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Lindispensable et
impossible
allégement des programmes scolaires
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1990
Depuis que lécole existe, on oppose les têtes bien faites et les têtes bien pleines, on plaide pour des programmes moins encyclopédiques, moins chargés de notions, faisant davantage de place au développement des personnes et à la construction de savoirs essentiels. Lallégement des programmes est périodiquement à lordre du jour de presque toutes les écoles du monde ; lautorité affirme volontiers, dans les moments de crise, sa ferme intention de remettre les programmes sur le métier pour enfin revenir à lessentiel.
Si toutes ces intentions avaient été suivies deffet, le programme de lécole obligatoire tiendrait aujourdhui en quelques lignes : se développer, apprendre à penser par soi-même, à communiquer avec autrui, à sorganiser et à apprendre, à maîtriser quelques outils et quelques notions qui donnent accès à dautres savoirs. Si on nen est pas là, cest à lévidence quil y a quelque chose qui " ne tourne pas rond " dans le discours sur lallégement.
Il y a une part de rituel : tous les dix ou vingt ans, lorsquune minorité active réclame (pour diverses raisons) un " réel allégement des programmes ", linstitution scolaire fait un geste, annonce quelle ouvre le chantier, nomme des commissions. Peu importe alors que lallégement reste une chimère. Dans cette perspective, lessentiel nest pas daboutir, mais de calmer les esprits, le temps quun autre problème occupe le devant de la scène.
Sans exclure certains épisodes cyniques dans la " guerre des programmes ", on conviendra que lexplication resterait un peu courte. Il arrive que lautorité scolaire et les enseignants sengagent vraiment en faveur dun allégement. Quels sont alors les obstacles majeurs ? Jen examinerai trois :
- Les résistances au nom dintérêts acquis ou de visions de la culture.
- La difficulté de concevoir lallégement, faute dune image partagée du savoir.
- Une conception naïve de la surcharge, au mépris des contraintes de la transposition didactique.
Tout mouvement vers lallégement se heurte aux résistances de ceux qui, traditionnellement, dénoncent la baisse du niveau et la dégradation de la culture scolaire. On le sait, nimporte quelle proposition dallégement a pour vertu de faire monter au créneau quelque érudit qui, la main sur le coeur, explique vers quelle catastrophe court la civilisation si on supprime dans nos écoles létude de telle langue morte, de telle notion grammaticale ou de tel siècle de notre histoire. Tout projet dallégement suscite une polémique. Même entre gens de bonne foi, il est très difficile de se mettre daccord sur lessentiel ; chacun engage dans ce débat sa conception de la vie et de la culture. Et surtout, une partie des acteurs concernés se moquent pas mal de ce que les élèves apprennent ou doivent apprendre, et se bornent à défendre la culture de lélite ou des bastions disciplinaires.
La partie se joue tôt ou tard devant lopinion publique, dont la religion nest pas faite au départ et dont le soutien à lun ou lautre camp sera en fin de compte déterminant. Les forces qui bloquent tout allégement ne craignent pas, on la vu à propos de la rénovation de lenseignement du français, de peindre le diable sur la muraille : la langue est en péril, on renie les traditions, on brade la culture classique dès le moment où on renonce à certaines subtilités grammaticales. Quiconque plaide pour le statu quo met sans peine de son côté une large majorité de ceux qui, ayant fait des études longues, sont en quelque sorte les purs produits de la surcharge des programmes et de lencyclopédisme. En défendant les programmes, les gens instruits défendent dune certaine manière leur identité et ce quils estiment être leur supériorité culturelle. On convainc aussi aisément une partie des défavorisés que leurs enfants seront définitivement privés de laccès au coeur de la culture si allégement il y a.
Pour neutraliser ces raisonnements paresseux et démagogiques, mais qui portent, les partisans de lallégement ne trouvent pas toujours largumentation rigoureuse et claire qui ferait mouche. Lallégement des programmes nest pas synonyme dappauvrissement de lesprit, la connaissance fondamentale ne se construit pas en ingérant le maximum possible dinformations, de listes de mots, de règles de grammaire, de procédés techniques et de connaissances en tous genres. Mais comment en persuader les sceptiques ?
Alléger les programmes ne va pas sans en appeler à une autre conception de lapprentissage, à une autre image de la culture, de lintelligence, du développement. Cest une entreprise intellectuelle ardue, qui exige des parents et de lopinion publique non pas ladhésion à quelques slogans, mais un cheminement de pensée en terrain mouvant.
Lentreprise nest peut-être pas désespérée, parce quau fond de lui-même, chacun sait sans doute que limportant nest pas de connaître sur le bout du doigt une liste de batailles, de capitales ou de compléments circonstanciels. Pour lavoir vécu, chaque adulte sait que les connaissances qui lui servent le plus, dans sa vie privée ou professionnelle, il les a construites patiemment à travers une expérience, que ce nest pas le nombre de notions et dinformations qui compte, mais la façon de les relier, de leur donner du sens et de les mettre en uvre pour agir.
En un sens, toute proposition dallégement parle au bon sens de chacun. Mais elle réveille en même temps les peurs et les ambivalences. Ce qui caractérise peut-être le plus les débats dans ce domaine, cest labsence de courage, la volonté de ne pas choisir, la fiction qui consiste à croire que lon peut à la fois apprendre toutes les exceptions orthographiques par coeur et sexercer à utiliser intelligemment les ouvrages de référence ; que lon peut à la fois passer des heures à faire des calculs avec retenues et développer le sens de lapproximation et de lestimation ; passer des jours à copier ou à paraphraser des textes et apprendre à écrire de façon autonome ; tout savoir de lélevage du mouton en Australie ou de la géologie du Jura et apprendre à lire une carte.
On veut le beurre et largent du beurre. On veut des programmes favorisant le développement, lintelligence, lautonomie, la créativité, le sens critique, la coopération, parce quon sait que ces ressources sont et deviennent de plus en plus indispensables dans les sociétés complexes où nous vivons. Mais on ne veut pas accepter vraiment les conséquences de ce choix. Alors, comme dhabitude pourrait-on dire, on aboutit à une cotte mal taillée, à un allégement illusoire, qui supprime ou déplace quelques notions et quelques savoirs piqués ci et là dans le programme, mais se garde bien de reconsidérer fondamentalement lemploi du temps scolaire et la nature des apprentissages.
Certes, on ne développe pas lintelligence ou la communication dans le vide. Les savoir-faire les plus généraux et les plus transposables sappuient sur des contenus conceptuels, sur des informations, sur des outils plus limités quil faut aussi maîtriser. Développer les compétences de communication ne saurait consister à bavarder pendant des heures, ni à réfléchir intensément sur rien. Dans tous les cas, il sagit de manier des informations et des connaissances, de conduire des projets, de résoudre des problèmes, de penser, de communiquer, de décider dans des situations définies et en fonctions de certains objectifs.
Privilégier à lécole lacquisition de savoir-faire fondamentaux, ce nest donc pas planifier des semaines toutes vides, mais accepter que les contenus, les notions, les techniques travaillées ne soient que des moyens, convenir quil nimporte pas que tous les élèves et toutes les classes suivent le même cheminement. Telle classe qui construit une monographie sur la faim ou la maladie dans un pays du Tiers Monde aura besoin de mobiliser toutes sortes de savoirs, de définitions, dinformations et de savoir-faire techniques pour venir à bout dune telle entreprise. Cela sans que ces acquis soient mis au programme. Une classe qui monte un spectacle aura autant doutils et de notions à maîtriser, mais pas les mêmes.
Il restera, dans le meilleur des cas, quelques acquis ponctuels. Tant mieux si on les conçoit comme des bénéfices secondaires, sils ne font pas perdre de vue le fait que des contenus spécifiques servent de prétextes à la construction et à lexercice de compétences plus fondamentales et plus durables, qui trouveront à semployer dans dautres contextes, pour résoudre dautres problèmes et réaliser dautres projets.
Dune certaine façon, la doctrine de lallégement nest pas neuve et on sait quelle conduit à rompre radicalement avec la logique traditionnelle qui sous-tend les programmes. On se doute que tout allégement à lintérieur de cette logique nest quune solution bâtarde, vite annulée par de nouveaux ajouts, ou démentie par les attentes non écrites des collègues, des parents, de lopinion publique.
Aussi longtemps que lécole naura pas réussi une sorte de révolution culturelle, lallégement restera un jeu dont les dés sont pipés et auxquels ne joueront bientôt que ceux qui ont du temps à perdre.
On feint souvent de croire que lallégement se joue dans lécriture des plans détudes. Cest parfois vrai. Mais dans nombre de domaines, le plan détudes se prête à une lecture minimaliste, ne dicte pas la pléthore de moyens denseignement, de leçons, dexercices et dépreuves, donc de temps et dénergie, quon accorde à tel chapitre ou telle notion.
Entre le programme et les contenus effectifs du travail scolaire sopère ce que Michel Verret et Yves Chevallard ont nommé la transposition didactique. On entendra par là : lensemble des transformations quil faut faire subir au savoir pour lenseigner et lévaluer. Le texte du programme na de " poids " quen fonction des apprêts didactiques quil exige. Pour juger de la surcharge, il faut comprendre où elle se joue, ce qui revient aux textes et ce qui revient à des choix didactiques guidés par toutes sortes de facteurs.
Travailler sur lallégement des programmes, cest entrer nécessairement dans lanalyse du processus de transposition didactique, aussi bien au stade de la fabrication des moyens denseignement et des ouvrages méthodologiques quà celui de la pratique de chaque maître.
Selon Y. Chevallard " Pour lenseignant, le programme nest pas un tracé régulateur, un cadre à demi vide ; regardant le cadre, il y voit le tableau, toujours déjà peint. " En dautres termes, il sait (par sa formation et surtout son expérience) que pour telle théorie mathématique, telle chapitre dhistoire, tel niveau de maîtrise dun langue il " ne sen tirera pas " à moins de tant dheures ou de semaines denseignement et dévaluation. Là où le profane ne trouve que quelques lignes elliptiques (équations du second degré, usage du passif, notion de population, etc.), le professionnel lit " entre les lignes ".
On en conclura que ceux qui rédigent des programmes écrivent entre les lignes. Dans une certaine mesure, ils le savent, comptant sur les enseignants pour lire entre les lignes. Mais peut-être les auteurs de programmes ne sont-ils pas suffisamment réalistes quant aux contraintes de la transposition didactique. Peut-être parce quils oublient que les textes de référence sont complétés, redoublés, amplifiés par les attentes des collègues, des élèves, des parents, de lautorité locale. Il faut compter aussi avec les propres projets et défis de lenseignant. Il y a tout ce quil doit faire pour maintenir lordre, renouer le fil de semaine en semaine, mettre les élèves au travail sur des tâches définies, exercer une pression sur lécoute et linvestissement, faire fonctionner le contrat didactique. Lorsque les auteurs de programmes écrivent " initiation à ", " sensibilisation ", " enrichissement ", ils feignent daccorder aux maîtres la liberté de sen tenir là. Parfois, les conditions de lexercice du métier obligent à en faire davantage, pour supporter la comparaison avec les maîtres des classes parallèles, pour faire bonne figure face aux parents et aux élèves qui en veulent toujours plus. Lorsquils écrivent " On reverra rapidement les notions enseignées dans les degrés précédents ", " On approfondira certains thèmes seulement ", " On construira une progression à partir des acquis et des intérêts des élèves, en respectant quelques passages obligés ", les auteurs de programmes et de méthodologies (ce sont souvent les mêmes) font comme si tout cela allait de soi, comme si tous les professionnels étaient capable de doser constamment le trop et le trop peu
Même lorsque ce sont des enseignants qui travaillent à la réécriture des plans détudes, ils contribuent à entretenir certaines fictions ; ils laissent accroire que tout le temps de classe est un temps denseignement et dapprentissage, ils font comme si les élèves maîtrisaient effectivement le programme des degrés antérieurs, ils feignent de croire que tous les maîtres sont capables de bien gérer le temps disponible et dorganiser une progression raisonnable des apprentissages. Les non dits sont nombreux, qui empêchent lanalyse du poids effectif de la transposition didactique dans la surcharge. Le monde des programmes et des méthodologies est un monde de rêve ; malheur à celui qui aurait le mauvais goût de rappeler à quel point la réalité résiste à lintention dinstruire.
On doit aussi envisager des mécanismes pervers, par exemple lhorreur du vide, le besoin de peindre tout le tableau et de passer deux couches. Rien ne garantit que la plupart des maîtres sen tiennent strictement à ce que leur impose la transposition didactique du programme. Il y a : ceux qui, par angoisse ou souci de bien faire, anticipent sur le programme de lannée suivante ; ceux qui ne se trouvent bien dans leur classe quavec des élèves fixés sur une tâche papier-crayon et qui multiplient les exercices pour meubler le temps scolaire ; ceux qui, dun naturel soupçonneux ou pour " tenir leurs élèves ", multiplient les interrogations orales et les épreuves et nont plus guère le temps denseigner.
Ou encore ceux qui, au nom dune image de la culture, sinterdisent lomission ou lallusion, tiennent à tout dire ; ceux qui, pour se rassurer ou aider les élèves en difficulté, ne cessent de réviser et de répéter ; ou ceux qui survivent dans le métier en ouvrant de longues parenthèses sur des thèmes qui les intéressent, pour revenir en catastrophe au programme.
Une fraction des enseignants sont capables de réinventer un programme " plein comme un uf " même à partir dattentes et de textes considérablement allégés. Tout simplement parce quils en ont besoin pour fonctionner dans un rapport pédagogique et durer dans le métier.
On voit que les textes ne sont pas le seul facteur. Un processus dallégement qui refuse de prendre en compte les faits didactiques ne peut quéchouer. Reste à savoir comment intégrer dans le débat ces dimensions complexes et partiellement inavouables. Alléger, cest consentir un travail sur soi-même, indissociable dune participation à la réflexion, voire dun travail de formation continue. Comment espérer que quelques uns puissent faire ce chemin pour tous les autres ?
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