Source et copyright à la fin du texte

 

In Éducateur, n° 6, 22 mars 1990, p. 4.

 

 

 

L’indispensable et impossible
allégement des programmes scolaires

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1990

Depuis que l’école existe, on oppose les têtes bien faites et les têtes bien pleines, on plaide pour des programmes moins encyclopédiques, moins chargés de notions, faisant davantage de place au développement des personnes et à la construction de savoirs essentiels. L’allégement des programmes est périodiquement à l’ordre du jour de presque toutes les écoles du monde ; l’autorité affirme volontiers, dans les moments de crise, sa ferme intention de remettre les programmes sur le métier pour enfin revenir à l’essentiel.

Si toutes ces intentions avaient été suivies d’effet, le programme de l’école obligatoire tiendrait aujourd’hui en quelques lignes : se développer, apprendre à penser par soi-même, à communiquer avec autrui, à s’organiser et à apprendre, à maîtriser quelques outils et quelques notions qui donnent accès à d’autres savoirs. Si on n’en est pas là, c’est à l’évidence qu’il y a quelque chose qui " ne tourne pas rond " dans le discours sur l’allégement.

Il y a une part de rituel : tous les dix ou vingt ans, lorsqu’une minorité active réclame (pour diverses raisons) un " réel allégement des programmes ", l’institution scolaire fait un geste, annonce qu’elle ouvre le chantier, nomme des commissions. Peu importe alors que l’allégement reste une chimère. Dans cette perspective, l’essentiel n’est pas d’aboutir, mais de calmer les esprits, le temps qu’un autre problème occupe le devant de la scène.

Sans exclure certains épisodes cyniques dans la " guerre des programmes ", on conviendra que l’explication resterait un peu courte. Il arrive que l’autorité scolaire et les enseignants s’engagent vraiment en faveur d’un allégement. Quels sont alors les obstacles majeurs ? J’en examinerai trois :

  1. Les résistances au nom d’intérêts acquis ou de visions de la culture.
  2. La difficulté de concevoir l’allégement, faute d’une image partagée du savoir.
  3. Une conception naïve de la surcharge, au mépris des contraintes de la transposition didactique.
 I. Un rapport de forces incertain

Tout mouvement vers l’allégement se heurte aux résistances de ceux qui, traditionnellement, dénoncent la baisse du niveau et la dégradation de la culture scolaire. On le sait, n’importe quelle proposition d’allégement a pour vertu de faire monter au créneau quelque érudit qui, la main sur le coeur, explique vers quelle catastrophe court la civilisation si on supprime dans nos écoles l’étude de telle langue morte, de telle notion grammaticale ou de tel siècle de notre histoire. Tout projet d’allégement suscite une polémique. Même entre gens de bonne foi, il est très difficile de se mettre d’accord sur l’essentiel ; chacun engage dans ce débat sa conception de la vie et de la culture. Et surtout, une partie des acteurs concernés se moquent pas mal de ce que les élèves apprennent ou doivent apprendre, et se bornent à défendre la culture de l’élite ou des bastions disciplinaires.

La partie se joue tôt ou tard devant l’opinion publique, dont la religion n’est pas faite au départ et dont le soutien à l’un ou l’autre camp sera en fin de compte déterminant. Les forces qui bloquent tout allégement ne craignent pas, on l’a vu à propos de la rénovation de l’enseignement du français, de peindre le diable sur la muraille : la langue est en péril, on renie les traditions, on brade la culture classique dès le moment où on renonce à certaines subtilités grammaticales. Quiconque plaide pour le statu quo met sans peine de son côté une large majorité de ceux qui, ayant fait des études longues, sont en quelque sorte les purs produits de la surcharge des programmes et de l’encyclopédisme. En défendant les programmes, les gens instruits défendent d’une certaine manière leur identité et ce qu’ils estiment être leur supériorité culturelle. On convainc aussi aisément une partie des défavorisés que leurs enfants seront définitivement privés de l’accès au coeur de la culture si allégement il y a.

Pour neutraliser ces raisonnements paresseux et démagogiques, mais qui portent, les partisans de l’allégement ne trouvent pas toujours l’argumentation rigoureuse et claire qui ferait mouche. L’allégement des programmes n’est pas synonyme d’appauvrissement de l’esprit, la connaissance fondamentale ne se construit pas en ingérant le maximum possible d’informations, de listes de mots, de règles de grammaire, de procédés techniques et de connaissances en tous genres. Mais comment en persuader les sceptiques ?

 II. Une autre vision de la culture ?

Alléger les programmes ne va pas sans en appeler à une autre conception de l’apprentissage, à une autre image de la culture, de l’intelligence, du développement. C’est une entreprise intellectuelle ardue, qui exige des parents et de l’opinion publique non pas l’adhésion à quelques slogans, mais un cheminement de pensée en terrain mouvant.

L’entreprise n’est peut-être pas désespérée, parce qu’au fond de lui-même, chacun sait sans doute que l’important n’est pas de connaître sur le bout du doigt une liste de batailles, de capitales ou de compléments circonstanciels. Pour l’avoir vécu, chaque adulte sait que les connaissances qui lui servent le plus, dans sa vie privée ou professionnelle, il les a construites patiemment à travers une expérience, que ce n’est pas le nombre de notions et d’informations qui compte, mais la façon de les relier, de leur donner du sens et de les mettre en œuvre pour agir.

En un sens, toute proposition d’allégement parle au bon sens de chacun. Mais elle réveille en même temps les peurs et les ambivalences. Ce qui caractérise peut-être le plus les débats dans ce domaine, c’est l’absence de courage, la volonté de ne pas choisir, la fiction qui consiste à croire que l’on peut à la fois apprendre toutes les exceptions orthographiques par coeur et s’exercer à utiliser intelligemment les ouvrages de référence ; que l’on peut à la fois passer des heures à faire des calculs avec retenues et développer le sens de l’approximation et de l’estimation ; passer des jours à copier ou à paraphraser des textes et apprendre à écrire de façon autonome ; tout savoir de l’élevage du mouton en Australie ou de la géologie du Jura et apprendre à lire une carte.

On veut le beurre et l’argent du beurre. On veut des programmes favorisant le développement, l’intelligence, l’autonomie, la créativité, le sens critique, la coopération, parce qu’on sait que ces ressources sont et deviennent de plus en plus indispensables dans les sociétés complexes où nous vivons. Mais on ne veut pas accepter vraiment les conséquences de ce choix. Alors, comme d’habitude pourrait-on dire, on aboutit à une cotte mal taillée, à un allégement illusoire, qui supprime ou déplace quelques notions et quelques savoirs piqués ci et là dans le programme, mais se garde bien de reconsidérer fondamentalement l’emploi du temps scolaire et la nature des apprentissages.

Certes, on ne développe pas l’intelligence ou la communication dans le vide. Les savoir-faire les plus généraux et les plus transposables s’appuient sur des contenus conceptuels, sur des informations, sur des outils plus limités qu’il faut aussi maîtriser. Développer les compétences de communication ne saurait consister à bavarder pendant des heures, ni à réfléchir intensément sur rien. Dans tous les cas, il s’agit de manier des informations et des connaissances, de conduire des projets, de résoudre des problèmes, de penser, de communiquer, de décider dans des situations définies et en fonctions de certains objectifs.

Privilégier à l’école l’acquisition de savoir-faire fondamentaux, ce n’est donc pas planifier des semaines toutes vides, mais accepter que les contenus, les notions, les techniques travaillées ne soient que des moyens, convenir qu’il n’importe pas que tous les élèves et toutes les classes suivent le même cheminement. Telle classe qui construit une monographie sur la faim ou la maladie dans un pays du Tiers Monde aura besoin de mobiliser toutes sortes de savoirs, de définitions, d’informations et de savoir-faire techniques pour venir à bout d’une telle entreprise. Cela sans que ces acquis soient mis au programme. Une classe qui monte un spectacle aura autant d’outils et de notions à maîtriser, mais pas les mêmes.

Il restera, dans le meilleur des cas, quelques acquis ponctuels. Tant mieux si on les conçoit comme des bénéfices secondaires, s’ils ne font pas perdre de vue le fait que des contenus spécifiques servent de prétextes à la construction et à l’exercice de compétences plus fondamentales et plus durables, qui trouveront à s’employer dans d’autres contextes, pour résoudre d’autres problèmes et réaliser d’autres projets.

D’une certaine façon, la doctrine de l’allégement n’est pas neuve et on sait qu’elle conduit à rompre radicalement avec la logique traditionnelle qui sous-tend les programmes. On se doute que tout allégement à l’intérieur de cette logique n’est qu’une solution bâtarde, vite annulée par de nouveaux ajouts, ou démentie par les attentes non écrites des collègues, des parents, de l’opinion publique.

Aussi longtemps que l’école n’aura pas réussi une sorte de révolution culturelle, l’allégement restera un jeu dont les dés sont pipés et auxquels ne joueront bientôt que ceux qui ont du temps à perdre.

 III. La transposition didactique

On feint souvent de croire que l’allégement se joue dans l’écriture des plans d’études. C’est parfois vrai. Mais dans nombre de domaines, le plan d’études se prête à une lecture minimaliste, ne dicte pas la pléthore de moyens d’enseignement, de leçons, d’exercices et d’épreuves, donc de temps et d’énergie, qu’on accorde à tel chapitre ou telle notion.

Entre le programme et les contenus effectifs du travail scolaire s’opère ce que Michel Verret et Yves Chevallard ont nommé la transposition didactique. On entendra par là : l’ensemble des transformations qu’il faut faire subir au savoir pour l’enseigner et l’évaluer. Le texte du programme n’a de " poids " qu’en fonction des apprêts didactiques qu’il exige. Pour juger de la surcharge, il faut comprendre elle se joue, ce qui revient aux textes et ce qui revient à des choix didactiques guidés par toutes sortes de facteurs.

Travailler sur l’allégement des programmes, c’est entrer nécessairement dans l’analyse du processus de transposition didactique, aussi bien au stade de la fabrication des moyens d’enseignement et des ouvrages méthodologiques qu’à celui de la pratique de chaque maître.

Selon Y. Chevallard " Pour l’enseignant, le programme n’est pas un tracé régulateur, un cadre à demi vide ; regardant le cadre, il y voit le tableau, toujours déjà peint. " En d’autres termes, il sait (par sa formation et surtout son expérience) que pour telle théorie mathématique, telle chapitre d’histoire, tel niveau de maîtrise d’un langue il " ne s’en tirera pas " à moins de tant d’heures ou de semaines d’enseignement et d’évaluation. Là où le profane ne trouve que quelques lignes elliptiques (équations du second degré, usage du passif, notion de population, etc.), le professionnel lit " entre les lignes ".

On en conclura que ceux qui rédigent des programmes écrivent entre les lignes. Dans une certaine mesure, ils le savent, comptant sur les enseignants pour lire entre les lignes. Mais peut-être les auteurs de programmes ne sont-ils pas suffisamment réalistes quant aux contraintes de la transposition didactique. Peut-être parce qu’ils oublient que les textes de référence sont complétés, redoublés, amplifiés par les attentes des collègues, des élèves, des parents, de l’autorité locale. Il faut compter aussi avec les propres projets et défis de l’enseignant. Il y a tout ce qu’il doit faire pour maintenir l’ordre, renouer le fil de semaine en semaine, mettre les élèves au travail sur des tâches définies, exercer une pression sur l’écoute et l’investissement, faire fonctionner le contrat didactique. Lorsque les auteurs de programmes écrivent " initiation à… ", " sensibilisation ", " enrichissement ", ils feignent d’accorder aux maîtres la liberté de s’en tenir là. Parfois, les conditions de l’exercice du métier obligent à en faire davantage, pour supporter la comparaison avec les maîtres des classes parallèles, pour faire bonne figure face aux parents et aux élèves qui en veulent toujours plus. Lorsqu’ils écrivent " On reverra rapidement les notions enseignées dans les degrés précédents ", " On approfondira certains thèmes seulement ", " On construira une progression à partir des acquis et des intérêts des élèves, en respectant quelques passages obligés ", les auteurs de programmes et de méthodologies (ce sont souvent les mêmes) font comme si tout cela allait de soi, comme si tous les professionnels étaient capable de doser constamment le trop et le trop peu…

Même lorsque ce sont des enseignants qui travaillent à la réécriture des plans d’études, ils contribuent à entretenir certaines fictions ; ils laissent accroire que tout le temps de classe est un temps d’enseignement et d’apprentissage, ils font comme si les élèves maîtrisaient effectivement le programme des degrés antérieurs, ils feignent de croire que tous les maîtres sont capables de bien gérer le temps disponible et d’organiser une progression raisonnable des apprentissages. Les non dits sont nombreux, qui empêchent l’analyse du poids effectif de la transposition didactique dans la surcharge. Le monde des programmes et des méthodologies est un monde de rêve ; malheur à celui qui aurait le mauvais goût de rappeler à quel point la réalité résiste à l’intention d’instruire.

On doit aussi envisager des mécanismes pervers, par exemple l’horreur du vide, le besoin de peindre tout le tableau et de passer deux couches. Rien ne garantit que la plupart des maîtres s’en tiennent strictement à ce que leur impose la transposition didactique du programme. Il y a : ceux qui, par angoisse ou souci de bien faire, anticipent sur le programme de l’année suivante ; ceux qui ne se trouvent bien dans leur classe qu’avec des élèves fixés sur une tâche papier-crayon et qui multiplient les exercices pour meubler le temps scolaire ; ceux qui, d’un naturel soupçonneux ou pour " tenir leurs élèves ", multiplient les interrogations orales et les épreuves et n’ont plus guère le temps d’enseigner.

Ou encore ceux qui, au nom d’une image de la culture, s’interdisent l’omission ou l’allusion, tiennent à tout dire ; ceux qui, pour se rassurer ou aider les élèves en difficulté, ne cessent de réviser et de répéter ; ou ceux qui survivent dans le métier en ouvrant de longues parenthèses sur des thèmes qui les intéressent, pour revenir en catastrophe au programme.

Une fraction des enseignants sont capables de réinventer un programme " plein comme un œuf " même à partir d’attentes et de textes considérablement allégés. Tout simplement parce qu’ils en ont besoin pour fonctionner dans un rapport pédagogique et durer dans le métier.

On voit que les textes ne sont pas le seul facteur. Un processus d’allégement qui refuse de prendre en compte les faits didactiques ne peut qu’échouer. Reste à savoir comment intégrer dans le débat ces dimensions complexes et partiellement inavouables. Alléger, c’est consentir un travail sur soi-même, indissociable d’une participation à la réflexion, voire d’un travail de formation continue. Comment espérer que quelques uns puissent faire ce chemin pour tous les autres ?

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