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Paris, UNAPEC, pp. 15-24. |
Métier
délève : comment ne pas glisser
de lanalyse à la prescription ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1996
Réussir, cest faire correctement son métier délèveMétier délève et sens du travail scolaire
Métier délève et résistance au changement
Métier délève et inégalités devant lécole
Il est à la fois amusant, satisfaisant et inquiétant de voir la notion de métier délève, que jai beaucoup travaillée, reprise dans le titre dun colloque. Lexpression se banalise, elle entre dans le langage commun de ceux qui sintéressent à lécole. Cela me semble réjouissant et en même temps, jaimerais bien que ce concept ne devienne pas, simplement, une expression à la mode, qui ne signifierait pas grand chose. Je craindrais plus encore que ce qui relevait de la description anthropologique ne devienne peu à peu une nouvelle norme, de sorte quon trouverait dans les bulletins scolaires, à côté du traditionnel " Peut mieux faire " ou " Ne travaille pas assez " une nouvelle stigmatisation stéréotypée : " Ne fait pas sérieusement son métier délève ".
Mon propos est de forger des outils danalyse de la pratique des maîtres et des élèves dans les classes, dassocier lexpression " métier délève " à un concept descriptif et éventuellement explicatif, sans jugement, ni modèle. La difficulté est de lui maintenir ce statut, contre la plus forte pente des gens décole, qui reste de produire des normes dès quils ont identifié un phénomène. Chevallard (1991) dit de la transposition didactique quelle nest ni bonne ni mauvaise, quelle " est " ! De même, le métier délève existe et on ferait mieux, avant de se proposer dy former les élèves pour mieux les conformer aux attentes de linstitution, dernier avatar du contrôle social enrobé daide méthodologique ou dassistance au projet personnel, de comprendre que ce métier se construit au sein dune organisation bureaucratique, quil autorise parfois lélève à survivre sans trop simpliquer, certes en tournant le dos aux apprentissages durables, ce que lécole ne peut que déplorer, mais en regagnant une part indispensable de distance et dautonomie. On ferait mieux danalyser lécart entre lidéal du travail scolaire et son fonctionnement effectif avant de le dénoncer ou dimaginer le réduire en investissant le métier délève dune nouvelle norme dexcellence. Sil permet de maintenir une distance entre la vie de lélève et ce que lécole lui demande, le métier délève ne peut quéchapper en partie au contrôle de linstitution
Il est difficile de savoir qui a, pour la première fois, comparé le travail des élèves à lexercice dun métier. Sans doute, depuis que lécole existe, cette métaphore vient-elle spontanément à lesprit de quelques uns, même sil ne la formulent pas en ces termes. Il est assez évident que les élèves font " une sorte de métier ", quils vont à lécole comme les adultes vont au bureau ou à lusine, régulièrement, avec un enthousiasme et des états dâme fluctuants, dans le cadre dune organisation qui leur assigne des tâches et en contrôle lexécution. Lintérêt dune métaphore est souvent de renouveler notre regard sur les choses. Encore faut-il travailler à construire un concept. Jai utilisé et développé lidée de métier délève en écrivant, de 1982 à 1984, " La fabrication de lexcellence scolaire ", non pas simplement pour filer la métaphore, mais pour rendre compte de la nature première de lexcellence scolaire, du moins à lécole obligatoire : faire correctement son métier délève.
Détachés dun contexte, les mots ne veulent parfois plus dire grand-chose. Ils sont ramenés à leur sens commun. Le métier délève, au départ, nétait pas un concept isolé, il a été construit pour mieux comprendre sur quoi porte lévaluation continue du travail scolaire. Je voulais, comme beaucoup de sociologues des années 1970, analyser léchec scolaire en allant au-delà du constat réitéré de " linégalité des chances " et des hypothèses explicatives fondées sur les thèses de la reproduction. Je souhaitais comprendre les médiations, les micromécanismes par lesquelles léchec scolaire se fabrique, au jour le jour, dans la salle de classe. Or, pour expliquer léchec, il fallait au préalable le définir. Chacun croit savoir ce que sont la réussite ou léchec scolaires. On dira volontiers, par exemple, que léchec manifeste une maîtrise insuffisante des connaissances et des savoir-faire enseignés. Et on se demandera immédiatement, sans questionner cette définition, si cette insuffisance provient dun manque de motivation, dune vie familiale perturbante, dun défaut de moyens intellectuels, dun développement insuffisant, dun héritage culturel préparant faiblement au travail scolaire, voire dun manque de " dons " pour les études.
Dans cette perspective, tout se passe comme si linsuffisante maîtrise du programme se traduisait naturellement, presque automatiquement en échec. On se doute bien quil doit y avoir quelquun pour la mettre en évidence, mais sas sarrêter à cette " banalité ". Or, pour le sociologue, non seulement il ny a pas déchec sans jugement, mais ce jugement na de conséquences sociales que si on lui reconnaît une légitimité et quon lassocie à un pouvoir de décision. De plus, ce jugement se fonde sur des pratiques complexes dévaluation, dont on ne peut a priori postuler quelles portent exactement, objectivement et invariablement sur la maîtrise des programmes. Quest-ce dailleurs que la maîtrise des programmes ? Qui interprète les textes ? Qui fixe le niveau dexigence ?
La réussite et léchec découlent de jugements fabriqués par une institution et ses agents, qui évaluent lélève à un moment précis de sa vie, par rapport à des critères et selon des procédures dont le jugement final est inséparable. Cela ne veut pas dire quil est sans fondement, injuste, arbitraire ou illégitime, mais que la réussite ou léchec scolaire sont des représentations fabriquées dans le cadre dune institution, à partir de formes et de normes dexcellence, au gré de procédures et de pratiques dévaluation dont on ne peut faire abstraction si lon veut comprendre la nature des inégalités de réussite.
En quoi cela mobilise-t-il la notion de métier délève ? Elle permet de répondre à un question clé : sur quoi porte lévaluation continue qui, à lécole primaire et au collège, détermine presque partout la réussite ou léchec scolaire ? Les systèmes scolaires ont organisé longtemps des examens de fin dannée ou de fin de cycle détudes. Ils ont peu à peu, en raison notamment des limites de cette forme dévaluation ponctuelle, cédé la place à une évaluation continue, faisant de lenseignant à la fois le dispensateur des savoirs, lorganisateur des apprentissages et lévaluateur des maîtrises atteintes. Du coup, la réussite se joue de plus en plus sur lart et la manière de refaire " pour une note " ce quon a déjà fait en situation dexercice. Dans une évaluation continue, la définition de lexcellence est assez proche de celle du " bon travail " dans les conditions habituelles de fonctionnement de la classe. Lépreuve scolaire comporte une part de dramatisation, parce quelle " compte " et apparaît donc un enjeu plus sérieux que les exercices scolaires quotidiens. Mais les tâches sur lesquelles les élèves sont évalués sont à peu près de même nature que les exercices individuels. Autrement dit, les épreuves scolaires, dans une évaluation continue, sont simplement des temps forts du métier délève.
On le voit, cette notion de métier me permettait de cerner la nature de lexcellence scolaire telle quelle est jugée au jour le jour par les enseignants. À lécole primaire, et même au collège et au lycée, un bon élève est un élève qui fait bien ou très bien son métier, cest-à-dire qui maîtrise à peu près les rituels, les règles, les gestes, les outils, le timing, les formes, les mises en pages, toutes ces petites choses qui autorisent lenseignant à dire ou écrire en marge : " Vu, correct, juste, cest bien, continue, fais-en un autre ! "
La vie dun élève est une longue succession de petites tâches sans queue ni tête, qui se succèdent dans nimporte quel ordre. Dinfinies répétitions masquées, à peine, par dinfimes variations. Au bout du compte, il y a toujours une consigne, une question, un texte à analyser ou à compléter, une solution " juste " à découvrir Jépargne évidemment, dans cette analyse un peu schématique, les pédagogies du projet ou les pédagogies actives ; elles luttent depuis toujours contre une telle conception du travail scolaire, mais ne sont pas en vigueur dans la majorité des classes.
Compte tenu de la réalité la plus fréquente du travail scolaire, la notion de métier délève me permettait de désigner une forme de conformisme et de productivisme dans lexécution de tâches répétitives. Ce qui mamenait à soutenir la thèse, qui reste est un peu provocatrice, que réussir à lécole, cest surtout faire la preuve quon connaît les " ficelles " du métier délève, quon lexerce convenablement, ce qui donne le droit de continuer à étudier jusquau jour où les choses deviendront vraiment " sérieuses ", quand on soccupera dévaluer les acquis effectifs, les compétences qui demeurent au-delà de la phase dexercice dans un contexte familier. Lécole travaille en classe sur des exercices de formes relativement stéréotypés ; elle sintéresse assez peu au transfert des acquis à des situations nouvelles, et donc mesure rarement de véritables compétences, entendues au sens de capacités de transposition, de construction dune réponse efficace dans une situation originale, distante de la situation dapprentissage. Ce qui signifie quà lécole, on est très loin de produire constamment des compétences ou des connaissances transférables. On est en train de faire des exercices " comme il faut " et de les contrôler et les corriger à perte de vue Or, la réussite scolaire, dans le cadre dune évaluation continue et même dexamens annuels organisés par les enseignants eux-mêmes, se mesure largement à laune de ce conformisme.
Dans un premier temps, jai donc parlé du métier délève dans dune façon métaphorique, pour désigner la substance de lexcellence scolaire ordinaire. Puis, ce qui devait être une parenthèse pour définir la réussite et léchec scolaire avant de les expliquer, est devenu pendant un temps mon projet théorique principal. Je me suis en effet rendu compte que la sociologie de lévaluation scolaire était un terrain en friche, que peu de chercheurs travaillaient à construire les notions mêmes déchec, dexcellence et de fabrication des inégalités. Donc, je my suis arrêté plus longuement et jai écrit en 1984 un chapitre autour du métier délève, dans un livre sur la fabrication de lexcellence scolaire (Perrenoud, 1995 a).
Parler dun métier, dans la culture française, cest évoquer parfois une image dÉpinal, limage dun travail sérieux, réalisé avec soi par un " homme de métier ", qui sait ce quil a à faire, qui connaît et soigne ses outils, qui a un rapport personnel à sa tâche, qui manifeste le souci du " bel ouvrage ". Le métier soppose au " job ", au " gagne-pain ", au travail à la chaîne, à lemploi purement " alimentaire ". Plus quun emploi, cest une identité, voire une vocation, fondées sur des compétences. On pourrait alors imaginer que, lorsquon parle du métier délève, cest plutôt pour le glorifier. Or, ce nétait pas mon propos. Je ne voulais pas davantage dénigrer le travail de lélève en le rangeant parmi les " petits métiers ".
Est-ce vraiment un métier ? Est-ce un métier comme les autres ? En 1984, jaurais probablement répondu que lélève ne fait pas un " vrai " métier, sauf si lon considère comme un métier, avec le Petit Robert, toute " Occupation permanente qui possède certains caractères du métier ", ce qui convient à lévidence au travail scolaire. Mais ce nest pas une métaphore. Le même dictionnaire donne du métier une définition principale profondément sociologique : " Tout genre de travail déterminé reconnu ou toléré par la société, et dont on peut tirer ses moyens dexistence ".
Le métier délève est-il autre chose ? Nest-ce pas la façon dont les enfants et les adolescents tirent leurs moyens dexistence de la société qui leur a donné naissance et qui les envoie à lécole ? Cela situe le métier délève dans une dimension économique quon laisse souvent dans lombre : le travail scolaire est une monnaie déchange, elle donne le droit de participer à la consommation sans participer à la production. Cest ainsi que vivent tous les gens qui, à défaut de revenu monétaire, contribuent au fonctionnement de la société en faisant un travail reconnu comme " utile " : celles et ceux qui sacquittent du travail familial, mais aussi les religieux, les prisonniers, les soldats, tous ceux qui tirent leurs moyens dexistence de leur contribution à une tâche sans quelle leur assure un salaire.
En ce sens fondamental, le métier délève est un vrai métier, il ny a aucun abus de langage. On en a dailleurs un exemple criant à larticulation de lenfance et de lâge adulte : à ladolescent qui cesse détudier, soit parce quil a obtenu un diplôme, soit parce quil abandonne, ses parents sont en droit de " couper les vivres " ; il lui faut alors trouver autrement ses moyens dexistence. Dans notre société, lenfant et ladolescent ne peuvent étudier que parce quon les décharge des tâches productives. Ce nétait pas le cas au XIXe siècle encore, et cest loin dêtre la règle dans le Tiers Monde. En contrepartie, les sociétés scolarisées enjoignent aux jeunes de " se produire eux-mêmes " comme détenteurs dun diplôme et donc capables de devenir économiquement autonomes, juridiquement et politiquement responsables.
Dire que le travail scolaire est un métier nest pas dire, cependant, que cest un métier tout à fait ordinaire. Je vais essayer de montrer pourquoi. Dabord, cest un métier qui, aux âges de " scolarité obligatoire ", est encore moins librement choisi que les métiers dadultes les moins qualifiés. Il est en ce sens assez proche des travaux forcés ou du service militaire. La loi oblige les enfants et adolescents, entre 6 et 15, voire 18 ans - en Belgique - à aller à lécole, à raison de trente-cinq heures par semaine, quelque chose comme quarante semaines par an. Aucune institution na autant demprise sur la vie des individus. Même larmée est beaucoup plus modeste ! On saisit là lextraordinaire pouvoir quont les adultes sur les jeunes, et les sociétés sur les individus. Lécole obligatoire est un banquet dont les convives nont le choix, ni du lieu ni du moment, et où le dialogue avec leur " hôte " est pour le moins asymétrique ; ils sont assignés à la table (des nourritures spirituelles, évidemment), on leur dit constamment que cest pour leur bien, mais ils savent parfaitement que ce nest pas vrai, quils " mangent " parce quils nont pas le choix, sachant que, sils ne faisaient pas, " le ciel leur tomberait sur la tête ". Un élève qui résiste à lintention dinstruire, à lentreprise de scolarisation, se prépare en effet aux pires ennuis. Dabord, il reçoit de mauvaises notes, à défaut de coups (encore que ). Puis, il devient lobjet à toutes sortes de propos blessants : on lui dit quil est bête, lent, peu motivé, quil manque de sérieux, dambition, de méthode, de lucidité ; quil devrait avoir honte. Sil persiste à ne pas travailler et à ne pas apprendre, on lastreint au " soutien pédagogique ", on le fait redoubler, on le relègue dans les filières les moins exigeantes, voire dans une classe " spécialisée ". Le refus de jouer le jeu scolaire a donc des conséquences sociales importantes : il en coûte dêtre " objecteur de conscience " dans le champ du savoir et de la scolarisation ! La plupart des enfants et des adolescents se plient donc à la norme, les uns parce quils y adhèrent, bon gré mal gré, les autres parce quils apprennent que cela leur coûte finalement moins cher quune résistance ouverte.
Deuxième caractéristique du métier délève : ses modalités dexercice sont assez unilatéralement définies par linstitution ou par lenseignant. Un dessin de Plantu illustre assez bien la capacité limitée de dialogue de certains professeurs. " Savez-vous quil existe dautres formes de pédagogie ? ", demande un élève au magister perché au haut de sa chaire. " Sortez ! ", tonne le maître. Il ny a plus guère dentreprises où limposition des façons de faire est aussi unilatérale quà lécole, où le salarié a aussi peu prise sur ses méthodes, ses outils, ses horaires de travail. À lécole, dans la plupart des classes, lauto-organisation du travail est très marginale : lélève est constamment sujet à des consignes : " Fais ceci, fais cela ! Change dactivité ! Prend ton classeur ! Ouvre ton livre ! ". Le métier délève est un métier très dépendant, dont le principal acteur " ne sappartient pas " et se borne à suivre plus ou moins fidèlement lavalanche de directives qui sabattent sur lu ou sur le groupe-classe. Du fait du caractère obligatoire et dépendant de son métier, lactivité de lélève est extrêmement fragmentée. Lemploi du temps est cadencé par lhoraire scolaire institué, puis, à lintérieur de chaque période, scandé par les changements de rythme et de tâche induits par lenseignant, qui obéit lui-même, en partie, à des règles ou à des modèles externes. Il en va bien entendu autrement dans les classes et les écoles acquises aux pédagogies nouvelles, qui ont fait cette analyse et tentent de développer lautonomie des apprenants.
Le métier délève se singularise aussi par le fait quil sexerce sous le regard et le contrôle presque constant du maître, qui circule dans la classe, appelle les élèves à son bureau, examine leurs cahiers, vérifie leurs résultats, les interroge sur leur raisonnement. Cest lun des rares métiers dépourvus de protection contre les regards inquisiteurs : aujourdhui, même dans les bureaux-jardins et les ateliers, on admet que les gens sabritent du regard des autres ; à lécole, cest impossible. Les espaces de travail, par personne, sont les plus exigus qui soient : deux à trois mètres carrés par élève ; le maître a toujours le droit dy pénétrer. Lécole ne reconnaît pas de sphère personnelle à lélève, pas de lieu protégé. La classe est un endroit où le travail est exposé au regard dautrui même aux moments qui sy prêtent le moins, lorsque lélève hésite, se trompe, ne sait plus que penser ou a envie dêtre ailleurs. Dans les entreprises, la plupart des travailleurs ont obtenu quà ces moments-là, le contremaître ne vienne pas leur taper sur lépaule en disant : " Tu es en train de te planter ! Tu devrais retourner apprendre le métier ! " À lécole, on ne choisit guère le moment de montrer ce quon a fait. Le maître a constamment le droit de venir voir, de questionner, de rectifier. Voila pourquoi certains élèves essayent maladroitement de cacher de ce quils font quand on les approche. Les pédagogues réagissent parfois vivement à cette attitude, arguant que le bon élève na rien à cacher, quon devrait pouvoir lire en lui " à livre ouvert ". Si ladulte se trouvait dans cette situation, il penserait que ce sont là des intrusions tout à fait intolérables dans sa sphère personnelle, quelles interférent avec sa liberté et son processus de pensée. Il est en effet difficile de se tromper à ciel ouvert, inconfortable de ne pas oser laisser un travail inachevé, par exemple parce quon préférerait le compléter ultérieurement. Le métier délève est un des rares métiers qui donne à autrui sapprocher et dobserver sans demander la permission, même lorsque lintéressé voudrait être seul et passer inaperçu.
Le contrôle est redoublé par les parents, qui se soucient des devoirs, de la préparation aux épreuves, mais veillent aussi, tout simplement, à ce que leur enfant parte à lécole à lheure et avec léquipement requis. Les obligations des élèves, contrairement à celles de la plupart des salariés, ne sarrêtent pas à la porte de latelier ou du bureau. Le travail de lélève est " sans fin " : le soir, le week-end, les vacances, il est poursuivi par les tâches scolaires et la sollicitude éducative des adultes, comme en témoigne lindustrie florissante des devoirs de vacances, ces cahiers que les parents désireux de bien faire achètent à leurs enfants en espérant les faire travailler sur les plages
On sait bien que le meilleur contrôle social est celui qui a été précocement intériorisé. Le bon élève, nest-ce pas celui qui se dit tout seul : ai-je choisi le bon exercice ? adopté la bonne méthode ? pris mes affaires ? fait correctement mes devoirs ? Il se contrôle constamment lui-même, relayant sans sen rendre compte ses maîtres et ses parents. Lapprentissage du métier délève fait lobjet dune socialisation intensive, dune éducation morale, dun effort soutenu, dans les premiers degrés de scolarité, pour que lenfant intériorise les normes et les formes du travail scolaire. Il y a des métiers quon peut exercer avec un certain détachement, sans sy impliquer complètement, en considérant que quon nest pas marié avec son " job ". Vivre le métier délève avec autant de détachement est beaucoup plus difficile, parce que le monde des adultes, tant du côté de la famille que de lécole, dit dune voix unanime : " Travaille comme il faut, tu es en train de jouer ta vie, ton bonheur, ta réussite sociale, ta vie ".
Enfin, dernière singularité remarquable, dans le métier délève, lévaluation du travailleur est omniprésente. On entend souvent des professeurs regretter que leurs élèves " ne travaillent que pour la note ". Leur complainte nest guère suivie deffets. Lécole est la seule entreprise où lon consacre un tiers, voire 40 % du temps de travail, à évaluer ce quon a fait le reste du temps. Dans la plupart des métiers, on produit, on contrôle les effets et on régule, quand il le faut. À lécole, on contrôle chaque étape du processus, sans que cela accroisse sensiblement lefficacité didactique. Cette évaluation va souvent bien au-delà des tâches effectuées, elle porte sur la qualité de lapprenant, sur sa personnalité, sur sa moralité, voire sur la qualité et le sérieux de ses parents Lévaluation scolaire, plus que nimporte quelle évaluation professionnelle, juge les dispositions de la personne, sa bonne volonté, son intelligence, son honnêteté, ses aptitudes. Les bulletins scolaires sont remplis dappréciations qui ne portent pas sur des performances précises, mais sétendent à lensemble de la personne de lélève, et souvent lenferment dans une image statique et réductrice. À lécole, on observe une sorte dautonomie et détalement des moments dévaluation, sans commune mesure avec les régulations à opérer. Lévaluation est une activité en soi : on fabrique des notes, des épreuves, des classements, non pas pour savoir vraiment où en sont les élèves, mais parce que cest le règlement, parce quil y a un carnet de notes à remplir, parce quil faut alimenter la machinerie de lévaluation, lourde pour le professeur, lourde pour les élèves, surtout sils ne sont pas très brillants.
En résumé : il sagit dun métier dont lexercice est imposé, dont les modalités sont définies par dautres, qui fait lobjet dun contrôle permanent et donne lieu à une évaluation de la personne. Prises une à une, ces quatre caractéristiques ne sont pas propres au métier délève ; accumulées, elles en font un métier assez particulier, pour des raisons qui tiennent sans doute à sa vocation spécifique, faire apprendre, mais tout autant à ses conditions spécifiques dexercice, la forme scolaire telle quelle se réalise dans tel système et tel ordre denseignement, voire dans telle discipline.
Parvenu à ce point du raisonnement, on peut dire que le concept de métier délève sest pratiquement détaché de ce qui lui a donné naissance, à savoir la réflexion sur lexcellence scolaire et quil devient un analyseur du travail scolaire, rejoignant par une autre voie la notion de " coutume " introduite en didactique (Astolfi, 1992).
La mode actuelle, qui consiste à appeler lélève un " apprenant ", est un abus de langage, qui réduit lélève à ce quon voudrait quil soit. Beaucoup délèves qui napprennent pas, ou pas tout ce quon voudrait leur faire apprendre. Pourquoi les appeler apprenants ? Nest-ce pas la plus sûre façon de sinterdire de comprendre à quelles conditions ils effectivement peuvent le devenir ?
" Etre élève ", cest plus clair. Cest un statut, une condition, caractérisée par lexercice dun rôle spécifique, que jai considéré comme un " métier ". Cela ne dit rien de ladhésion de lélève au projet dinstruction, ni de lefficacité des activités engagées à ce titre. Les adultes ont lart de sadresser à nimporte quel enfant ou adolescent inconnu, où que ce soit, pour lui demander : " Ça va à lécole ? Tu travailles bien ? Cest intéressant ? Ton maître est gentil ? " Ces questions, dune banalité affligeante, finissent par fatiguer les jeunes, parce que cela semble être la seule chose qui intéresse les adultes, comme si cétait le seul terrain de rencontre avec eux. Elles révèlent pourtant le dénominateur commun de lenfance et de ladolescence dans les sociétés fortement scolarisées : être élève, pratiquer ce drôle de métier avant toute choses (Perrenoud, 1994 a ; Sirota, 1993).
Cest un métier extrêmement normalisé, alors que dans la plupart des entreprises, on essaye de varier les rythmes en fonction des capacités et des urgences. À lécole, ce nest pas tellement le produit qui importe, cest la standardisation du mode de production. Le métier délève a quelque parenté avec le métier de soldat. Lautorité scolaire, comme lautorité militaire, entend " gérer dans lordre " dimportantes populations dindividus relativement interchangeables ; pour ce faire, il faut jouer sur les horaires, les uniformes, les espaces, les circulations, les règles de conduite davantage que les états dâme. Paradoxalement, alors quil est censé favoriser ce quil y a de plus subjectif et fragile, le développement et les apprentissage, le métier délève est normalisé au point quon a limpression - à tort - que tous les élèves du monde font la même chose, alors quon sait que le travail des adultes prend des formes variables selon les cultures nationales et les cultures dentreprises. Un bâtiment contenant des salles de classes, des bancs, des pupitres, un tableau noir, des crayons et des cahiers ; des professeurs qui donnent des leçons, des élèves qui écoutent, font des exercices, jouent durant les récréations puis emportent des devoirs à la maison, voilà ce que les adultes retiennent de lécole, voilà comment ils imaginent la vie quotidienne des enfants et des adolescents.
Le métier délève a une particularité quil partage avec les métiers des cadres surmenés : on y est constamment dans loverdose. Le professeur vit lil fixé sur sa montre et sur son programme. Peu importe que les élèves aient appris, lessentiel cest davoir bouclé le programme ! Contrairement à ce quon pourrait imaginer, lobsession productive ne se centre pas sur les acquis, encore moins sur les acquis durables, mais sur le nombre de pages tournées, dexercices faits, de fiches utilisées.
Cest un métier censé permettre lappropriation de savoirs. Toutefois, si on cherche à identifier leur place dans les activités quotidiennes, on se rend compte quils sont fortement décontextualisés. Lun des rapports au savoir auquel lécole habitue consiste à dire : " Apprenez ! Cest important. Mais cela na pas de rapport avec ce que vous vivez par ailleurs ". On dit quil faut " rapprocher lécole de la vie ", mais même quand on fait cet effort, les effets de linscription scolaire font que ce qui aurait pu être une curiosité spontanée ou une réponse à une occasion fortuite doit survenir à un moment précis de lannée scolaire, en rapport avec un chapitre particulier du programme, dans des conditions de temps et despace données. Le réel est médiatisé, mis en textes (ou en cassettes) pour donner lillusion que lécole est dans la vie. Tout le monde a cette illusion, sauf les élèves : lorsquils sortent de la classe, de lécole, ils changent de rythme, de ton, dallure. Regardez la mutation des comportements, juste avant, juste après : vous vous rendez bien compte que la vraie vie, pour une bonne partie des enfants, nest pas à lécole, ou alors dans les interstices de la vie scolaire, là où ils recouvrent liberté de parole, de mouvement et de relation.
Lélève vit dans un système où le savoir est souvent détourné de sa raison dêtre originelle, pour devenir une preuve de bonne exécution du métier délève (Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; Rochex, 1995). Il faut rendre des exercices correctement faits, qui constituent une garantie dobtenir de bonnes notes lorsquon sera confronté à des tâches assez voisines au moment de lévaluation. Ainsi donc, une partie de ce qui pourrait être librement appris, qui pourrait être quelque chose de beau, de fort, de gratuit, de personnel, devient assez souvent " ce quil faut faire pour avoir la paix ! " On prêche dans les discours généraux lautonomie, lintuition, la prise de risques et toutes sortes de choses satisfaisantes pour lesprit, mais quen réalité on ne privilégie pas au jour le jour à lécole, parce que cela compliquerait trop lexistence des adultes. Lécole est un lieu où on apprend en partie le contraire de ce qui est valorisé en paroles, où une partie des idéaux ne sont pas incarnés dans les fonctionnements de chaque jour, ce qui laisse lélève dans la perplexité.
Le métier délève est un métier où le sens de lactivité en cours nest pas toujours au rendez-vous, parce quil est souvent défini par rapport à un avenir extrêmement lointain : il faut dimmenses capacités danticipation et dimagination pour se rendre compte que ce quon fait maintenant pourrait peut-être servir plus tard. Quand on pose la question au professeur, il est lui-même assez démuni et répond, la plupart du temps, que cela servira dans la classe suivante, dans le cycle détudes suivant, plutôt que dans la vie On narrête pas de tourner en rond dans la " logique scolaire " !
Aujourdhui, sil fallait faire une sociologie des métiers, on pourrait les situer entre deux pôles correspondant à des niveaux contrastés de qualification, de pouvoir et de prestige. Il y aurait dun côté les métiers à propos desquels on peut et on doit se poser des questions sur le sens de ce quon fait ; dun autre côté les métiers où " Cest comme ça ", où la question du sens nest nullement bienvenue, où chacun est fermement invité à faire comme sil était daccord, parce quil ny a pas dalternative, parce quen faisant autrement, il désorganiserait complètement le système. Le travail scolaire se situe dans une large mesure du côté de ce deuxième pôle. Cest un métier où la négociation et la métacommunication ont peu de place : " Peut-on faire autrement ? À quoi cela sert-il ? Doit-on faire tous la même chose en même temps ? " À de telles questions, les professeurs sont bien conscients de navoir pas de réponses entièrement satisfaisantes. Cest pourquoi, le plus souvent, ils les éludent, pressentant que toute mise en question pourrait dévoiler larbitraire du métier délève et du travail scolaire. Si lon tire un fil, lécheveau se dévide et cest toute linstitution scolaire qui vacille !
Vu sous cet angle, le métier délève peut servir danalyseur des conditions du changement pédagogique. Une partie des transformations apportées à lécole, les plus ambitieuses, celles qui portent sur les contenus et les pratiques, devraient ou pourraient transformer le métier délève. Il est donc important de se demander si telle ou telle réforme peut avoir des incidences importantes sur le métier délève, le sens du travail scolaire, les stratégies qui permettent de survivre dans lécole. Cest ainsi que tout ce qui va dans la direction des méthode actives et coopératives, des démarches de projet, de laide méthodologique, des pédagogies différenciées, de lapproche par compétences, du travail en équipe, peut se heurter à lattachement des élèves à leur métier traditionnel, un peu à la façon dont les nouvelles technologies ont suscité la résistance de gens de métiers quelles dépossédaient de leurs tours de main et de leurs traditions, aussi bien que des tactiques les plus éprouvées de protection contre le contrôle de lencadrement et de la pression à produire. Paradoxalement, en effet, même sil nest pas toujours rose, on sattache à son métier, parce quil a au moins le mérite dêtre connu, familier, quon en a acquis le bon usage, quon sait lutiliser pour préserver une part dautonomie. Quand on exerce un métier, on ne peut sy investir que jusquà un certain point ; naïvement, oubliant leurs propres ruses et ambivalences face au travail, les adultes demandent aux enfants de sengager corps et âme dans leur métier délève, comme si leur vie en dépendait. De fait, la plupart des élèves ont la sagesse de maintenir une distance entre ce quon attend deux et ce quils font vraiment. Linstitution même dun métier constitue une protection pour ceux qui lexercent. Jusquà un certain point, un métier permet de fonctionner, par moments, comme un automate : on fait les gestes voulus, la tête ailleurs, sans trop attirer lattention. À lintérieur du système, on peut bavarder, divaguer, rêver, dormir Ce qui rend la vie délève supportable, cest que leur métier peut " tourner " presque sans eux, sans la partie la plus active et la plus personnelle de leur esprit. Au bout de quelques années, ils ont appris les ficelles du métier : les temps morts pour souffler, la documentation quon fait semblant de rechercher, ce qui permet de se balader, le travail en équipe qui donne en fait la possibilité de bavarder ou de laisser faire les autres. Un métier délève fortement ritualisé autorise à sauvegarder les apparences du travail sérieux alors quen réalité on vit dans un autre registre. Même si tous ne laiment pas, les élèves sattachent donc à leur métier, dans la mesure o$ il leur donne une identité sociale, tout en les protégeant dune trop forte implication personnelle. Ils sy attachent au point de ne pas vouloir en changer, tellement ils se sont habitués, dans ce cadre, à ruser avec les attentes de linstitution, les règles du jeu, les modalités dévaluation. Toute innovation qui conduit, délibérément ou indirectement, à transformer le métier délève sera mal reçue, parce quelle désarme ou démode une partie des mécanismes de défense que des générations délèves ont fabriqués et se sont transmis. Par exemple, le travail collectif est menaçant pour les élèves qui ont lhabitude de tirer individuellement leur épingle du jeu, en sacquittant le plus vite possible des exercices pour lire, rêver ou bavarder avec un voisin aussi rapide. Différencier le temps en fonction de lavancement des projets nest pas mieux admis, quand on sait quune bonne partie des élèves survivent parce que tous les trois quarts dheure on change de cours et de professeur : on peut arriver à bout dune semaine éclatée en vingt-cinq périodes, après avoir fait vingt-cinq fois " le minimum décent ", alors quon serait tout à fait incapable de faire illusion dans la même activité sil fallait tenir plusieurs heures. Cela est sans doute vrai aussi pour les professeurs, mais cest un autre débat
Le système de tâches standardisées favorise ceux qui se situent aux extrémités de la classe : les meilleurs peuvent finir bien avant les autres et avoir beaucoup de temps libre ; les plus lents bénéficient de leur statut de " décalés chroniques ", dont on nattend même plus quils achèvent tous les exercices et qui, du coup, nont même plus besoin de se presser. Mais si les termes du contrat viennent à changer, les meilleurs seront obligés den faire plus, et les moins rapides ne pourront plus se réfugier derrière leur réputation.
De même, les pédagogies actives mettent les élèves devant des défis auxquels ils résistent. Je me souviens par exemple davoir demandé à des élèves de niveau CM2, de mettre au participe passé des phrases dénuées de sens, parce que construites de sorte à contenir au moins deux " mots " qui nexistent pas en français. Tous les élèves ont très sagement transformé les phrases proposées, sans poser aucune question sur leur sens. Par exemple " Les raliciens, fatigués, délusent leurs chevaux " devient très facilement sous leur plume " Les raliciens, fatigués, ont délusé leurs chevaux ". Les élèves ont fait leur métier : ils nont pas besoin de connaître le sens des mots pour mettre une phrase au participe passé. Quant, ensuite, on leur fait remarquer quils ont agi comme des automates, ils réagissent un peu agressivement, non pas tant parce quils sont pris en flagrant délit de non sens, mais parce quils disent : " Où irait-on sil fallait, devant chaque exercice, réfléchir, se poser des questions, demander éventuellement des explications ? Tout deviendrait alors très fatiguant ! "
Avec les pédagogies constructivistes, faites de questionnements, dinitiatives, on touche non seulement à limplication active dans une tâche ouverte, mais à langoisse de léchec. Le travail par situations-problèmes, par exemple, exige du temps, du travail, des risques. Tout le monde nest pas prêt à sy engager à fond. Si on modifie le contrat didactique, on touche au métier délève, ce qui explique en partie la difficulté extrême de modifier dune année sur lautre les pratiques pédagogiques : quand après plusieurs années de fonctionnement traditionnel, on demande dun seul coup à des élèves de faire des propositions, de prendre des initiatives, ils sont complètement " déboussolés ". Le message quon leur adresse devient : " Désapprenez tout ce que vous avez laborieusement appris et faites le contraire de ce qui vous a réussi jusquà maintenant ". On comprend leur perplexité
En tout cas, cela veut dire que les rénovations qui portent sur les pratiques pédagogiques, le contrat didactique, la gestion de la classe, et par conséquent le métier délève, doivent accepter que les générations délèves qui ont été fortement engagés dans le système vont " freiner des quatre fers " : " Avant, cétait mieux, on connaissait les règles du jeu ; maintenant, on a plus de travail et on ny gagne pas ! " Lun des facteurs de conservatisme, en pédagogie, ce sont les élèves, ceux qui ont chèrement acquis le droit " davoir la paix ". Lattachement au métier délève peut être ainsi une cause de forte résistance au changement, dautant plus que les professeurs lanticipent plus ou moins confusément : " Mes élèves ne marcheront jamais " ; " Je me mettrai en porte-à-faux par rapport à leurs habitudes et leurs attentes ". Cela alimente des fantasmes de perte possible de contrôle, de dissolution du contrat didactique en vigueur, deffritement dune " coutume didactique " qui, après tout, a le mérite de rendre les choses structurées et prévisibles, et donc à laquelle on ne peut pas toucher impunément (Perrenoud, 1997).
On peut analyser linégalité devant lécole sous langle du métier délève. La distance à la norme et à la culture scolaires ne sétablit pas par rapport aux programmes tels quils sont décrits dans les textes officiels, mais par rapport aux manuels, aux exercices, à lensemble des fonctionnements didactiques concrets dans lesquels les élèves sont effectivement impliqués. Linégalité sociale devant lécole est donc, en partie, une inégalité devant lexercice du métier délève (1995 c). Certains enfants ont reçu de leur famille tous les codes, toutes les habitudes, toutes les stratégies qui leur permettent de pratiquer ce métier sans y investir une énergie démesurée ; le métier délève ressemble à nombre dégards au métier denfant (Chamboredon et Prevot, 1973 ; Chamboredon 1975) tel que le conçoivent les classes moyennes et supérieures ; pour dautres enfants, le métier délève est très éloigné de ce que lon attend deux à la maison. Cest ainsi, par exemple, que la socialisation familiale prépare très diversement aux jeux de lesprit et du langage. Dans certaines familles, le métier denfant est très largement défini par la perspective de lentrée à lécole et de la future compétition scolaire. Cest particulièrement évident dans les classes moyennes, qui croient fermement - à tort, probablement - aux vertus dune préparation spécifique à la scolarisation. Les classes supérieures font preuve dun plus grand détachement, elles misent sur le développement intellectuel global, les attitudes, le rapport au savoir plutôt que sur des apprentissages préscolaires précis. Léducation familiale est porteuse dinégalités, selon quelle définit lenfance comme un métier en congruence ou en opposition avec le métier délève. Ce dernier est, pour certains enfants, un simple prolongement, un peu plus formel, de leur rôle familial, alors que dautres ont tout à apprendre des règles et des codes qui organisent le travail scolaire.
Le métier délève peut être aussi considéré comme un analyseur du curriculum caché, autrement dit de tout ce quon apprend à lécole sans que ce soit explicitement enseigné. Le curriculum caché sinscrit en partie dans lexercice même du métier délève, qui préfigure partiellement le métier de citoyen, de consommateur, de salarié dans les grandes organisations. Etre à lheure, faire son travail, garder sa place, respecter le domaine des autres : tout ce qui prépare ladaptation aux organisations de masse est déjà en germe dans le métier délève (1994 a).
Le métier délève est un analyseur fécond des pratiques scolaires. Certes, la notion même met laccent sur les aspects les plus codifiés, les plus répétitifs, les plus sécurisants et les plus contraignants de lactivité de lélève. On pourrait aussi le prendre comme un analyseur du désordre, en relevant tout ce qui échappe (positivement ou négativement) à la définition normative du métier par les enseignants et linstitution, et qui, du coup, devient refus, aventure, ou déviance. Le métier répond à la norme et en même temps porte en creux plein de moments de la vie scolaire qui, à cause du maître ou en dépit de lui, sécartent de cette norme. Il y dans la vie des élèves des instants de créativité, dauthenticité, daventure ou de folie, plus ou moins importants selon les classes.
En conclusion, on pourrait dire que la notion de métier délève est surtout utile si on ne sempresse pas de la connoter positivement, et si on admet quil ny a pas une façon unique de lexercer, ni même une façon idéale. Comme tout métier, il est en partie défini par linstitution : cest sa face visible ; mais il nest pas entièrement sous contrôle : cest sa face cachée, avec tout ce qui permet aux élèves de survivre et ne pas être complètement aliénés.
Il faut donc que linstitution accepte que le métier délève soit lobjet dune constante transaction entre enseignants et enseignés, au gré tantôt dun rapport de force, tantôt dun rapport de coopération. Ce métier ne saurait être totalement normalisé, puisquil est, pour une part, le lieu dune résistance à linstitution et dune autonomie de lélève.
1. Le concept de métier délève est-il utilisable à tous les niveaux de la scolarité, de la maternelle au lycée ?
Philippe Perrenoud : Je crois que oui. Évidemment, il prend des formes différentes. Peut-être est-il davantage, à lécole primaire, marqué par le poids du geste et de la conformité à des tâches qui ne sont pas intellectuellement compliquées, auxquelles on sadapte, en acceptant une discipline. Plus on va vers les " grandes écoles ", moins cela devient vrai. Même à luniversité, surtout dans une université de masse, fortement scolarisée, on retrouve un métier détudiant assez proche du métier délève (Coulon, 1993, 1997).
Le métier existe toujours. Lidentification du métier à lexcellence fait probablement la différence entre les formations postobligatoires de haut niveau et la scolarité obligatoire. En effet, à certains stades du cursus, il ne suffit plus de maîtriser correctement le métier délève pour réussir, car la sélection porte sur des savoirs et des compétences de plus en plus éloignés dun simple conformisme.
2. Je trouve la fin de votre exposé assez rassurant : si le métier délève est le lieu dune résistance, alors toute dérive des enseignants vers des programmations qui voudraient rendre lélève plus capable de faire son métier serait de toute façon vouée à léchec ?
PhP. : Quand il y a transposition didactique, la tentation est de tout maîtriser, et si lon reconnaît lexistence dun curriculum caché, on se dit quil faudrait lexpliciter et sen servir Le rêve de certains pédagogues est de contrôler complètement la situation, pour le bien de lautre, il va sans dire. Or, cest un rêve définitivement irréalisable. La clarification de ce qui se joue dans le rapport pédagogique, dans le contrat didactique, dans lanalyse des tâches devrait nous conduire à un surcroît de lucidité, donc à une sorte dhumilité face au contrôle, plutôt quà une volonté de toute-puissance. Mais il est difficile de résister à la tentation de traduire ce quon a appris en dispositifs de pouvoir, en général dans de bonnes intentions.
Lécole nest certainement pas un système totalitaire et il y restera toujours des zones de résistance et de liberté. Mais il faut savoir que le souci de bien faire complique souvent les choses. Le rapport des enseignants aux parents lillustre fort bien. On sait que les enseignants ont besoin de leur for (ou fort) intérieur. Or, dans les écoles les plus ouvertes, et notamment au Québec, on observe que lorsque les parents ont accès à la salle des professeurs, ces derniers en recréent une autre, de préférence à un autre étage, qui, elle, nest pas ouverte aux parents, ce qui fait quelle devient la véritable salle des professeurs. Il sensuit que louverture est un faux-semblant. À force de nier ces processus, qui sont fort humains, on crée une illusion de transparence et de rationalité. Lécole est tentée par exemple de multiplier en son sein les " lieux non scolaires ", sous prétexte de prendre en compte le fait que les jeunes ne sont pas des élèves seulement, quils ont aussi une vie sentimentale, artistique, sportive, politique. Faire de lécole une institution globale, qui prétend donner une place à toutes les dimensions des personnes, est-ce forcement une bonne idée ? Pourquoi vouloir offrir aux enfants et aux adolescents une institution totale, capable de couvrir tous leurs besoins ? Ce nest pas la vocation première de lécole et ce nest pas non plus une source dautonomie et de développement.
3. La notion de métier délève a-t-elle une place dans la formation des maîtres ? Comment en parler à ceux qui vont devenir des profs ?
PhP. : Il y a, dans la représentation du métier délève, comme du métier denseignant, une sorte dirréalisme constitutif. On fait comme si chacun vivait constamment " sur une ligne de crête ", était sans relâche en train de se poser des questions, dêtre intelligent et imaginatif, davoir envie dapprendre ou denseigner. En souscrivant à ce mythe, on a ensuite du mal à admettre que les gens étant ce quils sont - normaux ! - il y a beaucoup de moments pendant lesquels les interactions didactiques ne sont pas aussi tendues, intensives, pleines de sens quon pourrait lespérer. Dans la journée et la semaine décole, il y a nécessairement des temps morts, des " creux de la vague " ; le rapport à la tâche devient alors quelconque, voire médiocre. Cest une face de la condition humaine. On ne peut pas être tout le temps passionné par ce quon fait, présent dans la moindre de ses paroles, engagé dans chaque activité comme si sa vie en dépendait.
Et cependant, la définition des programmes, les fonctionnements, les découpages du temps scolaire sont faits comme si chaque minute comptait. À cet égard, une réflexion sur le métier délève pourrait aussi être une réflexion sur la fiction dans laquelle on place les acteurs de lécole, qui doivent rester humains dans un système qui ne lest pas, parce quil est fondé sur le postulat que tout le monde a envie dapprendre et de se poser des questions trente heures par semaine ! Pour lutter contre cette fiction, les élèves comme les enseignants doivent développer de véritables stratégies dévitement et daccommodement.
Donc, tout le monde triche. Tout le monde attend parfois que ça sonne, les professeurs comme les élèves. Il arrive à tout le monde de " meubler " le temps qui reste. Nul ne peut pas être créatif à jet continu, mais nul nose le reconnaître ouvertement. Peut-être bien que certains de ces mythes sont nécessaires et quune analyse trop lucide des conditions de fonctionnement de linstitution serait démobilisante. On peut toutefois espérer que les futurs enseignants en formation initiale pourront dépasser ce stade mythique, pour reconnaître et travailler le décalage inévitable entre les aspirations et la réalité. Mieux vaut en tout cas y réfléchir pendant la formation initiale, plutôt que de " tomber de haut " durant ses premières années denseignement.
4. Pour parler de la méthodologie, est-ce quon ne va pas vers lapprentissage des ficelles, du décodage de ce quil faut faire pour que ça marche ?
PhP. : Ce nest pas exclu. Prenons par exemple les modules de préparation à la dissertation du baccalauréat. Ils permettent sans doute davoir de bonnes notes. Lanalyse des produits attendus peut être efficace, dans un premier temps, mais elle pousse jusquau bout la logique du circuit fermé. Enseigner le métier délève à lécole ou y préparer ses enfants en famille serait à la fois absurde, parce quil échappe toujours, en partie, au contrôle des adultes, et à courte vue quant à la formation de compétences !
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