très nombreux facteurs, parmi lesquels la relation avec le maître. Cest parfois presque un ami, quelquun auquel on peut faire confiance et livrer un certain nombre dinformations sans craindre de les voir utilisées contre lenfant ou ses parents. Dans dautres cas, la relation semble fonctionner selon le principe judiciaire " Tout ce que vous direz pourra être utilisé contre vous ".
Autre variable dimportance : la structure du quartier et la place de lécole dans la communauté. Dans un quartier où les gens se connaissent à peine, où les mouvements de population sont importants, où les maîtres nhabitent pas sur place et ne restent pas longtemps dans lécole, les informations sur la vie privée des familles circulent moins et portent moins à conséquences. Dans un village ou une communauté très intégrée, où lécole est au centre du réseau relationnel au même titre que la place du marché ou le café, les enjeux sont tout à fait différents. Mais partout lécole menace lintimité de la famille beaucoup plus quaucune autre institution, du moins dans une société pluraliste et laïque.
Dans une société aussi fortement scolarisée que la nôtre, lécole a le pouvoir de nantir ou de priver dun capital scolaire que beaucoup jugé indispensable pour réussir dans la vie, quil sagisse dun capital réel (les connaissances accumulées au long de la scolarité) ou formel (le titre qui certifie la maîtrise de compétences données et témoigne en même temps de la durée et du niveau des études). Peut-être le capital scolaire, réel ou formel, ne détermine-t-il pas autant quon le croit les chances de réussite professionnelle ou sociale dans la vie (Girod, 1981). Mais pour que les familles soient prises au piège scolaire (Berthelot, 1983) il suffit que la plupart des parents croient que le succès scolaire accroît les chances de réussir dans la vie. Là est le piège : même lorsquon nadhère pas à la culture et aux formes dexcellence valorisées par lécole, on ne peut ignorer quelles ont cours. Laisser ses enfants sexclure de la compétition scolaire, cest risquer leur marginalisation sociale, en particulier lorsquon ne dispose pas dautres ressources pour leur garantir un avenir même sans diplôme.
Le souci de faire réussir leurs enfants amène nombre de parents à tout faire pour prévenir léchec. Cette attitude, qui prévaut dans les premières années de scolarité, se maintient après les sélections successives, même lorsque lorientation est peu favorable. Seuls les adolescents relégués dans les filières les moins valorisées du secondaire peuvent penser navoir " plus rien à perdre ". Pour les autres, et surtout pour leur parents, le système laisse toujours planer la menace dune filière encore moins bien située, dune formation professionnelle plus courte, inachevée ou inexistante (Amos, 1984). À cette préoccupation " préventive " sajoute, lorsque lenfant progresse en âge, la nécessité de faire face au verdict dune sélection qui, pour une majorité denfants, équivaut à fermer progressivement des portes, à restreindre le champ des destins possibles tant scolairement que socialement et professionnellement.
Affronter les désillusions
Pour les parents dont lenfant franchit avec succès tous les barrages, lexpérience est gratifiante. Les autres doivent, pour leur enfant et avec lui, assumer tant bien que mal déceptions et renoncements. Certaines familles et certains élèves ont à tel point intériorisé leur peu de chances objectives quils se sont habitués à lidée que " les études longues nétaient pas pour eux ", quil ne fallait rien attendre de lécole. Leur renoncement sest opéré par
anticipation. Dans la plupart des familles, cest en cours de route quil faut " en rabattre ", se faire à lidée que lenfant nira pas " aussi loin " ou " aussi haut " quon lespérait. Cest peut-être lorsque la sélection est la moins forte, la plus tardive, la plus progressive quelle déçoit le plus fortement ceux quelle relègue, en fin de compte, dans les filières les moins enviables. Leur frustration relative est à la mesure de leurs espoirs, entretenus par limportance des chances objectives déchapper à la sélection. Certaines familles vivent cruellement cette déception et nen finissent pas de " faire leur deuil " de carrières rêvées ou entrevues. Dautres se résignent dautant plus facilement quelles ny ont jamais cru. On retrouve ici le réglage des espérances subjectives sur les chances objectives (Bourdieu, 1966 ; Bourdieu et Passeron, 1970).
La frustration familiale dépend du décalage entre les espoirs et la réalité, mais aussi de limportance donnée au diplôme scolaire comme clé supposée de la réussite professionnelle et sociale. Une fois leurs enfants sortis de lécole, beaucoup de parents prennent leur parti dune carrière scolaire peu favorable. Le temps atténue les choses et permet de faire de nécessité vertu. Mais au moment où les choses se jouent, où les portes se ferment, lexpérience est dure à vivre dans beaucoup de familles, dautant plus dure que lenfant avait intériorisé les aspirations de ses parents et se trouve lui-même déçu. Son sentiment déchec, dexclusion, peut le conduire à pratiquer la politique du pire, à désinvestir complètement lécole, à refuser dun bloc le " Si tu veux réussir, il faut que tu travailles à lécole ! " Un enfant soumis pendant toute sa scolarité primaire à un travail intensif, doublé dun contrôle sur sa conduite ou ses devoirs, et qui, malgré ses efforts, se trouve relégué dans la filière la moins enviable du secondaire, peut refuser tout crédit au prétendu " réalisme " des adultes (Besozzi, 1976) et rechercher des satisfactions plus immédiates, qui nexigent aucun capital scolaire. La délinquance, la toxicomanie, la violence, la fugue ne sont pas systématiquement liées à un échec scolaire et au rejet quil entraînerait des valeurs parentales. Mais il est évident que beaucoup de parents dadolescents doivent gérer tant bien que mal le divorce que la sélection scolaire engendre entre lavenir rêvé et les possibilités beaucoup moins séduisantes qui subsistent à douze ou quinze ans. La sélection scolaire, lorsque leur enfant en est victime, peut empoisonner la vie dune famille pendant des années (Mouvement populaire des familles, l978).
Lécole, on la déjà rappelé, précipite lenfant, chaque année ou presque, dans un nouveau système relationnel. Même lorsquil garde en partie les mêmes camarades de classe, il change maintes fois de maître, de degré, détablissement au cours de sa carrière. Ce qui implique la reconstruction périodique dun réseau de relations.
À travers linsertion de son enfant dans une organisation et dans un groupe-classe, sa famille élargit peu ou prou son propre réseau de relations sociales. Les enfants nouent à lécole des amitiés plus ou moins durables, ils se font parmi leurs camarades décole des copains quils retrouvent volontiers en dehors des heures de classe. Si les parents lautorisent, ils se rendent parfois les uns chez les autres. Une famille hospitalière est amenée à accueillir sous son toit, au fil des années, dabord de jeunes enfants, ensuite de plus âgés, puis des adolescents. Ils viennent après lécole ou les jours de congé, certains partagent le repas familial ou partent en week-end avec la famille. À travers leurs enfants, les parents noueront parfois des liens, au moins par téléphone, ne serait-ce que pour savoir chez qui se trouve leur enfant, pour faire confirmer une invitation ou demander des éclaircissements sur un incident survenu en classe. Cette insertion dans un réseau nouveau de sociabilité prend une ampleur et des formes très variées dune famille à lautre. Certaines refusent que leur enfant amène ses camarades et ne veulent pas davantage quil se rende chez des " inconnus ". Lélargissement du réseau de sociabilité est alors faible, mais sa seule éventualité dérange. Les familles qui désirent farouchement protéger leur intimité et contrôler les relations de leur enfant vivent souvent sa scolarité comme une menace plus ou moins fantasmatique de mauvaises rencontres ou simplement de contacts avec des " étrangers ".
Sils ne sen défendent pas, lécole peut mettre les parents au contact de nombreux camarades décole de leurs enfants et leur faire rencontrer dautres parents, les liens entre enfants débouchant sur des invitations, des sorties communes, des arrangements pratiques pour la garde des enfants ou les repas. Avoir des enfants dans la même classe peut suffire à créer des liens. Ils se renforcent lorsque lécole innove ou sécarte dune manière ou dune autre de leurs attentes. Se forme alors un mouvement de solidarité pour protester ou négocier. Lécole peut aussi favoriser la formation dun réseau de parents lorsquelle les réunit régulièrement dans le cadre de séances dinformations, de fêtes, de spectacles. Même sils ne mettent pas les pieds en classe, nont aucune relation avec le maître et ne participent à aucune manifestation organisée par lécole, les parents voient leur insertion dans le tissu social modifiée du seul fait que leur enfant est scolarisé.
Droits et devoirs des parents délèves
Pères et aux mères doivent assumer un nouveau rôle social, celui de parents délèves, tel que la communauté et lécole le prescrivent. Les considérant comme des interlocuteurs responsables, lécole contribue à spécifier leur identité sociale. Ce qui, outre les conséquences inventoriées dans les pages précédentes, débouche sur lexercice de certains droits et lassujettissement à des obligations. Certes, le rôle de parent délève a des contours assez flous. Même régi par des textes, il est sujet à interprétation. Que signifie par exemple exactement larticle 47 du règlement de lenseignement primaire genevois, qui dispose que " lécole complète laction éducative de la famille, en collaboration étroite avec elle " ? À partir dun tel énoncé, on peut justifier toutes sortes de pratiques !
On peut toutefois se faire une idée plus précise des droits et des devoirs des parents en consultant le chapitre IX du même règlement :
Art. 159 Les parents ont le devoir de donner à leurs enfants une éducation et une instruction suffisantes. Il peuvent leur faire donner linstruction obligatoire, soit à lécole publique, soit dans les écoles privées, soit à domicile.
Art. 160 Les parents qui ont recours à lécole publique délèguent à lautorité scolaire et au corps enseignant le droit dinstruire leurs enfants et de compléter leur éducation. Ils doivent observer les lois, règlements et usages qui sont en vigueur à lécole.
Art. 161 Les parents et lécole doivent autant que possible collaborer à léducation et à linstruction des enfants : la famille doit aider lécole dans sa tâche pédagogique et lécole compléter laction éducative de la famille.
Art. 162 Les parents doivent sefforcer de placer leurs enfants dans les conditions les plus favorables à leur développement.
Art. 163 Les parents sont responsables des dégâts que leurs enfants peuvent commettre aux locaux, au matériel et aux fournitures scolaires.
La responsabilité des parents est également engagée lorsque leurs enfants détériorent, égarent ou dérobent, dans le cadre de lécole, des objets appartenant à dautres enfants ou à des membres du corps enseignant.
Art. 164 En ce qui concerne la surveillance après les heures décole, les parents sont tenus dobserver les dispositions du règlement sur la surveillance des mineurs, du 25 mai 1945 (J 8 6).
Art. 165 Les parents sont tenus de répondre aux convocations du maître ou de linspecteur. Ils doivent également se présenter et/ou envoyer leurs enfants aux rendez-vous fixés par les services de loffice de la jeunesse. En cas de refus après convocations réitérées, la direction de lenseignement primaire ou celle de loffice de la jeunesse peut demander au chef du département lapplication des sanctions prévues par la loi ou les règlements.
Art. 166 Les parents qui ne peuvent ou ne veulent pas prendre les mesures indispensables à léducation de leurs enfants sont signalés par linspecteur au service de protection de la jeunesse.
Art. 167 Les parents nont le droit dinscrire aucune remarque ou observation dans les cahiers, les livrets, les manuels, ni sur les travaux écrits de leurs enfants.
Les parents qui ont contrevenu à cette prescription sont tenus de faire disparaître ces observations ou, le cas échéant, de remplacer lobjet à leurs frais.
Art. 168 Les parents qui ont des observations à présenter concernant léducation et linstruction de leurs enfants à lécole doivent sadresser aux différentes instances prévues par la loi et les règlements et se soumettre à la décision de celles-ci. Ceux qui ne peuvent admettre les règles de lécole publique sont tenus de faire instruire leurs enfants dans des écoles privées ou à domicile.
On notera le caractère hétéroclite de ces dispositions, les unes enjoignant aux parents de " sefforcer de placer leurs enfants dans les conditions les plus favorables à leur développement " ou de " prendre les mesures indispensables à leur éducation ", alors que dautres leur interdisent " dinscrire aucune remarque ou observation dans les cahiers, les livrets, les manuels, ni sur les travaux écrits de leurs enfants " Au total, les parents ont plus de devoirs que de droits. Tout se passe comme si la possibilité de ne pas mettre son enfant dans lenseignement public dispensait, une fois quil y est, de donner aux parents des droits étendus. On peut dailleurs souligner la forme restrictive de ce droit : " Ceux qui ne peuvent admettre les règles de lécole publique sont tenus de faire instruire leurs enfants dans des écoles privées ou à domicile. " (art. 168). On ne saurait mieux stigmatiser ceux qui refusent de se plier à la règle commune.
Le rôle social de " parent délève "
Le rôle des parents, tel quil se présente désormais dans lécole publique, ne se limite pas aux prescriptions réglementaires et légales. Dans la pratique, les parents sont censés faciliter de toutes sortes de manières la scolarité de leur enfant, en particulier en lui donnant une bonne éducation, en lui inculquant le respect de certaines normes, en le préparant à entrer à lécole et à sy conduire correctement, en surveillant son travail, sa tenue, ses horaires, son matériel scolaire. Sans revenir sur ces thèmes, jen souligne ici laspect normatif : être parent délève, cest avant tout faire son devoir, satisfaire aux attentes de lécole.
À ces attentes de lécole et des maîtres sajoutent celles des enfants eux-mêmes et des autres adultes. Lenfant est non seulement le relais des attentes de lécole ; il a lui-même ses propres attentes à légard de ses parents ; il estime quils doivent laider dans son travail, recouvrir ses cahiers, le conduire à lécole, rédiger un mot dexcuse, demander un congé, intercéder en sa faveur en cas de punition ou de mauvaise note, se rendre aux invitations de lécole ; ou encore lencourager, le consoler, le féliciter Les parents sont aussi lobjet dattentes normatives des adultes qui, de près ou de loin, peuvent juger de la façon dont ils élèvent leurs enfants et se comportent envers lécole : la famille élargie, les amis et collègues, les voisins, mais aussi, parfois, le propriétaire ou lemployeur, le médecin ou le prêtre. Toutes ces attentes nont pas la même force, ni la même légitimité. Mais prises ensemble, elles prescrivent au père ou à la mère leur rôle de parents délève, un rôle quil navait pas toujours imaginé au moment de décider quils auraient des enfants .
Un rôle diversement vécu
Ce rôle oblige notamment à répondre aux convocations plus ou moins péremptoires du maître ou de linspecteur, voire des services parascolaires (centre médico-pédagogique, clinique dentaire, service de santé, juge des enfants).Il sagit aussi, plus informellement, de participer aux réunions dinformation, à certaines fêtes ou cérémonies, telles que le spectacle de Noël ou les promotions. Ce ne sont que de petits moments dispersés dans lannée. Ils sont pourtant, pour certains adultes, loccasion dune confrontation à dautres parents ou aux maîtres de leurs enfants. Certains se rendent avec plaisir aux invitations de lécole ; dautres y répondent par conformisme ou souci de ne pas nuire à leur enfant, mais sans arriver toujours à cacher leur embarras ou leur ennui ; dautres encore craignent tant ces rencontres ou sy intéressent si peu quils ny viennent pratiquement jamais. Certains parents se sentent à laise à lécole ; ils sont " en pays de connaissance ", ils ont des relations confiantes avec les enseignants, leur enfant sy trouve bien ; dautres au contraire y viennent avec angoisse, ne sachant ce quil faut faire ou dire dans cet univers peu familier, senfuyant dès que possible.
Le rôle de parent délève est un rôle social non seulement parce quil est socialement et même juridiquement défini, mais aussi parce quil oblige les parents à affronter des situations dinteraction que certains vivent sur le mode de lembarras ou de la frustration de ne pouvoir sexprimer ou de nêtre pas entendu. Dans la réflexion sur la participation des parents à la vie de lécole, on sous-estime trop souvent le coût émotionnel et relationnel que cela représente pour certains dentre eux. Tous les enseignants ne manifestent pas, dans les rapports avec les parents, la disponibilité, laisance, la simplicité, louverture qui pourraient faciliter les choses. Il nest pas rare que lenseignant soit aussi tendu ou embarrassé que ses interlocuteurs. Ce que ces derniers ne soupçonnent pas, mettant sur le compte dune attitude arrogante ou fermée ce qui nest en réalité quune certaine angoisse devant un groupe de parents.
Limiter les contacts ne rend pas toujours la situation plus confortable. Ce nest pas sans une certaine culpabilité quon " oublie " une réunion de parents, quon repousse le moment daller voir la maîtresse. Une fraction des enseignants, les autorités scolaires et leurs propres associations tiennent aujourdhui aux parents un discours qui valorise le contact et la collaboration. Il devient difficile de se sentir un " bon " parent délève en restant chez soi ! Pour certains parents, cette relative ouverture de lécole est une occasion gratifiante de rencontrer dautres personnes, de simpliquer dans les activités militantes ou pédagogiques. Pour dautres, cest un cadeau empoisonné, une nouvelle norme, un élargissement de lemprise de lécole sur la vie familiale.
Les influences possibles de lécole sur la famille et son fonctionnement viennent dêtre analysées selon douze axes complémentaires. En résumé lécole influence : 1. lemploi de temps de la famille (de lhoraire quotidien au temps des études) ; 2. son rapport à lespace (habitat, mobilité) ; 3. son budget (dépenses directes et indirectes) ; 4. ses tâches (encadrement du travail scolaire, présentation de soi, etc.) ; 5. le contrôle social quelle exerce sur ses enfants ; 6. son action éducative ; 7. sa maîtrise du devenir de ses enfants ; 8. sa vie quotidienne ; 9. son image de soi (en fonction des évaluations scolaires) ; 10. la protection de sa vie privée ; 11. son rapport à lavenir et ses stratégies face au piège scolaire ; 12. son insertion sociale dans divers réseaux de relations.
Ce découpage nest pas dépourvu darbitraire. Il na pas été construit à partir dune théorie de la famille. Je suis plutôt parti de la réalité scolaire, en essayant de regrouper, de façon pragmatique, certains types dinfluences qui me paraissaient affecter un aspect important de la vie familiale. Comme toujours, pour mieux en rendre compte, le discours fragmente artificiellement la réalité : les familles nétablissent pas de frontières strictes entre léducation et le contrôle social, entre le moment où elles se sentent jugées et le moment où lécole sintroduit dans leur vie privée, entre ce que lécole leur coûte en argent et ce quelle leur coûte en travail, entre les contraintes de temps ou despace. En outre, la plupart des événements quotidiens, petits ou grands, touchent simultanément plusieurs de ces dimensions.
Lintérêt dune mise en ordre est quelle permet de débusquer un certain nombre de choses cachées ou simplement oubliées à force dêtre évidentes. Lécole fait partie de la vie quotidienne des familles. Il va de soi que les enfants vont à lécole, comme il va de soi quon travaille pour gagner sa vie ou quon accepte certaines contraintes pour vivre en société. La scolarisation est de nos jours conçue comme le mode " normal " dexistence des enfants et donc, à travers eux, des familles. Quil nous faille respirer ne nous étonne plus tous les jours. Notre étonnement (re) naît de circonstances exceptionnelles, par exemple une dramatique pollution de lair ou une grave maladie de lappareil respiratoire. Lécole aussi participe des évidences quotidiennes. Enfants et adultes ne prennent conscience de ce quelle leur fait que lorsquun événement vient rompre la routine. Lécole ne passe pas inaperçue, elle engendre diverses émotions quotidiennes. Mais elle nest pas vécue à chaque instant comme dépossession, aliénation, stigmatisation, inquisition, ou au contraire comme source didentité, de félicité ou de sécurité, comme expérience stimulante ou lieu daccomplissement.
Inégalement perçues, les influences de lécole sur la vie familiale nen sont pas moins bien réelles. Tout ordre social nexiste quà condition dapparaître, lorsquon en prend conscience, comme le seul ordre possible, participant de " la nature des choses ", alors même quune perspective historique et comparative mettrait en évidence son arbitraire. Lordre est non seulement " naturalisé ", il est souvent intériorisé au point que nous narrivons plus à en prendre conscience. Ainsi va lordre scolaire, ce qui est parfaitement compréhensible : on ne peut vivre lécole au jour le jour quà condition doublier sa part darbitraire.
Influences réelles et influences perçues
Deux questions distinctes se posent. Lune touche aux influences effectives de la scolarisation sur le fonctionnement et la vie des familles. La seconde porte sur le degré et le mode de prise de conscience de ces influences, non pas seulement au coup par coup, mais comme dépendance permanente des enfants et des familles à légard dun ordre scolaire. Entre familles, les différences portent aussi bien sur ce que lécole leur fait " réellement ", fût-ce à leur insu, que sur la conscience quelles en ont. Dans les deux cas, linfluence quexerce lécole sur le mode de vie et les représentations des familles nest jamais prévisible en fonction des seules contraintes " objectives " telles que lobservateur peut les reconstituer. Tout dépend en définitive de ce que la famille fait de ce que lécole lui fait, de son interprétation et de sa " gestion " des contraintes.
Je ne me suis pas, dans le présent essai, limité à décrire les contraintes et les apports " objectifs ". Jai tenté, ici et là, déclairer quelques modalités possibles du traitement des apports et des contraintes scolaires par le système familial. Il faut cependant aller beaucoup plus loin dans ce sens. Pour cela, il ne suffit pas de mettre en avant les différences culturelles ou matérielles liées à des positions différentes dans la hiérarchie sociale. La culture et la condition de classe de la famille nagissent pas directement. Elles rendent seulement plus ou moins probable un mode de structuration et de fonctionnement particulier de la famille. Ce mode nest jamais réductible à daussi grossiers déterminismes. Une famille est toujours insérée dans plusieurs communautés. Et surtout, elle a une histoire propre et se trouve être le carrefour et le lieu dimbrication de plusieurs destinées individuelles. La carrière de lenfant, pas plus que le cours de la vie des parents, ne sont entièrement " programmés " par lappartenance à une classe sociale. Ce que vivent parents et enfants alimente cesse le fonctionnement familial, réponse évolutive à un ensemble complexe de données, elles-mêmes filtrées et interprétées par des schèmes de perception et dévaluation.
Je ne puis dans ce cadre approfondir lanalyse de ce que font les familles de ce que lécole leur fait. On se reportera au second texte de Cl. Montandon dans cet ouvrage (voir aussi Troutot & Montandon, 1986). Ces travaux vont dans le sens de la prise en compte du paradigme familial ou, si lon préfère, du mode de fonctionnement des familles. Pour ne pas se noyer dans les singularités, la première étape consiste à rechercher des ressemblances, à former des " familles de familles ", autrement dit des types qui permettent de réduire linfinie diversité des fonctionnements familiaux concrets. Aussi élaborée et fine soit-elle, une typologie simplifie nécessairement la réalité. Si bien quaucune famille ne correspondra strictement à un type et quaucun type ne sera totalement incarné par une famille concrète. Mais cette réduction de la diversité permet de formuler des hypothèses sur ce que les familles font de ce que lécole leur fait sans se perdre dans limmense variété des histoires individuelles et familiales. Reste à construire de telles typologies. On sinspirera de la microsociologie de la famille (Kellerhals, Troutot et Lazega, 1984) et des typologies générales existantes. Mais on essayera de spécifier les concepts de culture familiale et de mode de fonctionnement de la famille en fonction de lécole et de ce quelle fait aux enfants et à leur famille. Les observations présentées ici pourraient alimenter cette construction typologique.
Il restera à comprendre comment il répercute, traduit, amplifie ou module les contraintes et exigences scolaires. Renvoyant au chapitre II de cet ouvrage (le go-between) pour lanalyse du va-et-vient de lenfant entre sa famille et lécole, jesquisserai ici, pour conclure, quelques hypothèses quant au pouvoir de lenfant de moduler les contraintes et les influences de lécole sur sa famille.
Gardons-nous dune vision trop linéaire de linfluence de lécole sur la famille : au jour le jour, lécole agit sur lenfant, qui répercute en partie cette influence sur la famille. Mais cette dernière agit en retour sur lui : il sen va à lécole nanti non seulement dune personnalité et dun capital culturel, mais encore de dispositions desprit, de sentiments, dhumeurs ou dintentions qui résultent dinteractions familiales récentes, partiellement alimentées par lexpérience scolaire des semaines ou des jours précédents. Le processus est donc cyclique ou dialectique. On ne peut se représenter ce que lécole fait aux familles comme une influence à sens unique. Lécole nest pas une étoile lointaine qui irradierait son environnement sans aucun feed-back. Elle nest pas séparée de la famille par des années-lumière : le va-et-vient est constant, la famille peut agir en retour sinon sur lécole comme organisation, du moins sur lexpérience scolaire de son enfant.
Go-between, messager et message, vecteur de communication et dinfluence, lenfant nest pas une " navette " neutre et indifférente qui repartirait inlassablement vers lécole pour se charger dune nouvelle provision démotions, de jugements et dapprentissages. Ce que lécole lui fait dépend en partie de ses propres stratégies et des dispositions desprit dans lesquelles il se rend à lécole, reçoit et interprète ce qui sy passe. Or ces stratégies et ces dispositions sont, dans une certaine mesure, sous le contrôle de la famille, qui peut donc en partie se protéger des influences de lécole ou les maintenir dans certaines limites. Ainsi les parents qui incitent leur enfant à un travail scolaire régulier se mettent-ils à labri de jugements défavorables du maître et dun échec scolaire éventuel. Ils cèdent alors, il est vrai, à une attente forte de lécole. Mais cest pour éviter une blessure damour-propre qui leur pèserait plus encore que lencadrement du travail scolaire. Dautres familles feront exactement le " calcul " inverse, préférant une humiliation vite oubliée à des affrontements constants à propos des devoirs.
Une famille peut également tenter de maîtriser ce que lécole lui fait en préparant son enfant à certaines expériences, en le guidant, en le munissant de ressources ou de recettes, en renforçant sa confiance en soi. Mais elle ne peut le protéger et se protéger complètement. Ne serait-ce que parce que lenfant est lui aussi un acteur qui peut, de son propre chef, de façon plus ou moins délibérée, moduler à la fois ce que lécole lui fait et ce quil répercute dans sa famille.
Comment lenfant peut-il se protéger contre ce que lécole lui fait ? Pour le comprendre, il faudrait sengager dans lanalyse des stratégies des élèves face à lévaluation (Perrenoud, 1984), au travail scolaire (Perrenoud, 1986), à la discipline, à la vie collective et aux autres aspects de la vie scolaire. Jinsisterai simplement sur les façons fort diverses dont les enfants répercutent sur leur famille ce que lécole leur fait. Certains font écran. Ils protègent leurs parents en " captant " les influences de lécole, en les atténuant, comme une " résistance " affaiblit un courant électrique ; lenfant ne fait pas alors rejaillir tout ce quil vit vers son groupe familial, ou cest avec moins de force. Dautres enfants au contraire nont pas ce pouvoir ou cette volonté dabsorption et fonctionnent comme des " conducteurs ", voire des amplificateurs de ce que lécole leur fait. Essayons de concrétiser ces deux types de médiation.
Stratégies de protection
Certains enfants sont assez forts pour " se défendre " contre lécole sans faire constamment appel à laide, au soutien ou à la médiation de leurs parents. Ils vivent leur vie délèves de façon assez autonome, sans faire part de tous leurs espoirs et de toutes leurs déceptions, sans mêler leur famille à leurs conflits, en négociant directement avec le maître ou leurs camarades sur un certain nombre de points. La famille peut alors avoir limpression que tout se passe très bien à lécole, ou plutôt quil ne sy passe pas grand chose digne dêtre raconté. Dautres enfants, qui vivent moins sereinement leur expérience scolaire, nen font pas pour autant " profiter " leur famille, parce quils sont secrets ou peu communicatifs, ou parce quils ont le sentiment davoir tout à perdre à donner trop dinformations à leurs parents.
Dautres enfants encore protègent assez délibérément leurs parents, quils sentent psychologiquement fragiles ou provisoirement vulnérables du fait de leur état de santé, dune éventuelle crise au sein du couple, dévénements traumatisants vécus récemment. Lenfant sait alors que tout ce qui vient de lécole risque soit daggraver une situation déjà difficile ou tendue, soit de donner matière à une dramatisation excessive. En protégeant sa famille, il se protège souvent lui-même, esquivant des réactions qui compliqueraient sa propre position, quil sagisse dune mobilisation exagérée en sa faveur ou au contraire dune disqualification du type : " Tu las bien cherché " ou " Tu nas que ce que tu mérites ! " Lenfant peut donc avoir des raisons fort diverses de faire écran entre lécole et sa famille, de tempérer, de modérer les influences dont il est consciemment le porteur. Cela peut atténuer le poids de lécole dans la vie quotidienne de la famille, en particulier la charge émotionnelle qui est liée aux multiples incidents qui émaillent la vie scolaire, à propos du travail ou de la discipline, ou encore des relations entre enfants.
Stratégies de dramatisation
Dautres enfants, à linverse, amplifient ces influences, racontant par le menu et dramatisant tout ce qui leur arrive. Un froncement de sourcils du maître, une petite dispute avec un camarade, la moindre injustice deviennent de véritables " affaires ", qui justifient un appel à lindignation et la solidarité du groupe familial. Bien entendu, les familles apprennent " le bon usage " de ce que raconte leur enfant. Sil est un peu " mythomane ", sil se sent facilement persécuté ou se présente au contraire comme le héros dévénements exceptionnels, les parents apprennent peu à peu à faire la part de lexagération, ce qui peut dailleurs conduire lenfant à ne plus rien leur dire et à vivre sa scolarité comme une expérience incommunicable.
Certaines familles sont moins armées que dautres pour évaluer la juste importance de ce que leur enfant raconte, en fonction de la propre tendance des parents à se sentir persécutés, de leur propre sensibilité à linjustice ou aux conflits, mais aussi de leur familiarité avec lunivers scolaire. Ainsi les parents immigrés ont-ils du mal à se représenter concrètement les valeurs et les normes qui régissent la vie scolaire dans un système très différent de celui quils connaissent. Dautres parents sont simplement naïfs ou tellement fixés sur leur enfant que leur image de la réalité en est déformée. Dautres encore ont un compte à régler avec leur propre passé scolaire et sont donc particulièrement sensibles à certains incidents que dautres trouvent anodins. Ici encore, lamplification et la dramatisation ne portent que sur certaines influences de lécole, celles qui sont les plus solidaires du flux des événements et des décisions de chaque jour. Lécole structure massivement le rapport de la famille au temps ou à lespace, mais cela passe souvent inaperçu, alors que des événements quotidiens, même mineurs, tiennent une place importante dans la conscience de ce que lécole fait à la famille.
De linterdépendance à la négociation
Linsistance sur le rôle actif de lenfant dans la médiation des influences exercées par lécole sur la famille est une autre façon de rappeler que le découpage adopté ici est analytique : dans un système dinfluences réciproques, dinteractions, dinterdépendances, jai privilégié les influences de lécole sur la famille. Pour rétablir une juste vue des choses, il ne suffit pas de dire que linfluence va aussi en sens inverse, que lenfant et les parents font quelque chose au maître et à lorganisation scolaire. Il faut au moins ajouter que ces influences réciproques ne forment pas un échange aveugle, mais quelles se répondent. Pour en rendre compte, on peut tenter délargir le paradigme de la communication. Cest ce que jai tenté de faire dans " le go-between ". Un autre paradigme, celui du jeu stratégique ou de la négociation (Hutmacher, 1983 ; Richiardi, 1986), peut également éclairer une part de la réalité, mais il tend, comme le paradigme de la communication, à privilégier les influences dont les acteurs ont conscience et sur lesquelles ils pensent avoir prise. Comment décrire des interdépendances qui, échappant largement à la conscience des acteurs, lient néanmoins lécole et la famille ?
Pour corser le tableau, notons pour finir que comme toute communication, toute négociation, tout affrontement stratégique, les interdépendances entre lécole et chaque famille ont elles aussi une histoire, qui nest pas réversible et qui modifie la suite des événements. Les parents, les enfants et les maîtres ont une mémoire. Ils sont transformés par les initiatives et les réactions des autres, si bien que leurs interactions à venir se construisent toujours à partir dun état inédit du système. Dans ce domaine, on ne peut faire table rase : ce qui se joue entre les uns et les autres se tisse toujours à partir de leur passé ou du moins de ce quil en reste, fût-ce dans leur inconscient.
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