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Sociologie du travail scolaire et observation participante : la recherche fondamentale dans une recherche-action
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1988
I. Lobservation du travail scolaireII. Pourquoi lobservation participante ?
La recherche-action peut être une stratégie de recherche fondamentale. Elle peut être aussi, parfois en même temps, stratégie dinnovation, de formation, danimation ou de recherche appliquée. Il se peut même quelle soit devenue une drogue ou un mode de vie pour quelques uns. Cette diversité est une richesse. La quête dune définition orthodoxe est stérile. Limportant est de savoir ce quon fait, non daligner sur une modèle unique toute entreprise qui se réclame de la recherche-action.
La pluralité des formes de recherche-action naît de la diversité des situations, des partenaires et des contrats qui les lient. Dans une recherche-action, chacun doit trouver son compte. Ce nest pas un pur marché : les partenaires partagent en général certains objectifs de connaissance ou daction. Mais ils ont aussi envie de réaliser des projets plus personnels, quil sagisse de formation, dinnovation, danimation, de travail déquipe ou de recherche.
Il peut arriver que des praticiens sengagent volontairement dans une recherche-action en acceptant quelle soit avant tout une façon de faire avancer la théorie. Pourquoi pas, sils voient dans la démarche une occasion de clarifier leurs idées, danalyser leurs pratiques, de compléter leur formation, voire de sinitier à la recherche ? Et pourquoi ny aurait-il pas, inversement, place pour des préoccupations théoriques dans un projet orienté dabord vers linnovation ou laction ? Lintérêt de la recherche-action est de permettre à chaque participant de poursuivre plusieurs objectifs. Il arrive que des chercheurs en quête de connaissances fondamentales soient à lorigine et au centre du projet. Dans dautres cas, leurs préoccupations théoriques seront marginales. Même alors, la recherche-action peut être une stratégie de recherche fondamentale. Mais pas à nimporte quelles conditions. Elle sera une voie dautant plus féconde :
1. quelle permet dobserver les pratiques pertinentes sans se détacher de la dynamique globale du projet, sans faire une recherche dans la recherche coupée des préoccupations des autres participants ;
2. quil sagit de construire des concepts et des hypothèses plutôt que de valider des théories déjà bien formulées ; par définition, léchelle dune recherche-action ne favorise guère la représentativité statistique ; et sa dynamique oblige à composer avec les canons les plus classiques de la méthode ;
3. quon se donne un champ théorique assez large ou plusieurs champs complémentaires. Un chercheur qui ne sintéresse quà un objet très restreint aura très vite limpression de perdre son temps dans une recherche-action, de navoir que fugitivement loccasion dobserver exactement ce qui lintéresse, alors quil est journellement témoin de pratiques étrangères à son objet !
Ces trois conditions me paraissaient réunies dans le domaine qui mintéresse, la sociologie du travail scolaire, du curriculum réel, des pratiques pédagogiques.
Dans le cadre de RAPSODIE (Groupe RAPSODIE, 1979, 1981 ; Haramein et Perrenoud, 1981 ; Hadorn, 1984), mes intérêts théoriques se sont organisé autour de trois problématiques principales, toutes liées au travail scolaire au sens large, autrement dit à ce qui se passe dans la salle de classe :
a. Le traitement des différences ne correspond pas seulement aux tentatives explicites dindividualisation de lenseignement, mais à la différenciation sauvage, aux différences de traitement, volontaires ou involontaires, conscientes ou inconscientes, dans les interactions didactiques. Lenjeu théorique est dexpliquer la genèse des inégalités dapprentissage et de réussite par un certain type de traitement des différences (Perrenoud, 1979, 1982 ; Favre et Perrenoud, 1985). Lenjeu pratique est de contribuer à la lutte contre léchec scolaire en fondant un enseignement différencié sur une analyse réaliste des différences et de leurs conditions de traitement en classe.
b. Les pratiques dévaluation en classe contribuent à la fois à la régulation et au contrôle du travail des élèves et à la fabrication des hiérarchies dexcellence. Lenjeu théorique est de décrire dune part le rôle de lévaluation dans la pratique quotidienne, dautre part la nature des tâches et des performances prises en compte dans la fabrication des jugements de réussite ou déchec (Perrenoud, 1982, 1984, 1986). Cette préoccupation rejoint les intérêts des praticiens qui veulent développer une évaluation plus formative et moins sélective.
c. La transformation du curriculum formel en curriculum réel est le processus qui fait passer des intentions dinstruire aux pratiques, qui convertit les textes, plans détudes, méthodologies et autres moyens denseignement en contenus effectifs de lenseignement, du travail scolaire, de lévaluation. Lenjeu théorique est de comprendre comment lorganisation scolaire contrôle les contenus de lenseignement et, en contrepartie, de décrire la part dautonomie du maître dans la transposition didactique et le choix des contenus (Perrenoud, 1984, 1986). Lintérêt pratique dune telle recherche est évidemment déclairer les raisons pour lesquelles maintes rénovations du curriculum formel ninduisent pas les transformations correspondantes du curriculum réel, celles dont dépendent les apprentissages effectifs des élèves.
Ces trois problématiques sont relativement neuves. En létat de la sociologie des pratiques pédagogiques, il est prématuré de procéder essentiellement par enquêtes extensives standardisés (questionnaires ou grilles dobservation). De toute façon, ces techniques ne seront jamais suffisantes si elles ne sont pas complétées par une observation plus qualitative de type ethnologique. Pour savoir ce qui se passe vraiment dans une classe, il faut pouvoir observer longuement les pratiques, mais aussi les comprendre en interrogeant les acteurs sur le sens de leur conduite. Cette démarche doit sinscrire dans la durée, parce quune partie des pratiques scolaires ne sont intelligibles quà long terme, ce qui tient au découpage institué du " temps des études " (cf. Verret, 1965), mais aussi à lhistoire des relations entre chaque maître et ses élèves depuis le début de lannée scolaire.
La recherche-action nest pas la seule façon dobserver les pratiques dans une classe. Mais elle permet une observation participante très propice à une sociologie compréhensive des pratiques, des interactions et des représentations. Dans RAPSODIE, pour ce qui me concerne, cette observation a pris la forme dune présence intensive dans une école primaire, deux à trois jours par semaine pendant six ans, dont un à deux jours par semaine, passés pour lessentiel dans des classes. Pendant ces six ans jai participé à la gestion de la recherche-action avec linspectrice, les enseignants et dautres chercheurs ; jai pris part dans ce cadre à mille débats internes sur léchec, la différenciation, lévaluation, la discipline, les objectifs, etc., dans toutes sortes de groupes formels et informels ; jai été associé au travail dune équipe de trois enseignantes responsables dune quarantaine délèves et je me suis impliqué dans la planification, lévaluation, lenseignement, la fabrication de moyens didactiques, etc. ; enfin et surtout, jai travaillé en classe avec des maîtres et des élèves, selon diverses modalités : observation, travail avec quelques élèves (soutien intégré par exemple) ; interventions ponctuelles dans lanimation ; coanimation du groupe-classe et enseignement en équipe pendant de longues périodes ; enseignement seul pendant de courtes périodes.
Que peut-on attendre dune telle stratégie de recherche ? En quoi justifie-t-elle le risque évident de limplication ? Trois réponses :
1. Transformer pour comprendre : la recherche-action est une entreprise de transformation du réel qui oblige à une confrontation des points de vue, à une explicitation de limplicite, à une modification au moins partielle des pratiques et des représentations, toutes choses qui facilitent lobservation de processus ordinairement englués dans des routines et masqués par des effets de façade.
Toute démarche expérimentale est basée sur lidée quil faut transformer le réel pour comprendre les mécanismes en jeu. Dans un domaine où la démarche expérimentale classique nest pas praticable, la recherche-action constitue, sans nécessairement avoir été voulue dans ce sens, une " quasi expérience " qui, en un point précis du système denseignement, tente de modifier lorganisation et les pratiques. Lobservation dune telle tentative, de son échec comme de sa réussite, met à jour des mécanismes qui concernent non seulement le changement mais les pratiques les plus banales. Sagissant de léchec scolaire, la seule façon didentifier les médiations qui transforment les différences en inégalités est de tenter de les transformer, en infléchissant les pratiques vers plus de différenciation. Cest alors quapparaissent les vrais obstacles, qui ne sont pas tous dans linstitution, qui tiennent aussi aux conflits entre acteurs et aux ambivalences de chacun.
2. Partager pour comprendre : la recherche-action institue entre chercheurs et enseignants un contrat explicite et une collaboration informelle qui, sans engendrer une relation parfaitement égalitaire, encore moins symétrique, permettent un accès au réel impossible dans dautres circonstances.
Le travail scolaire et les pratiques pédagogiques sont des conduites dont la dimension symbolique est essentielle. Une observation purement " éthologique " ne manque pas dintérêt, comme les travaux sur de très jeunes enfants en crèche lont prouvé ; mais elle ne permet pas déclairer lessentiel, qui se joue au niveau du sens des conduites, de la représentation des situations et des possibilités daction. Il est difficile daccéder au véritable sens des conduites qui nest pas toujours communicable, ni " présentable ". Il est difficile, lorsquon est enseignant ou élève, dêtre constamment rationnel, cohérent, efficace. Or on se trouve dans une organisation et un corps de métier où on a le culte de la maîtrise et où on porte sur les pratiques un regard constamment normatif : il sagit de bien enseigner ou de bien travailler à lécole. Doù des difficultés et des réticences à parler de ses pratiques à un observateur étranger, toujours vécu comme un juge possible. La recherche-action crée : a. une expérience partagée, qui facilite la communication ; b. une certaine confiance réciproque, minimisant les effets de façade ; c. une certaine égalité devant le risque de ne pas maîtriser certaines situations. Lorsquil simplique dans laction, le chercheur nest plus dans la position confortable de lobservateur, il sexpose aussi à être observé et jugé à son tour.
3. Vivre pour comprendre : lintervention du chercheur dans la pratique permet une auto-observation et une auto-analyse qui, quelles que soient leurs biais et leurs risques, sont des ressources précieuses pour toute sociologie compréhensive.
Il y a en pédagogie un discours sur " lineffable " qui interdit toute analyse. Il nempêche que tout nest pas communicable verbalement. Même si les maîtres parlent de leurs pratiques, de leurs espoirs, de leurs difficultés, un observateur extérieur nest pas toujours en mesure de comprendre ce quils vivent, à moins de lavoir lui-même vécu au moins par moments. Ainsi, la dispersion, le rapport au temps, langoisse, lactivisme, le passage à lacte, lennui, la routine, la fatigue, lenvie de rejeter certains élèves, les préférences et les rejets irraisonnés pour certaines activités ou certains contenus sont difficiles à comprendre si on ne sest pas impliqué soi-même dans la pratique.
En si peu de pages, on risque de créer de nombreux malentendus. Dans lespoir de prévenir lun ou lautre dentre eux, je souligne en conclusion les limites dune telle démarche, et en particulier les risques dune implication personnelle. Même bardé dinstruments, extérieur à la situation, le sociologue nest jamais totalement neutre lorsquil étudie sa propre société. Il ne peut soublier comme acteur. Mais la recherche-action limplique beaucoup plus, avec les risques de biais qui sensuivent. Cest le prix à payer pour voir les choses de près. Pour ne pas se faire complètement piéger, il faut une formation, un certain sens critique, une capacité de fonctionner à plusieurs niveaux, le goût et le temps de revenir sur les observations " à froid ", la possibilité de parler de ce que lon fait et de ce que lon voit dans les classes avec dautres personnes, et notamment dautres chercheurs, qui sy trouvent moins impliqués et permettent une sorte de " supervision " comme elle se pratique en travail social.
Comme toute démarche qualitative, lobservation dans le cadre dune recherche-action ne peut prétendre à la représentativité statistique. Elle permet de construire une représentation théorique de certains types de pratiques, de fonctionnements, de processus, en prenant en compte ce qui leur donne sens dans lesprit des acteurs.
Je rappellerai pour finir quil faut, sur les questions de méthode, se garder de toute attitude théologique et se montrer résolument éclectique et pragmatique. Les seules méthodes valables sont celles qui produisent des idées et des informations communicables et donc évaluables par les praticiens directement concernés et par dautres chercheurs.
Favre, B. et Perrenoud, Ph. (1985) Organisation du curriculum et différenciation de lenseignement, in Plaisance, É. (dir.) " Léchec scolaire " : Nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, Paris, Éd. du CNRS, pp. 55-73.
Groupe RAPSODIE (1979) Prévenir les inégalités scolaires par une pédagogie différenciée : à propos dune recherche-action dans lenseignement primaire genevois, in Allal, L., Cardinet J., Perrenoud, Ph. (dir.) : Lévaluation formative dans un enseignement différencié, Berne, Lang, pp. 68-108.
Groupe RAPSODIE (1981) À propos dune recherche-action orientée vers la différenciation de laction pédagogique. Redéfinition des objectifs et de lorganisation de RAPSODIE, Genève, Direction de lenseignement primaire.
Hadorn, R. (1985) La lutte contre léchec scolaire et les autres enjeux de la recherche-action RAPSODIE, in Plaisance, E. (dir.) : " Léchec scolaire " : Nouveaux débats, nouvelles approches sociologiques, Paris, Ed. du CNRS, pp. 43-51.
Haramein, A. & Perrenoud, Ph. (1981) " RAPSODIE ", une recherche-action : du projet à lacteur collectif, Revue européenne des sciences sociales, n° 59, pp. 175-231.
Perrenoud, Ph.(1979) Des différences culturelles aux inégalités scolaires : lévaluation et la norme dans un enseignement indifférencié, in : Allal, L., Cardinet J., Perrenoud, Ph. (dir.) : Lévaluation formative dans un enseignement différencié, Berne, Lang, pp. 20-55.
Perrenoud, Ph. (1982) Linégalité quotidienne devant le système denseignement. Laction pédagogique et la différence, Revue européenne des sciences sociales, n° 63, pp. 87-142 (repris dans Perrenoud, Ph., La pédagogie à lécole des différences, Paris, ESF, 1995, 2e éd. 1996, chapitre 2, pp. 59-105).
Perrenoud, Ph. (1984) La fabrication de lexcellence scolaire : du curriculum aux pratiques dévaluation. Vers une analyse de la réussite, de léchec et des inégalités comme réalités construites par le système scolaire, Genève, Droz, 2e édition augmentée 1995.
Perrenoud, Ph. (1986) Lévaluation codifiée et le jeu avec les règles. Aspects dune sociologie des pratiques, in De Ketele, J.-M. (dir.) Lévaluation : approche descriptive ou prescriptive ?, Bruxelles, De Boeck, pp. 11-29.
Perrenoud, Ph. (1986) Vers une lecture sociologique de la transposition didactique, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Verret, M. (1975) Le temps des études, Paris, Honoré Champion, 2 vol.
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