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Formation continue et développement de compétences professionnelles
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1996
Des recyclages à la formation continue
Dès lannée scolaire 1996-97, dans lenseignement primaire genevois, la formation professionnelle continue sorganisera pour une large part selon dix domaines prioritaires, chacun comprenant plusieurs compétences de base. Par exemple, le domaine " Travailler en équipe " recouvrira cinq compétences de base, dont " Gérer des crises ou des conflits entre personnes ". Un tel référentiel de compétences (dont on trouvera le détail dans le tableau) devrait être intelligible et peut-être utile en lui-même. Il est toutefois préférable de le situer dans un contexte et den rappeler la genèse.
Il représente une étape dune démarche conduite par la Commission de la formation, commission paritaire instituée dans lenseignement primaire genevois pour débattre de lensemble des problèmes de formation, composée de six représentants de ladministration scolaire (direction, inspection et services) et de six représentants de la Société pédagogique genevoise (enseignants et formateurs). Aux travaux de la Commission sont associés deux professeurs de la Faculté de psychologie et des sciences de léducation, puisque, dès 1996, la formation initiale des enseignants primaires est à Genève entièrement confiée à lUniversité, qui en assume le tiers depuis les années 1930 et qui contribue par ailleurs, depuis longtemps, à la formation continue des enseignants. Cest à ce titre que je vais tenter de présenter une approche par compétences qui se développe tant en formation initiale quen formation continue.
La formation continue des enseignants est en voie dinstitutionnalisation. Elle cherche encore sa place. Dans les cantons romands, elle a pris souvent, dans un premier temps, une double allure :
Les recyclages obligatoires sont progressivement abandonnés. Ils ne sont plus dans lesprit du temps. On ne peut en même temps parier sur la professionnalisation, les projets décole, la responsabilisation et convoquer les enseignants en formation par un ordre de marche ; on ne peut plaider pour la prise en compte des différences entre élèves et ignorer les différences entre enseignants ; les recyclages standards étaient trop élémentaires pour certains et nettement insuffisants pour dautres.
Quant au perfectionnement, il respecte la liberté de choix de chacun, mais laisse en revanche le système éducatif assez démuni quant à larticulation nécessaire entre politique de léducation et formation continue. Par ailleurs, le libre choix produit partout un phénomène maintenant connu, quon peut caricaturer de la sorte : le quart le plus actif du corps enseignant consomme les trois quarts de la formation, alors que la moitié la moins concernée ny participe pratiquement pas !
Les systèmes éducatifs sont donc à la recherche dun moyen terme entre autoritarisme et laisser-faire, dune politique de la formation continue incitatrice et orientée par des objectifs à long terme, sans être coercitive.
Cela passe par plusieurs avancées :
1. Une intégration de la formation continue à la législation et aux cahiers des charges des enseignants, sous une double forme :
2. Une gestion paritaire de la formation continue entre administration scolaire et associations professionnelles, ou au minimum des concertations sur les grandes orientations.
3. Le développement de la formation continue en établissement, en liaison avec un projet (de recherche-action, dinnovation ou de formation).
4. La création dun corps de formateurs et de services assurant des offres régulières de formation continue sur des thèmes pas trop éloignés des pratiques professionnelles, des programmes, des fonctionnements spécifiques de lécole.
5. Une articulation avec la formation initiale, autrement dit une forme de continuité, de suivi, chacune sadaptant aux évolution de lautre et du système.
Le Canton de Genève a grosso modo franchi ces étapes, à sa manière, en tout cas pour ce qui concerne lenseignement primaire. Il en aborde aujourdhui une nouvelle : lier plus fortement la formation continue à un référentiel de compétences et une politique de léducation.
Lenjeu est dabord de mettre explicitement la formation continue au service de compétences professionnelles. Cela va-t-il sans dire ? Ce nest pas sûr. Certaines des offres de recyclage ou de perfectionnement élargissent la culture, linformation ou les talents artisanaux ou techniques des enseignants. On peut espérer que cela développera du même coup leurs compétences professionnelles, mais il revient à lintéressé dinscrire ces apports dans une perspective pédagogique et didactique.
Une compétence est un savoir-mobiliser. Ce nest pas une technique ou un savoir de plus, cest une capacité de mobiliser un ensemble de ressources - savoirs, savoir-faire, schèmes dévaluation et daction, outils, attitudes - pour faire face efficacement à des situations complexes et inédites. Il ne suffit donc pas denrichir la palette des ressources pour que les compétences se trouvent immédiatement accrues, car leur développement passe par lintégration, la mise en synergie de ces ressources en situation, et cela sapprend. Maîtriser le traitement de texte, quelques didacticiels et un peu dinformatique est une condition nécessaire pour intégrer lordinateur à une pratique de classe, mais si la formation continue ne travaille pas sur cette intégration, qui est lobjectif-obstacle majeur, la ressource restera virtuelle et, faute dêtre mobilisée, deviendra inutile. De même pour lévaluation formative, la typologie de textes ou le conseil de classe !
Il ne va donc pas de soi que toute formation continue participe directement et intensivement à la construction de compétences. Nombre de perfectionnements noffrent que des ingrédients et abordent marginalement les pratiques, ce quon peut dailleurs comprendre : alors quil est relativement facile dapporter du neuf - idées, technologies, outils -, il est beaucoup plus difficile dintégrer ces apports à une gestion de classe et à un système didactique.
À moins de laisser cette intégration aux soins de chacun, elle passe, en formation continue, par lanalyse de pratiques et de situations de classe, ce qui suppose que les enseignants jouent le jeu, que les formateurs soient à la hauteur et que les conditions de travail (cadre, temps, confiance) sy prêtent. La formation initiale a les moyens dêtre " intrusive " : létudiant peut être observé en classe, amené à travailler avec la vidéo, ou en collaboration avec un maître de stage (ou un formateur de terrain), et mobilisé longuement par des tâches danalyse ou décriture. En formation continue, les formateurs " marchent sur des ufs ". Ils forment leurs égaux. Ils nentrent pas facilement dans les classes. Ils hésitent presque autant à sengager dans une analyse des pratiques. Aux formateurs qui les accueillent en formation continue, le corps enseignant en place semble dire assez souvent : " Donnez-nous des outils et ne vous mêlez pas de ce qui se passe dans notre classe ! ", laissant entendre que cest leur affaire.
Pour dire les choses de façon schématique : le développement de compétences, sil advient, se produit souvent en aval de la formation continue, dans le for intérieur des enseignants, éventuellement dune équipe pédagogique. Orienter la formation continue vers des compétences, cest donc élargir le champ de travail et donner aux pratiques réelles davantage de place quaux modèles prescriptifs et aux outils. Une partie des offres de formation continue vont bien sûr déjà dans ce sens, mais cela ne me semble pas encore la conception commune, ni la règle du jeu ou si lon préfère, le contrat didactique de base, en formation continue.
La formation en établissement est un important pas en avant dans ce sens, non seulement parce quelle constitue un collectif de formation, mais parce quelle se passe sur le lieu de travail et se trouve moins facilement coupée des pratiques. Cela nest toutefois quun avantage virtuel : on peut imaginer des formations en établissement qui se passent dans une salle close et à heures fixes, le formateur ayant aussi peu accès aux classes que sil recevait les enseignants dans un centre éloigné
Le second enjeu est de dire quelles compétences la formation continue veut développer en priorité. À Genève, trois orientations constituent autant de balises :
Lensemble de ces orientations ont été négociées entre lassociation professionnelle et la direction de lenseignement primaire, et avec lUniversité pour la formation initiale, au sein de la Commission de la formation et dautres instances (groupe-projet sur la formation initiale, groupe de pilotage de la rénovation et commissions diverses), tout cela dans le cadre de la politique densemble de lécole genevoise. Il importe dy insister, car le mode délaboration de ces dispositifs de formation ou dinnovation est aussi important que leur contenu. Ils sont en effet élaborés en commun, les inévitables divergences sont mises sur la table, travaillées et lon aboutit à des dispositifs auxquels adhèrent lensemble des partenaires concertés, stabilisés dans des contrats, des cahiers des charges ou dautres textes de référence.
Lapproche par compétences présentée ici nest quune composante des travaux de la Commission de la formation, qui poursuit actuellement sa réflexion, dune part sur les structures et les services qui sous-tendent les offres de formation continue, dautre part sur les relations entre compétences et contrôle de la qualité de lenseignement.
Il apparaît cependant possible de faire état des orientations thématiques qui se dessinent. Il sagit globalement de lutte contre léchec scolaire et les inégalités, de renouvellement didactique et dinsistance sur le sens du travail scolaire, mais aussi, indissociablement, de développement de la coopération professionnelle dans le cadre de projets décole et de contrats entre établissements et direction. Dautre part, tout cela explique laccent mis sur dix grands domaines de compétences :
On parle de domaines de compétences parce que chacun recouvre plusieurs compétences complémentaires. À chaque entrée de cette liste ont donc été associés quelques exemples de compétences clés. Ce référentiel à deux étages (voir le tableau) est devenu à la rentrée 1996-97 une référence commune, qui figure dans le classeur intitulé " Formation continue. Programme des cours 1996-1997 " (Genève, Enseignement primaire, Service du perfectionnement, 1996).
En amont, les services et les formateurs ont été invités à infléchir leurs offres dans le sens dune ou plusieurs des compétences. Toutes les offres qui ont pu tenir compte du référentiel sont donc situées graphiquement par rapport aux dix grandes familles. Par exemple, le cours 101 " Géographie : espace vécu et représentation " (une journée) est situé comme suit :
Le disque coloré en noir indique la famille de compétences travaillée en priorité (4. Impliquer les élèves dans leur apprentissage et leur travail). Le disque coloré en gris foncé indique une priorité moyenne (1. Organiser et animer des situations dapprentissage), les disques colorés en gris clair une priorité faible (2. Gérer la progression des apprentissages, 3. Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation et 9. Affronter les devoirs et les dilemmes éthiques de la profession.). Les disques non colorés correspondent aux familles de compétences non concernées. Chaque cours définit ainsi son profil de compétences.
Un tableau global à double entrée met en relation les thématiques des cours (en ligne) et les familles de compétences (en colonne), si bien quon peut entrer par les unes ou par les autres dans la recherche dune formation continue.
Une partie des offres de formation ont été codifiées de cette façon sans avoir pu être conçues et développées à partir du référentiel, puisquil na été stabilisé quà la fin de lannée scolaire 1995-96. Il serait aventureux de prétendre que le référentiel a été lu, compris et accepté de la même manière par tous. Pour les uns, il recoupe des catégories familières, alors que dautres sont plus à laise dans une logique de contenus, les compétences restant " en creux ". Dans le champ des didactiques, les offres sont en général plus ciblées sur des disciplines et des types dactivités à proposer aux élèves que sur des compétences des enseignants. On peut donc estimer que, comme tout référentiel, loutil peut ;
La balle est dans le camp des formateurs, des services, de la direction, aussi bien que des enseignants : ces domaines de compétences demandent à être habités, ils ne sont encore que des cadres vides, dans lesquels il importerait que les acteurs investissent des représentations plus précises, au prix dun travail et de débats.
Bien entendu, chaque mot, chaque idée peut susciter une controverse acharnée sur la pédagogie, les théories de lapprentissage, les finalités de lécole ou le métier denseignant. Ce débat importe plus quun consensus sur le détail, qui serait plutôt inquiétant ! À travers la discussion sur les contenus se profile une façon nouvelle de penser la formation, au total plus féconde que la signification exacte quon donne à chaque formulation. Une idée telle que " Concevoir et faire évoluer des dispositifs de différenciation " ne peut quamener une interrogation ouverte sur les pédagogies différenciées. Lapproche par compétences est un enjeu plus important que le référentiel, qui nest quun langage commun, destiné à mettre un peu dordre dans la complexité.
Si le référentiel est, dans un premier temps, une façon de structurer les offres, il reste quà moyen terme, la formation continue est fortement infléchie par ses utilisateurs. Si les enseignants ne sapproprient pas le référentiel pour penser leurs propres compétences, donc leurs besoins de formation, il restera lettre morte. On se heurte ici à un premier écueil : la notion de compétence relève du sens commun, mais cette familiarité est à la fois un avantage et un handicap. Un avantage parce que nul ne niera quil faille des compétences pour enseigner efficacement, un handicap parce que, lorsquon enfonce une porte ouverte, il semble superflu de commenter explicitement " ce que tout le monde sait et sait faire ". Comme beaucoup dinnovations, cette conception affinée de la formation continue doit naviguer entre plusieurs écueils :
Ces réactions sont parfaitement compréhensibles, compte tenu du niveau dabstraction de tout référentiel. Admettons quon propose à des médecins cherchant une formation continue un domaine de compétences énoncé comme suit " Poser et vérifier un diagnostic ". Il leur serait facile dironiser sur cette formulation, de dire " Et moi qui croyait que cela faisait partie de la formation initiale de base ! " ou " Quel scoop, les médecins doivent poser un diagnostic ! Première nouvelle ! " Pourtant, souvenez-vous : quand vous êtes vraiment malade et que les symptômes ne sont pas immédiatement lisibles, une angoisse vous saisit : et si mon médecin narrivait pas à comprendre ce que jai et à me soigner à temps ? Poser un diagnostic est une compétence de base de la profession médicale, elle est donc toujours " déjà là ". Et pourtant, elle nest jamais achevée et doit se renouveler constamment, en fonction des avancées de la recherche, des technologies, mais aussi des pathologies.
Tous les enseignants sont appelés à " Organiser et animer des situations dapprentissage ". Sils nont aucune compétence dans ce domaine, on peut se demander pourquoi ils ont choisi ce métier et comment ils ont obtenu le droit denseigner. Et pourtant, qui pourrait se vanter davoir acquis une totale maîtrise dans ce domaine ? Et surtout, qui pourrait ignorer que la conception même de lenseignement, des situations dapprentissage, du rôle du maître, ont profondément évolué depuis une vingtaine dannées, sous limpulsion de la recherche en didactique des disciplines et de lexpérience des écoles actives, de léducation nouvelle, du mouvement Freinet, des pédagogies du projet, etc. Aujourdhui, il apparaît clair quenseigner ne consiste plus à donner de bonnes leçons, mais à faire apprendre, en plaçant les élèves dans des situations qui les mobilisent, les stimulent dans leur zone proximale de développement, leur permettent de donner du sens au travail et au savoir. Qui pourrait prétendre, aujourdhui, maîtriser conceptuellement et plus encore pratiquement lart dorganiser et animer des situations dapprentissage ? Compétence élémentaire à son plus bas niveau, inaccessible étoile à son niveau le plus achevé, cette compétence est un chantier qui nest pas près dêtre fermé.
Pour sen rendre compte, limportant serait non de juger le référentiel comme tel, mais dy entrer et de confronter les représentations des uns et des autres, de faire le bilan des acquis, didentifier les problèmes ouverts et les prochaines étapes. Cela représente un travail en lui-même formateur. Il faut donc souhaiter que le débat sengage, que ce référentiel soit progressivement habité et donc développé, nuancé, voire notablement remanié au fil des années. Ce travail peut prendre place dans divers cadres. Il importerait quil ait lieu dans les sessions et cours de formation eux-mêmes, quon considère lidentification des compétences visées comme partie intégrante de la formation, sans limiter lusage du référentiel à la description des cours. Ainsi, dans lexemple pris plus haut, il serait formateur dexpliciter en quoi le contenu et la démarche proposés touchent aux compétences mentionnées.
Le référentiel simpose aux formateurs et il propose aux enseignants une clé de lecture des offres. En quoi les inspecteurs sont-ils concernés ?
Ils peuvent et sont évidemment invités à se servir du référentiel comme dun langage qui progressivement deviendra commun dans le dialogue avec les enseignants et les équipes. Le groupe qui accompagne les écoles en innovation dans le cadre de la rénovation genevoise de lenseignement primaire (groupe de recherche et dinnovation, GRI) peut évidemment faire de même.
Sans doute les inspecteurs peuvent-ils inciter les enseignants à dresser leur propre bilan de compétences et à faire des choix de formation continue dans cette perspective.
Peut-on aller encore plus loin ? On entre là dans une zone à hauts risques, qui est celle du contrôle, donc de la fonction de linspection aujourdhui. Entre une impossible obligation de résultats - faire réussir chacun, dans nimporte quelle condition - et une stérile obligation de moyens - utiliser toutes les fiches du classeur de mathématique -, les systèmes éducatifs sont à la recherche dun " contrôle intelligent " des pratiques enseignantes.
Contrôle intelligent, quest-ce à dire ? Le terrain est miné parce quon se trouve très vite dans le débat sur lévaluation des enseignants et le salaire au mérite. Je tenterai dans un prochain article de construire une problématique plus large, en abordant trois questions complémentaires :
1. Sur quoi faire porter un contrôle intelligent ? Jexplorerai à ce propos lhypothèse dune obligation de compétences.
2. De qui est-ce laffaire ? de chaque professionnel, engagé dans une autoévaluation ? de linspection ? des collègues ? de superviseurs sans statut hiérarchique ?
3. De quels moyens de régulation dispose-t-on dans une administration publique ?
On sen doute, le problème est trop complexe pour être résolu sur le papier. Mais peut-être lapproche par compétences donne-t-elle une chance de concilier la logique de la professionnalisation, qui insiste sur la responsabilité et lautonomie, et la logique du service public.
Dix domaines de compétences reconnues comme
prioritaires dans la formation continue
des enseignantes et des enseignants primaires *
Les dix grands domaines de compétences qui suivent ne prétendent pas faire le tour du métier denseignant. Sans pour autant être exhaustif, le tableau répertorie les domaines sur lesquels un accent particulier est mis par le nouveau cahier des charges des enseignants, la rénovation de lécole primaire, la nouvelle formation initiale. À partir de ces domaines de compétences, des propositions de cours et de séminaires vous sont offertes, précisant les contenus disciplinaires et/ou transversaux.
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