|
que de donner un poisson |
La formation continue comme
vecteur de professionnalisation
du métier denseignant
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
1994
1. Le sens et les enjeux de la formation continue2. La professionnalisation du métier denseignant
3. Le rôle de la formation continue dans la professionnalisation
4. Larticulation aux autres fonctions de la formation continue
Faut-il mettre la formation continue des enseignants au service du changement en éducation ? Cest à coup sûr lune de ses fonctions, en particulier lorsquelle relève du ministère de léducation ; elle est alors un instrument de la politique de léducation et en particulier de la modernisation du système éducatif. Cela justifie-t-il quon lajuste étroitement aux objectifs et au contenu des réformes décidées par le pouvoir national ou régional ? Faut-il au contraire la constituer en simple ressource, laissée à la discrétion et à la responsabilité des enseignants ?
Je plaiderai ici pour une position nuancée. Il reste indispensable à la fois de répondre à la demande et de soutenir les réformes. Ces deux fonctions sont légitimes, mais devraient faire une large place à ce qui me paraît lessentiel à long terme : faire de la formation continue lun des vecteurs privilégiés de la professionnalisation du métier denseignant. Jespère même démontrer que ces trois fonctions ne sont pas contradictoires et quune conception claire de la professionnalisation peut éviter à la fois linjection massive, mais sans lendemain, de savoirs et savoir-faire liés à une rénovation particulière de curriculum ou de structures aussi bien que le saupoudrage, la formation continue comme consommation individuelle.
Je traiterai successivement :
La formation continue est une auberge espagnole, une notion floue quon peut définir de mille façons et nommer aussi : formation continuée, formation permanente, recyclage, perfectionnement, développement professionnel, Fortbildung, Weiterbildung, in service training, aggiornamento (mise à jour), autant dexpressions dont le sens et les connotations diffèrent dune organisation, dune société, dune aire linguistique, dune époque à une autre.
On peut essayer de standardiser les définitions, on nempêchera pas les acteurs de réinvestir dans ces expressions toutes sortes de significations, de rêves, denjeux. La complexité des organisations traverse tous les débats sur la formation continue et ses dispositifs. À travers la formation continue, on se parle de bien dautres choses : de la vie, du travail, de la carrière ; de lavenir des personnes ; du fonctionnement et du développement des organisations ; de la conception des compétences et des qualifications ; defficacité, de rationalité du travail ; dautonomie et de responsabilité des membres de lorganisation ; de pouvoir et de conformité ; de modernité ; du métier, de son évolution, de sa professionnalisation ; de tout ce quil est difficile ou interdit de dire ouvertement à propos du travail et de lorganisation.
La formation continue est un champ en développement, sur lequel on peut encore projeter des rêves et des peurs ; cest aussi un champ de forces où saffrontent toutes sortes dintérêts et didéologies, donc aussi de stratégies individuelles ou collectives. Tout effort pour imposer une conception uniforme ou officielle de la formation continue provoque des résistances, des dissidences, des contre-stratégies de ceux à qui profite le flou ou qui défendent une autre conception de la formation. Si lon nentend pas ce que les acteurs disent deux-mêmes, de leur réalité, de leurs peurs, de leurs rêves, de leurs besoins à propos de formation continue, une démarche logique ou normative est vouée à léchec. On peut néanmoins tenter de comprendre ce qui se joue.
En quoi la formation continue est-elle un enjeu pour les acteurs ? Et pour lorganisation qui les emploie ? Elle peut avoir des sens très divers, quon présentera dans un tableau synoptique, pour mettre en évidence certaines correspondances entre ce qui fait sens pour les personnes et les organisations.
1.1 Enjeux pour les personnes et pour lorganisation
|
|
|
1. |
Accroître ses propres compétences et qualifications, donc sa maîtrise professionnelle, son plaisir, sa confiance en soi. |
Accroître les compétences et les qualifications des collaborateurs, donc lefficacité et lefficience de lorganisation. |
2. |
Apprendre les règles en vigueur pour mieux sintégrer (fonction de socialisation). |
Assurer la conformité de chacun aux règles en vigueur (fonction de socialisation). |
3. |
Contribuer à sa propre professionnalisation, devenir plus responsable et autonome. |
Contribuer à la professionnalisation, à la responsabilisation des collaborateurs. |
4. |
Participer à la construction dune identité collective, dune culture partagée. |
Développer une identité collective, une culture partagée. |
5. |
Contester la légitimité du pouvoir en place, savoir négocier. |
Asseoir la légitimité du pouvoir en place sans pour autant réduire chacun au conformisme. |
6. |
Devenir expert, personne-ressource dans latteinte dobjectifs nouveaux ou ambitieux. |
Mobiliser les collaborateurs sur des objectifs nouveaux ou ambitieux. |
7. |
Donner une bonne image de soi à lintérieur et lextérieur de lorganisation (collaborateur motivé, consciencieux). |
Donner une bonne image de lorganisation à lintérieur et lextérieur (modernité). |
8. |
Se donner les moyens dune mobilité interne ou externe (horizontale ou verticale). |
Favoriser la mobilité interne des collaborateurs (horizontale ou verticale). |
9. |
Ajuster ses qualifications personnelles à son emploi/poste de travail lors de larrivée dans lorganisation ou lors dun changement de poste. |
Ajuster les qualifications aux emplois/postes de travail lors de larrivée de nouveaux collaborateurs dans lorganisation ou lors dun changement de poste. |
10. |
Compenser les manques éventuels de sa formation initiale avant quils ne créent des problèmes. |
Compenser les manques ou les biais structurels ou occasionnels de la formation initiale des collaborateurs (décalage temporel, niveau dabstraction). |
11. |
Participer à la réflexion sur les pratiques et les qualifications, et plus globalement sur le changement dans lorganisation. |
Constituer une noosphère (groupe dexperts élargi aux formateurs et à certains formées) pour penser les pratiques et les compétences, et plus globalement le changement dans lorganisation. |
12. |
Se donner les moyens de participer au changement en général ou à des innovations spécifiques. |
Stimuler le changement en général ou des innovations spécifiques (par ex. informatisation des tâches). |
13. |
Rencontrer des formateurs ou des formés dautres secteurs ou organisations. |
Ouvrir lorganisation à des apports externes en invitant des experts ou en envoyant des collaborateurs se former ailleurs. |
14. |
Accéder à une formation continue comme récompense, reconnaissance dun mérite personnel. |
Disposer dune source de récompense (la formation continue comme reconnaissance dun mérite) ou de sanction (comme stigmatisation dun manque). |
15. |
Trouver un point de chute, un secteur loin du front si lon est un collaborateur inefficace, fatigué, mal aimé ou trop créatif |
Avoir un secteur où mettre hors circuit des collaborateurs inefficaces, fatigués ou trop créatifs |
1.2 La nécessité dune politique à long terme
Cette diversité denjeux et de fonctions a une conséquence : si elle nest pas guidée par une doctrine claire et négociée avec les principaux partenaires, la formation continue peut aller dans tous les sens, se disperser pour satisfaire toutes sortes de besoins des établissements et des enseignants et aussi pour sadapter aux intérêts et démarches des formateurs en place.
Certains services de formation continue font penser à ces serveurs de restaurant qui, pour ne dire non à personne, accordent à chaque client une petite partie de ce quil demande. Personne nest satisfait, mais personne nest assez mécontent pour que le système explose. Cette façon de faire a eu sans doute quelques vertus tactiques durant les phases dimplantation de la formation continue dans les systèmes éducatifs. Aujourdhui, sa nécessité nest plus mise en cause. Le temps est venu de sengager sur une ligne plus claire, tant par rapport à lévolution du métier denseignant quaux politiques de léducation, aux réformes ministérielles ou aux projets détablissements.
Je défends ici une politique à longue échéance de contribution de la formation continue à la professionnalisation du métier denseignant. Peut-être nest-ce pas la seule cohérence possible. Nen avoir aucune, en revanche, garantirait la vanité des efforts de formation, pour une raison simple et fondamentale : la formation continue na deffet quà long terme, elle ne peut faire véritablement évoluer les représentations, les compétences et les pratiques quen poursuivant avec obstination quelques objectifs prioritaires. À faire un peu de tout, à suivre les modes, voire à les créer, elle se condamne à limpuissance.
Dire que la formation continue est un vecteur de " professionnalisation du métier denseignant " nest pas encore dire grand chose, puisque le sens de cette expression est assez flottant. Je dirai dans un premier temps pourquoi elle est aujourdhui mise " à toutes les sauces ". Je tenterai dans un second temps den donner une définition rigoureuse, à lintérieur de laquelle je me tiendrai dans la suite de cet essai. Enfin, je soulignerai quon parle alors dun processus lent, qui prendra plusieurs décennies, qui exige mais qui dépasse de loin les initiatives des personnes et des établissements.
2.1 Une expression mise à toutes les sauces
En français, métier et profession ont des sens très proches. Mais on peut construire sur profession toutes sortes de verbes ou de substantifs dérivés, comme professionnaliser, professionnalité, professionnalisme, professionnalisation, alors que métier ne sy prête pas. On parle donc de professionnalisation, en général, pour parler dune qualité ou dune évolution spécifique dun métier. Il reste alors plusieurs sens possibles.
Dans un premier sens, le plus élémentaire, la professionnalisation désigne laccession progressive dun travail au statut de métier ou de profession. Cest ainsi quon peut parler de la professionnalisation des soins infirmiers, tâches pendant longtemps assumées par les religieuses à titre pratiquement bénévole. Dans les sociétés marchandes, le métier se caractérise le plus visiblement par le revenu qui sy attache, salaire ou honoraires. En réalité cette vision est un peu étroite. Le Petit Robert donne une définition plus large du métier comme " Tout genre de travail déterminé reconnu ou toléré par la société, et dont on peut tirer ses moyens dexistence ". Cest ainsi que les élèves exercent un véritable métier, dont ils tirent leurs moyens dexistence, matériellement et symboliquement (Perrenoud, 1994 a).
Accéder à un métier, cest non seulement être rétribué matériellement et/ou symboliquement pour ce que lon fait, mais reconnu comme qualifié, traité comme " expert " dans un domaine particulier de la division sociale du travail. Cette accession est en général assez lente et passe par une évolution des représentations sociales, avant dêtre codifiée dans des règles et des institutions. Elle aboutit en général, du moins pour les métiers rémunérés, à une formation certifiée, qui donne le droit dexercer, protège des concurrences déloyales ou garantit au moins une certaine qualification professionnelle aux yeux de tiers. Aujourdhui encore, nombre de gens pensent encore que, sils avaient le temps, ils pourraient facilement faire le travail de linstituteur de leurs enfants. Ils ne reconnaissent donc pas lenseignement comme un véritable métier. Cependant, la société dans son ensemble leur donne tort et reconnaît quenseigner est un métier, même si, selon la formule de Freud, cest un métier impossible, un " métier de lhumain " qui échappera toujours à une totale rationalité (Cifali, 1994).
Dans un second sens, assez fortement lié au précédent, on peut parler de professionnalisation du métier denseignant simplement pour dire quil fait progressivement lobjet dune formation de plus en plus spécifique, pédagogique, didactique, technique, dune formation proprement professionnelle, alors que pendant longtemps, la maîtrise des savoirs à enseigner et quelques talents personnels paraissaient suffire.
Dans un troisième sens, on peut appeler professionnalisation le processus de socialisation spécifique à un métier, de passage progressif dune formation générale à une formation professionnelle. Cest ainsi quon peut parler de certains modules offerts dans les universités comme modules de " préprofessionnalisation ", des IUFM comme " lieux de professionnalisation des enseignants " et de la première classe et des premières années comme temps fort de la professionnalisation : cest lépoque où le métier " entre ". La professionnalisation est alors laffaire des personnes ou dune génération entrant ensemble dans le métier.
Dans un quatrième sens, la professionnalisation peut être entendue comme un processus de qualification, une évolution progressive vers une façon de plus en plus rigoureuse, efficace, consciencieuse, sérieuse de pratiquer son métier. Dans cette acception, la professionnalisation peut caractériser lévolution dune personne à lintérieur dun métier, au gré de son cycle de vie. Dans la mesure où de nombreux enseignants suivent parallèlement la même évolution, elle est évidemment un enjeu pour le système. Cela signifie quon peut, parmi les praticiens dun métier, distinguer des degrés de " professionnalisme " ou de " professionnalisation ", allant des " amateurs rémunérés " aux " vrais professionnels ", censés présenter davantage de qualifications et de garanties que les autres. La professionnalisation peut aussi être pensée comme lévolution globale dun métier, par exemple celui des chauffeurs de taxis ou des hôteliers, vers plus de sérieux, de rigueur, defficacité. La formation continue est alors une importante source potentielle de professionnalisation, puisquelle offre aux gens engagés dans un métier loccasion de mettre à jour leurs connaissances, de se perfectionner, de maîtriser de mieux en mieux les qualifications et les règles éthiques à mettre en uvre pour atteindre des objectifs de façon efficace et satisfaire des usagers.
Ces quatre définitions ne sont pas illégitimes. Elles correspondent à des usages, quil est difficile dexclure ou de normaliser. On névitera donc pas que les uns et les autres, selon les contextes et les enjeux, parlent de professionnalisation dans lun des sens décrits, ou dans dautres encore, voire dune façon laxiste, juste pour reprendre lair du temps ou se donner de limportance. Pourtant, je vais mattacher à construire une autre signification du concept de professionnalisation du métier denseignant, en opposant profession et métier, ce que les définitions précédentes ne font pas.
2.2 Tous les métiers ne sont pas des professions
Dans le sens français de ces vocables, cette opposition peut paraître absurde ; ne les utilise-t-on souvent de façon interchangeable, pour éviter par exemple les répétitions dans un même paragraphe ? Pour comprendre cette opposition, il faut se référer à lusage anglo-saxon, qui distingue " occupation " et " profession ". Une " occupation " est un métier au sens large, une activité rémunérée et en tout cas socialement reconnue et rétribuée, telle que je lai définie plus haut. Dans cette mesure, les facteurs, les maçons, les travailleurs sociaux, les pharmaciens ou les architectes exercent tous un métier. Quest-ce alors quune " profession " ? Cest un métier qui présente des caractéristiques particulières, relativement rares, que Lemosse définit de la façon suivante :
Ces critères ne permettent pas un classement dichotomique. On situe en général du côté des professions à part entière le médecin, larchitecte, lavocat, le manager, lexpert, le chercheur, léconomiste, le journaliste de haut niveau, le concepteur dans divers domaines. Le professionnel est aujourdhui presque toujours nanti dune formation universitaire ou assimilable. Il fait partie dune corporation qui nest pas un syndicat, mais plutôt une organisation professionnelle qui veille à la protection de la profession, à sa reconnaissance par les autorités, à lénoncé dun code déontologique et au rappel à lordre des contrevenants, à la défense de la profession auprès des instances chargées de la formation initiale et à souvent la gestion même de la formation continue. À lautre extrême, on trouve tous les métiers dexécution peu qualifiés, qui ne sont en aucun cas des professions. Entre les deux, les sociologues ont pris lhabitude de distinguer des " semi-professions ", comme les soins infirmiers, le travail social ou lenseignement. Mais en fait, il sagit de gradations continues et partiellement indépendantes les unes des autres selon les divers critères de Lemosse et quelques autres. Si lon peut aujourdhui qualifier le métier denseignant de " semi-profession ", cest parce quil est très bien situé selon certains critères, par exemple la longueur de la formation, mais beaucoup moins selon dautres, comme la responsabilité individuelle engagée par les actes professionnels.
Contrairement à ce quon imagine souvent, le statut de professionnel ne suppose pas quon soit indépendant. Une partie des professionnels sont aujourdhui salariés des grandes organisations. Même sil existe toujours un exercice libéral de la médecine, de larchitecture ou du droit, on trouve des professionnels dans les entreprises, dans les collectivités publiques, dans lÉtat régional ou national. Le statut de professionnel est fortement lié à une forte qualification et à des études longues. Mais quon ne sy trompe pas : cela ne désigne pas seulement un diplôme, un type dinstitution de formation, mais un type de compétences.
Ce qui, en dernière instance, caractérise une profession par opposition à un métier dexécutant, cest quil est impossible de prescrire au professionnel le détail de ses gestes et de ses décisions. Tout simplement parce quil affronte des problèmes trop variés et trop complexes pour quil soit possible de les anticiper et den construire les solutions à lavance. Tel est à mon sens laxe principal qui oppose les métiers ordinaires aux professions. Tout le reste nest que corollaires, certes importants, mais qui ne sont pas au coeur de la distinction. Dans un métier, le travail peut être pensé par dautres, relativement normalisé, balisé, assorti de consignes et de procédures standard, la qualification consistant essentiellement à appliquer scrupuleusement les procédures au moment adéquat. À lautre extrême, le professionnel invente des solutions à partir dobjectifs généraux et dune éthique. Ses objectifs sont fixés par lorganisation qui lemploie ou par le contrat qui le lie à des clients, à des usagers. Quant à son éthique, cest pour une part un bagage personnel, donné par léducation, puis la formation professionnelle ; mais cest aussi ladhésion volontaire à des principes édictés par la corporation et dont on ne peut sécarter sous peine de sanctions, voire dexclusion.
2.3 Un métier au milieu du gué
La professionnalisation est, dans cette perspective, définie comme lévolution dun métier vers une profession à part entière ou le degré auquel il satisfait aux critères dune profession à part entière. On voit bien quà cet égard, le métier denseignant est " au milieu du gué ". Sauf au niveau les plus élevés du cursus, à luniversité ou dans certaines hautes écoles professionnelles, lenseignant est tenu par un curriculum qui non seulement précise les objectifs, mais aussi les modalités de la transposition didactique, les méthodes, les moyens, les formes dévaluation. Très rares sont donc, dans le monde, les enseignants auxquels on dit simplement : " Dans tant dannées, vos élèves doivent savoir ceci ou cela ; débrouillez-vous pour quils le sachent, les moyens dépendent de votre libre arbitre, vous êtes les mieux placés pour savoir comment vous y prendre ". On nantit au contraire les enseignants de programmes plus ou moins détaillés, de moyens denseignement plus ou moins officiels, de grilles et de modèles dévaluation, de répartition horaire standard. On ne peut donc nullement prétendre que les enseignants construisent librement leurs pratiques à partir dobjectifs généraux seulement. À linverse, on sait bien que les consignes et les outils quon leur propose ne dictent pas entièrement leurs faits et gestes, quils improvisent, quils bricolent, quils construisent des dispositifs didactiques sécartant toujours, peu ou prou, du programme et des méthodologies conseillées. Sans doute est-ce vrai de nimporte quel exécutant : il existe toujours une petite marge de manuvre, dinterprétation, de création. Dans lenseignement, cest plus quune petite marge, mais elle est en partie clandestine, elle ne peut être assumée " à ciel ouvert ", car elle se retournerait contre lintéressé en cas de difficultés : pour être " couvert ", il faut suivre les règles. Du point de vue éthique, la situation est également ambiguë. Il nexiste actuellement aucune éthique collectivement affirmée par le corps enseignant. Il revient plutôt aux administrations scolaires de fixer des règles. Cependant, les enseignants partagent un certain nombre de valeurs qui, si elles ne sont pas inscrites dans leur cahier des charges, leur permettent daffronter de façon relativement sereine et équitable toutes sortes de dilemmes qui ne sont pas prévus par les textes officiels : protection de la vie privée, justice dans la classe, réaction à des actes de violence ou de ségrégation, limites à mettre à la compétition, etc.
Cet entre deux, cet état de semi-profession nest pas nécessairement inconfortable, beaucoup y trouvent certains bénéfices, une forme de liberté et en même temps dirresponsabilité dont il est difficile de sortir (Perrenoud, 1994 h). Enseigner nest pas un métier facile, mais on y est individuellement moins exposé, par exemple, à des poursuites morales ou civiles, que dans une profession à part entière. Cest à un établissement, ou même, globalement, à lensemble du système éducatif que la société demande des comptes sur la qualité de léducation, selon des critères dailleurs controversés et souvent assez flous. Lidée quune famille pourrait attaquer lun dentre eux en justice pour navoir pas su enseigner à lire à leur enfant fait sourire les enseignants européens ; ils nimaginent pas une seconde que cela puisse leur arriver*, alors quun chirurgien ou un ingénieur des ponts et chaussées peuvent à chaque instant prendre des décisions importantes dont ils auront, " en cas de malheur ", à rendre compte personnellement.
Cet état de semi-professionnalisation va difficilement résister aux pressions accrues quexerce la société sur le système éducatif, pour quil aille vers plus defficacité, donc une formation de plus haut niveau de lensemble des générations nouvelles. Le thème de lefficience du système éducatif na jamais été aussi prégnant, on met en évidence les caractéristiques des écoles efficaces, on transpose au monde de ladministration scolaire et des établissements certains principes de management et dévaluation, on envisage dévaluer les enseignants, voire de les rémunérer en fonction de leurs performances. Ces tendances à la rationalisation - souvent maladroite et riche deffets pervers - sexpliquent à la fois par lambition croissante des politiques de léducation et par le frein mis à la croissance des dépenses publiques dans ce secteur.
Pendant longtemps, les sociétés se sont satisfaites denvoyer tous les enfants à lécole, sans rêver que chacun parvienne au niveau du baccalauréat. Cette période est révolue, même sil y a loin de la coupe aux lèvres. Autre page quil faut tourner : les budgets de léducation naugmenteront plus à lavenir comme ils lont fait depuis la seconde guerre mondiale. Pour " faire mieux avec moins de moyens ", une seule solution, accroître lefficacité de laction pédagogique et du fonctionnement du système éducatif.
Avec Bourdoncle (1993) ou lOCDE, on peut imaginer deux scénarios alternatifs : le premier conduit à davantage de professionnalisation, à une pratique plus autonome, plus responsable, plus qualifiée ; le second conduit à une prolétarisation accrue du métier denseignant, à sa dépendance plus forte à légard de spécialistes des contenus, des didactiques, de lévaluation, des technologies éducatives. Ces deux tendances sont à luvre dans les pays développés. LOCDE les oppose en parlant brutalement dun " modèle à livraison de service " et dun " modèle de professionnalisme ouvert ".
Sans nier lutilité de la recherche en éducation, ni la nécessité dapports de matériels, de technologies, de démarches didactiques, je doute que tous ces travaux puissent être utilisés à bon escient si les enseignants nont pas la capacité de sen servir intelligemment, autrement dit librement, sans réinventer la poudre, mais sans se sentir tenu par la main à chaque étape. On peut sans doute réparer une machine en se faisant le serviteur docile et scrupuleux dune procédure pensée par un ingénieur, voire dune technologie. On peut difficilement envisager quon combatte léchec scolaire de cette manière. Il me semble donc que lévolution du métier denseignant vers un statut de profession à part entière, au sens de Lemosse, est à la fois inévitable et souhaitable.
2.4 Un processus de plusieurs décennies
Létat de professionnalisation dun métier se juge aux compétences, à lidentité, aux représentations, aux cultures, aux responsabilité et à lautonomie des praticiens. Autant dire quon ne peut décréter la professionnalisation, ni la réaliser du jour au lendemain. Cest nécessairement une évolution lente, qui suppose des changements profonds des personnes et des structures. Sans doute peut-on, dans certains secteurs, transformer très rapidement la nature du travail en bouleversant les technologies. Cependant, un tel processus échoue ou ralentit considérablement dès que ladaptation à ces technologies passe par une redéfinition radicale des compétences, du rapport au savoir, de lautonomie, de la responsabilité des travailleurs. De la même façon, les enseignants peuvent shabituer assez vite à fonctionner dans dautres structures, avec dautres programmes et dautres modalités dévaluation, car cela ne change pas fondamentalement leurs rapports à linstitution, au savoir, au métier. La professionnalisation nest pas une réforme, une simple opération de modernisation, un réaménagement des contraintes et des fonctionnements professionnels. Cest une mutation lente, qui doit laisser à chacun le temps dévoluer, et pour une part, le temps dun renouvellement du corps enseignant.
On pourrait être tenté de pousser cette logique à lextrême et de penser quune telle mutation professionnelle sopérera dabord par une transformation profonde de la sélection et de la formation initiale ; il faudrait alors attendre le nombre dannées requis pour que le corps enseignant en place ait été intégralement remplacé par de nouveaux venus, porteurs dune autre identité professionnelle. Cette vue des choses est un peu naïve : dune part, le renouvellement complet du corps enseignant prend en général des décennies, sauf dans des périodes particulières où, en dix ans, on remplace presque la moitié des enseignants en poste arrivent à lâge de la retraite. Il ne faut évidemment pas négliger ces possibilités et jouer avec la démographie. Même lorsquelle est contraire, la transformation de la formation initiale est un autre vecteur privilégié de la professionnalisation du métier denseignant.
À sen tenir à ce seul levier, cependant, on se condamnerait à ne pas changer grand chose, en particulier parce que les compétences et lidentité professionnelle des nouveaux enseignants sajusteront assez rapidement aux pratiques et à la culture des gens en place. Quadvient-il en effet des nouveaux enseignants ? Ils sont en général dispersés dans les établissements et se trouvent seuls, éventuellement à deux, perdus dans un corps enseignant en fonction qui est rarement disposé à se laisser transformer par ces nouveaux venus, qui attend deux, au contraire, quils sadaptent aux valeurs et aux façons de faire ambiantes, en faisant le deuil dune partie de leur formation et de leurs illusions.
On pourrait envisager, dans dautres secteurs professionnels, de définir clairement deux métiers, deux niveaux de qualification, deux statuts, en se gardant de mélanger ces deux " populations ", en concentrant les nouveaux enseignants dans des établissements rénovés. Cest ce que font par exemple les armées lorsquelles introduisent des technologies radicalement nouvelles : elles créent de nouvelles troupes, formées à ces nouvelles technologies, à côté des anciennes, vouées à disparaître pendant que les nouvelles se développent. Entre ces deux mondes, lancien et le nouveau, peu de contacts. Pour toutes sortes de raisons, on ne peut gérer un système éducatif de façon aussi cloisonnée : difficulté de faire face aux besoins de scolarisation, droits acquis des enseignants en place, crainte de créer des hiérarchies entre les établissements (les " anciens " et les " nouveaux "), scission du corps enseignant, etc.
Dans lenseignement, il ny aura professionnalisation que sil y a mutation progressive des compétences et des pratiques des enseignants en place, et parallèlement, mutation du mode de gestion des établissements. Lorsquon veut transformer des représentations, des compétences, des identités, la formation continue nest pas la seule réponse. Mieux vaudrait multiplier les stratégies indirectes qui induisent des changements dattitudes et des apprentissages parce que les enseignants se trouvent placés dans de nouvelles situations, qui les poussent à une forme ou une autre dadaptation. On peut plaider notamment pour une professionnalisation interactive, en mettant laccent sur la coopération comme facteur dévolution des personnes aussi bien que des fonctionnements institutionnels (Gather Thurler, 1993, 1994 b). On pourrait attendre dautres effets dune nouvelle façon de gérer les carrières et de décider des promotions à lintérieur du système. Pour favoriser la professionnalisation, on peut toucher par exemple :
Sans être le seul, la formation continue est un des leviers importants pour accélérer le processus de professionnalisation. Il nest pas indépendant de tous les autres et la formation continue peut souvent préparer, accompagner ou renforcer dautres stratégies plus indirectes.
Plus encore que la formation initiale, la formation continue peut être faite dune immense diversité de contenus, de modalités, de contrats de formation. Le registre en apparence le plus classique consiste à offrir des cours pour perfectionner et mettre à jour les compétences. Cependant, si lon veut faire de la formation continue le vecteur dune professionnalisation du métier denseignant, on se trouve face à un défi nouveau : comment éviter de faire " plus du même " ?
Aujourdhui, la formation continue na pas explicitement reçu la mission de contribuer à la professionnalisation du métier denseignant. On ne saurait donc lui reprocher de se borner à moderniser les compétences, en fonction de lévolution des didactiques, des technologies, des savoirs à enseigner, des connaissances sur le développement intellectuel et les processus dapprentissage. Ou daccompagner certaines réformes, voire peut-être certaines modes, en introduisant des nouveautés que les enseignants navaient pas côtoyées en formation initiale. Ainsi, un professeur de français formé au début des années quatre-vingts na-t-il pas nécessairement été initié à la théorie du texte, à la pragmatique ou à lusage du micro-ordinateur dans la rédaction. La formation continue lui permet de sapproprier ces nouveaux concepts ou ces nouveaux outils. Mais elle ne change pas radicalement sa façon dexercer son métier.
Pour participer délibérément à la professionnalisation du métier denseignant, il faudrait dabord que les acteurs de la formation continue aient une représentation claire de cet objectif à long terme, et quils travaillent en étroite collaboration avec les acteurs de la formation initiale, à supposer bien entendu que ces derniers réfléchissent eux aussi leurs programmes dans le sens de la professionnalisation.
Je distinguerai ici quelques secteurs dans lesquels la formation continue me semble pouvoir contribuer de façon décisive à la professionnalisation du métier denseignant. Dans certains, on peut rester proche des cadres actuels de la formation continue, dans dautres, il faut envisager un élargissement du métier de formateur et une présence accrue sur le terrain.
3.1 Travailler sur la résolution de problèmes
Avant de se précipiter pour offrir de nouveaux contenus, en apparence plus modernes, plus au goût du jour, mieux vaudrait sarrêter un moment pour se demander : quelles sont les offres de formation continue qui pourraient réellement changer la nature des compétences, autrement dit le type de problèmes que les enseignants sont capables didentifier et de résoudre. Pour linstant, cet inventaire nest quesquissé, à un niveau élevé dabstraction.
Si lon fait ce travail, quon entre dans le détail des disciplines et des gestes professionnels, on verra que cela conduit à des ruptures avec les pratiques courante de formation continue et peut mettre en crise une partie des formateurs. Pour le dire schématiquement : il ne sagira plus dapporter des réponses aux problèmes professionnels, mais de proposer aux enseignants en formation le courage et les moyens de les construire eux-mêmes. Or, une partie des formateurs denseignants, en formation initiale comme en formation continue, trouvent aujourdhui leur identité et parfois leur bonheur dans la légitimité quon leur reconnaît de maîtriser, par exemple, un modèle très avancé denseignement dune langue étrangère, dévaluation, de gestion de classe ou dutilisation didactique de lordinateur. Leur pratique de formation leur permet de partager ce savoir, de faire accéder dautres enseignants à leur expertise. Ce type de formation garde sa pertinence dans les professions à part entière : tout le monde ny est pas expert en tout au même degré. La formation continue des médecins les met en contact avec des praticiens plus avancés dans des domaines pointus. Il reste nécessairement une certaine asymétrie entre le formateur et les formés. Ce qui devrait disparaître, progressivement, cest la dépendance du formé à légard dune façon particulière de poser et de résoudre les problèmes. Cela signifie : infléchir progressivement la formation dans un sens coopératif, sans nier les différences et les inégalités de compétence et dexpertise, mais en faisant travailler les uns et les autres à la résolution de problèmes professionnels communs. Cela peut avoir des incidences notables sur la nature des contrats et des temps de formation. Aujourdhui, très souvent, le problème traité est implicite, il est supposé défini par lintitulé du cours, qui consiste alors à proposer des savoirs, censés permettre des solutions ou du moins ouvrir des pistes. On peut imaginer une stratégie tout à fait inverse : partir des pratiques, des questions, des doutes, des besoins des participants pour construire avec eux, peu à peu, une problématique négociée, puis lexplorer sous la conduite dun animateur. On voit alors que la formation continue se rapproche dune démarche de recherche-action ou de recherche-développement. Le formateur nest plus celui qui détient la vérité, ou qui a une grande avance sur le plan des savoirs. Cest plutôt quelquun dont le rôle et la compétence consistent à aider le groupe de formation à fonctionner autour dun problème complexe sans se diviser, sépuiser, viser trop haut, tourner en rond, senfermer dans ses propres ressources. Animer une telle démarche de recherche-formation suppose des capacités danimation au sens courant du terme, pour veiller à la mémoire collective, au partage de la parole, à lidentification des buts, à la régulation du fonctionnement, etc. Est-ce à dire que les formateurs deviendraient alors avant tout des spécialistes de la dynamique de groupe, pour nimporte quel contenu ? Nullement : pour aider un groupe de tâche à progresser, il est souhaitable que lanimateur ait lui-même une compétence pointue, tout en sachant mobiliser dautres ressources.
Ce serait là lune des modalités de la professionnalisation interactive, à linitiative des organismes de formation continue, qui ont le pouvoir de mettre en place des offres, des lieux, des médiateurs, des formateurs permettant à des enseignants de travailler ensemble sur des problèmes complexes. Un tel fonctionnement exige plus de temps et amène à limiter la diversité des offres de formation, pour donner la priorité à un travail de longue haleine dans quelques domaines clés.
3.2 Favoriser la construction dune éthique
En éducation, les discours éthiques, philosophiques, parfois moraux ne manquent pas. Cest le rôle des " grand pédagogues ", de certains mouvements pédagogiques que de dire quelles valeurs et quels droits léducation doit promouvoir ou garantir. Il ne manque pas, dans le système éducatif, dinstitutions capables dorganiser des colloques, voire des formations sur les droits de lhomme ou les droits de lenfant, le respect de lenvironnement, le racisme, etc.
Pour mettre la formation continue au service dun processus de professionnalisation du métier denseignant, cela ne suffit pas. Il nest pas inutile que les enseignants entendent un discours éthique, souvent idéaliste. Ce nest en général pas cela qui détermine leur pratique quotidienne, qui a dautres urgences et dautres contraintes. Développer une éthique professionnelle, ce nest pas dabord lire ou écouter des philosophes. Cest travailler sur des cas concrets, à travers une démarche clinique, dabord pour mettre à jour ses propres préjugés, ses propres valeurs, ses propres contradictions, ensuite pour tenter de les dépasser en trouvant une ligne de conduite face à un certain nombre de dilemmes. Contrairement à la morale, qui propose des règles de conduites, léthique est plutôt une méthode pour réfléchir sur les règles, pour sen donner lorsquelles sont nécessaires, mais aussi les changer ou les transgresser au nom de principes supérieurs. Il ne sagit donc pas duniformiser les réponses, mais plutôt de généraliser le questionnement, en poussant chaque enseignant à se poser des questions dordre éthique, non pas hors de sa pratique quotidienne, dans des endroits protégés où les envolées lyriques et philosophiques sont de mise, mais à propos de tel élève, de tel conflit, de tel incident survenu dans sa classe ou son établissement.
Autour de la compétition scolaire, des ségrégations, de largent, de linégalité, du respect de la vie privée, du contrôle de la violence verbale ou physique, des toxicomanies, de lémergence de la sexualité durant lenfance et ladolescence, des rapports à la mort, au suicide, à la délinquance, les terrains ne manquent pas sur lesquels lécole saventure, quelle le veuille ou non. Les savoirs ne peuvent être complètement déconnectés de la vie et de ses dilemmes, un établissement ou une classe sont des groupes humains dans lesquels tous les problèmes se posent, comme ailleurs.
Contribuer à la professionnalisation du métier denseignant, ce nest pas multiplier les conseils et les garde-fous, cest donner du temps pour réfléchir sur ces problèmes à partir dexpériences et de cas concrets, forger ses propres convictions, mettre en doute puis reconstruire ses propres certitudes. Les formateurs sont ici encore non pas ceux qui détiennent les réponses, mais ceux qui poussent le questionnement un peu plus loin et évitent les paresses qui sont la plus forte pente de chacun face à des questions toujours inconfortables et qui nont en général que des réponses provisoires et pragmatiques.
3.3 Former à la pratique réflexive
Le thème de la pratique réflexive a pris de limportance grâce aux travaux de Schön (1973) et St-Arnaud (1992). Une stratégie de formation " professionnalisante " fait appel au premier chef à la réflexion des enseignants sur leurs pratiques, et à leurs propres capacités de construire du sens, des questions et des éléments de réponse.
Cependant, la pratique réfléchie ne saurait être uniquement une méthode de travail dans des groupes de formation. Cest au contraire, dans la perspective dune professionnalisation du métier denseignant, une dimension essentielle de lexercice de ce métier : un professionnel se pose constamment des questions sur ses objectifs et ses façons de faire, se demande sil pourrait sy prendre autrement, tente dapprendre de lexpérience et de réguler son action en prenant régulièrement une distance critique. Ce travail peut être solitaire, il peut aussi être collectif, dans le cadre dune équipe pédagogique, dun réseau ou dun groupe de formation. Il nest ni possible ni souhaitable que lessentiel de ce travail se fasse dans le cadre de sessions de formation continue.
En revanche, la formation continue pourrait se donner pour mission explicite de proposer aux enseignants des méthodes, des outils, des postures qui favorisent une pratique réflexive. En effet, réfléchir occasionnellement sur sa pratique, tout le monde en est capable. De la capacité banale à se regarder agir et à réfléchir un moment, à une méthode régulière dauto-observation, dautoanalyse, de questionnement, de travail sur soi, il y a un immense chemin à parcourir. Sans doute, certains praticiens réfléchissent-ils intensément sur leur pratique sans en avoir vraiment conscience, sans se prendre pour des " praticiens réflexifs ", sans avoir une méthode particulière. Ils ont simplement assez dénergie, de ténacité, de décentration pour remettre constamment louvrage sur le métier. Cette évolution spontanée est certainement idéale, mais elle ne se manifeste pas à large échelle. Pourquoi alors ne pas nommer les choses, ne pas construire des représentations sociales explicites auxquelles chacun pourra se raccrocher, ne pas proposer de méthode ? Le rôle de la formation continue, comme de la formation initiale, pourrait être à la fois de thématiser et dillustrer des fonctionnements prometteurs dans le sens dune pratique réfléchie.
Nest-il pas un peu grandiloquent, pour tout dire un peu ridicule, de prétendre former quelquun à réfléchir sur sa pratique, un peu pédant dinsister sur limportance de cette réflexion ? Nest-ce pas aussi inutile que de former quelquun à respirer ou de linviter à réfléchir sur la façon dont il respire ? Et pourtant Chacun sait ou devrait savoir que la plupart dentre nous respirent " nimporte comment ", sans savoir comment ils respirent. Nous aurions tous beaucoup à apprendre de ceux qui ont fait de la respiration, plutôt quun automatisme paresseux, un art au service de la concentration, de la relaxation, de lacuité des sensations. Sans pousser lanalogie trop loin, je pense que la pratique réfléchie est un peu du même ordre : chacun croit quil réfléchit constamment à sa pratique, aussi " naturellement " quil respire. Lorsquon le force un praticien à expliciter les rythmes, les modalités, les méthodes, les résultats de sa démarche réflexive, il saperçoit souvent quelle nest ni très soutenue, ni très méthodique, ni très efficace.
Faut-il le dire, les formateurs denseignants qui sengageraient dans une tel registre auraient intérêt à avoir eux-mêmes parcouru ce chemin Animer des groupes danalyse de la pratique, travailler sur la prise de conscience et lhabitus (Faingold, 1993, Perrenoud, 1994 f), voilà qui exige une forte implication du formateur et des compétences sans commune mesure avec la transmission dun savoir méthodologique.
3.4 Participer à la construction dune identité professionnelle
Lensemble des modalités de formation continue peuvent y contribuer. Il sagirait cependant dattaquer le problème de front, autrement dit doffrir des modules et des démarches de formation explicitement centrés sur la construction dune nouvelle identité personnelle et professionnelle des enseignants.
Dans toute session de formation continue, si lon ouvre un espace de parole, beaucoup de choses se disent à propos de lidentité des uns et des autres, des raisons pour lesquelles ils ont choisi ce métier ou continuent à lexercer, de la façon dont ils perçoivent leurs points forts et leurs points faibles, leur rôle, leur plaisir professionnel et leurs deuils. Hélas, nombre de formateurs considèrent quon sécarte alors du sujet, autrement dit de leur programme, et quil faut limiter au maximum ce genre de " bavardage ". On peut au contraire penser quil sagit là de thèmes fondamentaux, quon devrait pouvoir creuser en formation, avec des méthodes et des garde-fous. Bien entendu, on touche assez vite à des problèmes existentiels, la question du sens de ce métier, des limites de chacun, de ses échecs, de ses espoirs déçus, dune certaine fatigue liée à la routine, à lusure, à la solitude. Il est évident que les formateurs sengageant dans cette voie doivent avoir les épaules solides, car même sil ne sont pas des thérapeutes, ils sont confrontés à des personnes dont quelques-unes, dans tout groupe de formation, ne vont pas très bien. Par moments, de telles formations pourraient sorienter dans le sens de groupes de soutien psychologique, de groupes Balint adaptés à la profession enseignante, voire de supervision collective. Sans exclure cette éventualité, on peut dessiner dautres pôles, moins centrés sur la personne et ses problèmes existentiels, davantage sur le fonctionnement des établissements, des difficultés du travail en équipe, le rapport pédagogique, lévolution du système éducatif, limage des enseignants dans la société, les rapports avec les parents ou avec les collègues, ou encore le poids des hiérarchies et de lévaluation des enseignants. On peut entrer dans un travail sur lidentité personnelle et professionnelle de multiples façons et à partir de différents regards disciplinaires, psychanalytiques, psychosociologiques, didactiques, mais aussi critiques ou militants.
3.5 Accompagner des projets détablissements
Le projet détablissement nest pas lalpha et loméga de la professionnalisation du métier denseignant. Sil sagit dun faux-semblant bureaucratique, sil némane que du chef détablissement ou dun groupuscule, et nest rédigé que pour avoir la paix et être en règle avec ladministration centrale, il nouvre aucune perspective à la professionnalisation. Si le projet détablissement est, au contraire, véritablement conçu et négocié par une grande partie des enseignants, cest à lévidence un facteur essentiel de professionnalisation interactive. Ses vertus ne sont cependant que virtuelles : un projet prometteur peut senliser, faute de patience, de savoir-faire dans les négociations, de prise en compte des vrais besoins des personnes. Dans ce domaine, les montagnes accouchent très souvent dune souris, parce quon na pas su transformer lessai, tirer parti dune dynamique stimulante, faute dêtre capable de tenir la distance, de maintenir limplication du plus grand nombre, de dépasser le bavardage initial sans pour autant imposer un rythme trop soutenu ou des décisions peu concertées.
Que peut faire alors la formation continue ? Elle peut faciliter lappropriation doutils de négociation, dexplicitation, de gestion, dévaluation dun projet détablissement ; non pas en livrant des modèles tout faits, des recettes ; mais des idées, des exemples des récits, des instruments quun établissement particulier pourra adapter à sa démarche. On peut imaginer différentes modalités de formation, notamment denvoyer le chef détablissement et une partie des enseignants suivre des ateliers méthodologiques sur les projets détablissement et leur gestion ; il est préférable, si elle est possible, de concevoir une intervention des formateurs sur le terrain de létablissement, sur le mode de la consultation, de lexpertise, du travail en commun plutôt que de lapport de savoirs stricto sensu. Cela demande des formateurs capables dentrer dans la logique des acteurs du terrain et de leur apporter des éléments de réflexion et des outils plutôt que de leur demander dentrer dans un curriculum construit davance et de sadapter à la logique du formateur. Renversement de perspectives.
Les pratiques de formation continue sont à cet égard très diverses selon les systèmes et les pays. À un extrême, on en trouve dextrêmement scolarisées : les formés se rendent dans un centre, sintègrent à des classes, suivent des cours ou des ateliers, deviennent " élèves " dun centre de formation continue. Même si on les traite comme des adultes, lensemble des horaires, des lieux, des curricula sont organisés dans la logique des formateurs, les formés ayant à sextraire de leur réalité quotidienne, à quitter leur établissement pour venir en formation rejoindre dautres enseignants venus dautres établissements. À lautre extrême, les pratiques de formation sapparentent à des interventions, à des conseils, à de laccompagnement de projets, à de lanimation de groupes de réflexion sur la pratique ou de groupes de tâches. Le formateur nest plus alors protégé par un curriculum et un contrat didactique bien clairs, cest un intervenant externe qui doit sidentifier suffisamment au projet pour collaborer avec les acteurs, tout en gardant une certaine extériorité, sans quoi il devient inutile.
On peut esquisser à ce propos deux scénarios : lun consisterait à ajouter au métier de formateur des métiers distincts, intervenant-conseil, consultant, spécialiste de la " méthodologie de projets ", expert en innovations, etc. Sans dénier toute pertinence à de tels profils, on peut privilégier un second scénario : élargir la notion de formateur, considérer ces diverses fonctions comme autant de modalités dune pratique de formation continue lato sensu, sachant que les formateurs ne seront jamais interchangeables, quils conserveront des créneaux privilégiés et des points faibles, mais quaucun ne devrait se retrancher définitivement dans une seule modalité de travail, car les diverses façons daider les enseignants à avancer vers la professionnalisation se complètent et se soutiennent mutuellement ; la polyvalence des formateurs et leur relative aisance à changer de registre sont donc des atouts importants.
3.6 Soutenir des processus de renouveau
Dans certains systèmes éducatifs, le projet détablissement est imposé par les textes et peut donner limpression que lensemble des processus dinnovation entrent dans ce cadre. Dans dautres pays, il ny a pas dobligation et nombre détablissements nont donc pas de projet ou nont quun projet assez général, qui nimplique pas fortement chacun. Cela ne signifie pas quil ne sy passe rien, ni que lintervention des formateurs de formation continue y soit inutile, bien au contraire. On a intérêt à diversifier les entrées dans les processus de changement et de professionnalisation. Sil ny a pas de projet détablissement, les formateurs nauront pas un interlocuteur central, létablissement ou le groupe porteur dun projet, mais négocieront avec un certain nombre de personnes, de groupes, déquipes pédagogiques. Leurs interventions peuvent alors être plus légères, à plus petite échelle, de durée plus limitée. Elles ont tout leur sens. Si, dans un collège ou un lycée, quatre professeurs décident de décloisonner lhistoire, le français, la géographie et le dessin pour proposer des activités communes aux élèves, ils peuvent avoir besoin dun temps de formation et de réflexion sur les démarches interdisciplinaires, sans que pour autant leur projet devienne celui de lensemble de leurs collègues, sans être non plus condamnés à aller ensemble suivre des cours qui, à supposer quils existent, ne correspondraient vraisemblablement pas à leurs besoins et à leurs urgences. On peut imaginer que lune des modalités de la formation continue soit de mettre à la disposition de tels groupes, pour un temps raisonnable, un interlocuteur compétent, qui les aiderait à clarifier et à développer leur projet. Sans sinterdire de dispenser des informations et des savoirs, le formateur pourrait aussi, dans ce cas, jouer le rôle dun catalyseur, dun observateur, dun régulateur du processus.
3.7 Mettre laccent sur la coopération professionnelle
Les représentations et les savoirs, les identités et les valeurs, les projets et les contrats se construisent largement sur le mode de la coopération intellectuelle et pratique avec dautres enseignants. La professionnalisation, comme processus dapprentissage des personnes et des organisations, est donc fortement interactive (Gather Thurler, 1994 b). Ou elle pourrait lêtre si les enseignants avaient moins de réticences à travailler en équipe.
Ces réticences sont en partie liées à des manques dans la formation initiale : on napprend pas encore vraiment, dans ce métier, à travailler ensemble. Ni à perdre ce rapport naïf au pouvoir et aux organisations qui conduit soit à langélisme, soit au cynisme, après quelques désillusions. Si les enseignants tombent de haut au moindre conflit, au moindre blocage de laction collective, cest parce quils ne sont pas préparés à ce qui survient normalement dans la vie sociale, parce que beaucoup pensent encore que lamour des enfants ou du savoir devrait mettre tout le monde daccord et qui, lorsque cela ne se produit pas spontanément, cherchent un bouc émissaire et stigmatisent les méchants, les égoïstes, les irresponsables qui empêchent lharmonie.
Avec Cifali (1994), je pense que nous ne sommes ni entièrement déterminés par les institutions et les règles, ni entièrement libres. Et que nous nous en tirons dautant mieux que nous comprenons ce qui se passe, " comment ça marche ", les rapports sociaux. Loin de la dénonciation du mal, la formation continue peut proposer des outils danalyse, pour que la recherche dautorité, la compétition, la défense du territoire, ce qui se joue dans loscillation entre autonomie et dépendance, visibilité et opacité, isolement et fusion dans la masse soient des phénomènes prévisibles et partiellement maîtrisables, que ce soit à léchelle de létablissement ou dune équipe pédagogique. À ces savoirs descriptifs, quon peut constituer souvent par lexplicitation et la mise en commun de la part du non-dit dans lexpérience des uns et des autres, la formation continue pourrait ajouter des outils plus pratiques, autour de lanimation, de la prise de notes, de la régulation du fonctionnement. Combien de discussions qui se passent mal simplement parce que nul na eu la présence desprit ou le courage de dire " Dans cet espace ou avec cette disposition des tables, il est impossible de communiquer " ? Combien décoles où on " ne se parle plus ", sauf du temps quil fait, parce quon a été blessé à mort par des débats sans animation ni éthique ?
Plus globalement, le rôle de la formation continue, si elle veut contribuer à la professionnalisation de lenseignement, est daider la culture professionnelle à évoluer dans le sens dune culture de coopération, à dépasser lindividualisme aussi bien que les formes contraintes ou simplement conviviales de collégialité, pour que les gens acceptent de travailler ensemble sur un pied dégalité et dans un esprit de respect mutuel et de mise en valeur des compétences (Gather Thurler, 1994 a et b). Rien ne sert de répéter de vibrants appels à la coopération, mieux vaut partir de lexpérience de chacun et travailler sur les résistances, les représentations de ce qui se passe dans un groupe, les conceptions de lefficacité, de la décision, de lautorité, sur lanalyse des thèses et des antithèses à propos du travail en équipe (Perrenoud, 1993 c & e, 1994 e).
3.8 Former les cadres
Il ne peut y avoir de professionnalisation du métier denseignant sans professionnalisation conjointe du métier dinspecteur et de chef détablissement (Perrenoud, 1993 f & g, 1994 g). Dans la mesure où les chefs détablissements suivent aussi des formations continues, séparément ou mêlés aux enseignants, il est raisonnable de se demander si loffre de formation qui leur est destinée va dans le sens de la professionnalisation des uns et des autres, et en fin de compte des organisations scolaires elles-mêmes. Il ne suffit pas que les chefs détablissements évoluent pour eux-mêmes. Ils ont un pouvoir plus grand que les autres acteurs sur le système éducatif et surtout sur le climat, la culture, le fonctionnement de leur établissement. Il importe quils sachent et osent mettre en place les institutions internes, les formes de négociation, les démarches de projet, les modalités dévaluation les plus propice au développement professionnels des enseignants. Il est juste de faire de létablissement un levier de professionnalisation. Encore faut-il quil soit dirigé dans cet esprit
Si contribuer à la professionnalisation du métier denseignant est la priorité des institutions de formation continue, elles ont le pouvoir dinfléchir leurs autres interventions dans ce sens.
4.1 Soutenir les réformes dans le sens de la professionnalisation
Il nest nullement illégitime que les pouvoirs organisateurs de lécole soutiennent leur réformes par des actions de formation. Tout dépend de la conception quon se fait du changement et de ses sources. Chaque réforme scolaire est en effet une occasion de renforcer la prolétarisation du métier denseignant ou au contraire sa professionnalisation. Plus elle est pensée et imposée den haut, plus les problèmes ont été mâchés et les solutions détaillées par des concepteurs, plus les enseignants se trouvent devant un produit fini, quils doivent adopter tel quel. On pourrait au contraire concevoir une réforme scolaire comme une stratégie consistant à mettre les établissements et les enseignants en mouvement à partir dune problématique repérée et partagée, et dorientations générales données par le Ministère ou le pouvoir organisateur. Pratiquée de la sorte, la " réforme ouverte " participerait dun processus de professionnalisation du métier denseignant et de chef détablissement.
Ce nest pas au premier chef laffaire les instances de formation continue. Mais, dans la mesure où on les mobilise de plus en plus souvent pour soutenir les réformes, elles ont intérêt à être impliquées dans la conception de la réforme et des stratégies de changement. Dans ce cadre, les responsables de la formation continue pourraient insister pour quon maintienne une ouverture, des choses à négocier et quon prévoie des calendriers larges, qui laissent le temps et donnent lenvie aux enseignants de sapproprier progressivement des idées neuves.
4.2 Répondre aux demandes individuelles en les infléchissant
Une des missions traditionnelles des services de formation continue est de répondre à une demande de formation émanant denseignants agissant individuellement ou en groupes. Il existe en général un double filtre : on écarte les demandes qui séloignent dune définition large ou parfois dune définition étroite de la formation professionnelle, en renvoyant les intéressés à leur propres ressources et à dautres réseaux de formation ; et on renonce à mettre sur pied des formations coûteuses pour un nombre limité de demandeurs. Les logiques de fonctionnement des organismes de formation continue sont assez diverses : les uns sont à lécoute de la demande et construisent partiellement leur programme en fonction des besoins exprimés du corps enseignant ; dautres pensent savoir quels sont - ou devraient être - les besoins des praticiens et font des offres quils espèrent adéquates.
Il importe bien sûr de continuer à offrir des formations diverses qui ont du sens dans létat actuel du métier. Et donc également de répondre, par moments, à des besoins de recettes, doutils, de moyens, même sils manifestent dépendance à légard des spécialistes et refus de prendre ses responsabilités et de courir des risques. On peut cependant envisager que, chaque fois que cest possible, les formateurs et les organismes de formation continue tentent dinfléchir la demande, de responsabiliser les demandeurs, de les associer à la recherche de solutions et auparavant, de prendre avec eux le temps de reconstruire le problème, ce qui mène souvent à faire émerger dautres besoins.
Faire de la formation continue un vecteur de professionnalisation du métier denseignant ne lui donne pas un rôle facile, faute de moyens financiers dabord, parce que les structures et les missions sont loin dêtre toujours adéquates et à la hauteur en second lieu, mais surtout parce que les formateurs denseignants ne sont aujourdhui, dans leur majorité, ni préparés ni disposés à aller rapidement dans ce sens.
Ce qui pose bien sûr la question de la professionnalisation du métier de formateur denseignants et sans doute aussi du métier de responsable dun service ou dun réseau de formation continue. Ces processus de professionnalisation peuvent aller de pair. Il nest pas indispensable que les formateurs et les responsables de formation aient vingt ans davance sur le corps enseignant. La seule stratégie réaliste est denvisager que les formateurs se professionnalisent eux-mêmes en travaillant à la professionnalisation du métier denseignant.
La professionnalisation du métier de formateur nest donc pas un préalable absolu. En revanche, on ne peut concevoir que les formateurs et les organismes de formation continue puissent contribuer activement et efficacement au processus de professionnalisation du métier denseignant sils nont pas fait des pas dans ce sens, sils ne sont pas prêts à mettre en question leurs pratiques, à prendre des risques, à reconstruire des dispositifs et des contrats. Ne serait-ce que pour donner le bon exemple. On peut difficilement imaginer quon contribue à la professionnalisation dun métier en infantilisant les enseignants lorsquils viennent en formation continue ; on ne peut donner des compétences de haut niveau si lon est étroitement prisonnier de ses propres savoirs et de son programme ; on ne peut inciter à réfléchir sur léthique si on ne le fait soi-même ; on ne peut encourager à une pratique réfléchie ou réflexive que si lon est soi-même en train de se poser des questions et de faire évoluer sa propre façon de travailler ; on ne peut aider les enseignants à construire leur identité si les formateurs ont eux-mêmes de graves problèmes identitaires ; on ne peut accompagner des projets détablissements et des processus de renouveau que si lon mène des démarches comparables dans lorganisation même de la formation continue. Enfin, on ne peut être crédible en appelant à la coopération si les formateurs ne savent pas travailler en équipe, ou à lautorité négociée si les organismes de formation continue ne la pratiquent pas.
Le pire serait que les formateurs et leurs organismes se liguent pour jouer la comédie de la maîtrise. Les enseignants peuvent très bien comprendre et accepter que leurs formateurs, souvent issus de leurs rangs et qui, parfois, exercent encore dans une école, un collège ou un lycée, naient pas vingt davance sur leur propre évolution. Ils supportent beaucoup plus mal la cuistrerie, la prétention, ou des discours en contradiction criante avec les pratiques ("Faites comme je dis, pas comme je fais ! ").
Sil fallait suggérer une stratégie à léchelle dun système éducatif ou dun organisme de formation, on pourrait la concevoir en trois phases :
1. Un travail de prise de conscience, dexplicitation et de détermination autour des notions de professionnalisation du métier denseignant et des processus de changement dans les système éducatifs ; ce travail dautoformation et dautoanalyse pourrait durer une ou deux années scolaires sil est conduit intensivement, et déboucher sur une stratégie à long terme : mettre la formation continue au service de la professionnalisation du métier denseignant.
2. Lors dune seconde phase dun ou deux ans, une fois cette intention clarifiée et affirmée, les formateurs et leurs organismes pourraient évaluer lensemble de leurs programmes et de leurs pratiques dans cette nouvelle perspective et commencer à envisager dautres façons de proposer et danimer la formation continue des enseignants ; sengagerait alors une autoformation des formateurs.
3. La phase principale samorcerait alors ; elle ressemblerait davantage à une recherche-action quà la mise en uvre dune réforme bien pensée ; il sagirait de sengager dans une forme de projet détablissement et de processus de renouveau, autrement dit dessayer avec persévérance, mais réalisme, de faire évoluer les pratiques et les offres de formation continue dans le sens de la professionnalisation, en sachant que cela demande une évolution des structures, des mentalités, des compétences des formateurs, que cela ne se fera pas en un jour et quil faudra probablement compter une bonne dizaine dannées pour transformer une institution de formation continue dans ce sens.
Il reste un problème de taille : le poids des enseignants et de leurs associations dans lorientation et la gestion de la formation continue. Jai laissé jusquici cette question dans lombre. Pourtant, à quoi servirait de travailler à la professionnalisation du métier denseignant si les praticiens et leurs associations ne prennent pas eux-mêmes, progressivement, davantage de pouvoir et de responsabilités dans cette évolution. Si, dans vingt ans, la formation continue reste aussi largement aux mains des pouvoirs organisateurs, ce sera le signe dune professionnalisation non aboutie ou mutilée. Cela ne signifie pas que ce sont les associations ou les corporations qui sont censées prendre en charge lorganisation de la formation continue, ni quon va vers une sorte dégalitarisme qui ferait disparaître le statut naissant de formateur au profit dun slogan du type " Tous enseignants, tous formateurs denseignants ". Les formateurs darchitectes, de médecins, davocats sont souvent architectes, médecins ou avocats eux-mêmes ; il serait juste que les formateurs denseignants soient souvent des enseignants. Cela ne signifie pas que cest leur seule qualité. Former des adultes est un nouveau métier, surtout si on lélargit à lintervention en établissement, au travail sur léthique, la pratique réflexive, lhabitus, lidentité. Cest un atout de connaître le métier " de lintérieur ", cest aussi un risque de familiarité, une entrave à la décentration. Il est donc souhaitable que les formateurs denseignants viennent du milieu professionnel aussi bien que des sciences humaines ou dautres secteurs encore. Dans tous les cas, ils doivent être pour une part importante des formateurs professionnels.
La maîtrise de la formation continue par les gens de métier ne passe pas par lannulation de la division du travail, mais par une implication des enseignants en place :
Lorsque la profession assume elle-même la formation continue, mieux vaudrait que ce soit pour tenter des expériences, aiguillonner le système ou répondre à des besoins quil ne peut satisfaire. À léchelle de lenseignement public, la formation continue est une entreprise de masse qui, comme la scolarité elle-même, ne gagne pas à être gérée de façon essentiellement associative. En revanche, il importerait dexaminer de près la représentation du corps enseignant, de ses associations, des mouvements pédagogiques dans la gestion des institutions et des réseaux de formation continue.
Altet, M. (1994) La formation professionnelle des enseignants, Paris, PUF.
Bourdoncle, R. (1991) La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines, Revue française de pédagogie, n° 94, pp. 73-92.
Bourdoncle, R. (1993) La professionnalisation des enseignants : les limites dun mythe, Revue française de pédagogie, n° 105, pp. 83-119.
Carbonneau, M. (1993) Modèles de formation et professionnalisation de lenseignement : analyse critique de tendances nord-américaines, Revue des sciences de léducation (Montréal), vol. XIX, n° 1, pp. 33-57.
Cifali, M. & Hofstetter, R. (1991) Une démarche clinique pour des enseignants ? Enjeux et actualité, Journal de lenseignement primaire (Genève), n° 33, pp. 28-30.
Cifali, M. (1991 a) Caractéristiques du métier denseignant et compétences : enjeux actuels, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Cifali, M. (1991 b) Modèle clinique de formation professionnelle, apports des sciences humaines, théorisation dune pratique, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Cifali, M. (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF.
Clift, R., Houston, R. & Pugach, M. (1990) Encouraging reflective practice : An examination of issues and exemplars, New York, Teachers College Press.
Faingold, N. (1993) Décentration et prise de conscience. Étude de dispositifs danalyse des situations pédagogiques dans la formation des instituteurs, Nanterre, Université Paris X, thèse.
Ferry, G. (1983) Le trajet de la formation. Les enseignants entre la théorie et la pratique, Paris, Dunod.
Gather Thurler, M. (1992) Les dynamiques de changement internes aux systèmes éducatifs : comment les praticiens réfléchissent à leurs pratiques, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Gather Thurler M. (1993) Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de linnovation, Education & Recherche, n° 2, pp. 218-235.
Gather Thurler, M. (1994 a) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de lindividualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.
Gather Thurler, M. (1994 b) Coopération et professionnalisation : compétences nécessaires et liens possibles, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation. Paru in Bonami, M. et Garant, M. (dir.), Systèmes scolaires et pilotage de linnovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, De Boeck, 1996, pp. 145-168.
Gauthier, C. (1993) La raison du pédagogue, in Gauthier, C., Mellouki, M. & Tardif, M. (dir.) Le savoir des enseignants. Que savent-ils ?, Montréal, Éditions Logiques, pp. 187-206.
Huberman, M. & Gather Thurler, M. (1991) De la recherche à la pratique, Berne, Lang.
Huberman, M. (1980) Recipes for Busy Kitchens : À Situational Analysis of Routine Knowledge Use in Schools. Washington, D.C., National Institute of Education, Program on Research and Educational Practice.
Huberman, M. (1983) Répertoires, recettes et vie de classe : comment les enseignants utilisent linformation, Education & Recherche, n° 1, pp. 157-177.
Huberman, M. (1986) Un nouveau modèle pour le développement professionnel des enseignants, Revue française de pédagogie, n° 75, pp. 5-15.
Huberman, M. (1989) La vie des enseignants. Évolution et bilan dune profession, Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé.
Labaree, D.F. (1992) Power, Knowledge and the Rationalization of Teaching : À Genealogy of the Movement to Professionalize Teaching, Harvard Educational Review, (62), n° 2, pp. 123-154.
Lemosse, M. (1989) Le " professionnalisme " des enseignants : le point de vue anglais, in Recherche et formation, n° 6, pp. 55-66.
Meirieu, Ph. (1990) Enseigner, scénario pour un métier nouveau, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1993 a) La formation au métier denseignants : complexité, professionnalisation et démarche clinique, in Association Québécoise Universitaire en Formation des Maîtres (AQUFOM), Compétence et formation des enseignants ?, Trois-Rivières, Coopérative universitaire de Trois-Rivières, pp. 3-36 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan, 1994, chapitre IX, pp. 197-220).
Perrenoud, Ph. (1993 b) Formation initiale des maîtres et professionnalisation du métier, Revue des sciences de léducation (Montréal), vol. XIX, n° 1, pp. 59-76 (repris dans Perrenoud, Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan, 1994, chapitre VIII, pp. 175-196).
Perrenoud, Ph. (1993 c) Travailler en équipe pédagogique : résistances et enjeux, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation (repris dans Perrenoud, Ph. Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 5, pp. 109-127).
Perrenoud, Ph. (1993 e) Décloisonnement des classes et travail en équipe pédagogique, LEcole Valdôtaine (Aoste, Italie), n° 20, pp. 3-10.
Perrenoud, Ph. (1993 f) Favoriser le renouveau pédagogique : routine ou travaux dHercule ?, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation.
Perrenoud, Ph. (1993 g) Lécole face à la complexité, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation (repris dans Perrenoud, Ph., Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 1, pp. 23-51).
Perrenoud, Ph. (1994 a) Métier délève et sens du travail scolaire, Paris, ESF.
Perrenoud, Ph. (1994 b) La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, LHarmattan.
Perrenoud, Ph. (1994 d) Lambiguïté des savoirs et du rapport au savoir dans le métier denseignant, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation (repris dans Perrenoud, Ph., Enseigner : agir dans lurgence, décider dans lincertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF, 1996, chapitre 6, pp. 129-159).
Perrenoud, Ph. (1994 e) Travailler en équipe pédagogique, cest partager sa part de folie, Cahiers pédagogiques, n° 325, pp. 68-71.
Perrenoud, Ph. (1994 f) Le travail sur lhabitus dans la formation des enseignants. Analyse des pratiques et prise de conscience, Genève, Faculté de psychologie et des sciences de léducation. Paru in Paquay, L., Altet, M., Charlier, É. et Perrenoud, Ph. (dir.) Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, de Boeck, 1996, pp. 181-208 (2e éd. 1998).
Perrenoud, Ph. (1994 g) Choisir et former des cadres pour un système éducatif plus décentralisé et plus participatif, La Revue des Échanges (AFIDES), Vol. 11, n° 4, décembre, pp. 3-7.
Perrenoud, Ph. (1994 h) Le métier denseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement, in Société suisse de recherche en éducation, Le changement en éducation, Bellinzona, Ufficio studi e ricerche, pp. 29-48
Ranjard, P. (1984) Les enseignants persécutés, Paris, Robert Jauze.
Schön, D. (1983) The Reflective Practitioner, New York, Basic Books.
Schön, D. (1987) Educating the Reflective Practitioner, San Francisco, Jossey-Bass.
Schön, D. (1991) Cases in reflective practice, New York, Teachers College Press.
St-Arnaud, Y. (1992) Connaître par laction, Montréal, Les Presses de lUniversité de Montréal.
Valli, L. (dir.) (1992) Reflective Teacher Education. Cases and critiques, New York State University. of New York Press.
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1994/1994_10.html
Téléchargement d'une version Word au format RTF :
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1994/1994_10.rtf
© Philippe Perrenoud, Université de Genève.
Aucune reprise de ce document sur un site WEB ou dans une publication imprimée ne peut se faire sans laccord écrit de l'auteur et dun éventuel éditeur. Toute reprise doit mentionner la source originale et conserver lintégralité du texte, notamment les références bibliographiques.
Autres textes : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/textes.html Page d'accueil de Philippe Perrenoud : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/ Laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation - LIFE : |