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Faculté de psychologie et des
sciences de léducation
Université de Genève
1997
Le transfert comme réinvestissement des acquisTransfert des apprentissage ou apprentissage du transfert ?
Reconstruire et négocier les objectifs et les contenus
Construire et diversifier les tâches et les situations de sorte à " exercer " le transfert
Adopter et induire chez les apprenants un rapport constructiviste et non déférent aux savoirs
Faire place à l'histoire et au projet personnel de l'élève
Travailler sur le sens des objectifs, des savoirs, des activités
Engager les élèves dans des démarches de projet
Peut-on identifier des pratiques pédagogiques favorisant le transfert des connaissances ? La question met en partie la charrue devant les bufs, puisque :
En bonne logique, aussi longtemps que ces questions de fond ne sont pas tranchées, il peut sembler prématuré de chercher à identifier des pratiques pédagogiques favorables au transfert. Toutefois, les urgences de laction - et notamment de la formation des enseignants - interdisent dattendre que tous les concepts soient construits et toutes les hypothèses validées. La question du transfert est au cur des problèmes de conceptualisation de lapprentissage, des connaissances, des compétences : comment pourrait-on imaginer un consensus et une totale clarté pour demain ? Le développement des sciences cognitives et des neurosciences suggère au contraire que nous sommes tous, pour longtemps encore, engagés dans un processus de théorisation qui connaîtra encore maints rebondissements et quelques ruptures de paradigme.
Faute dattendre que tout soit clair, pourquoi, plutôt que de se fonder sur la tradition, lidéologie ou des intuitions encore moins fiables, ne pas tenter davancer en présentant chaque option pour ce quelle est : un choix raisonné fondé sur des hypothèses ou des certitudes provisoires ?
Je préciserai dans un premier temps ce que jentends ici par " transfert ", détour indispensable pour sinterroger sur déventuelles mécanismes favorisant le transfert des acquis. Je passerai alors en revue quelques pratiques pédagogiques " transférogènes ", pour risquer un néologisme barbare.
Le transfert est en général défini comme la capacité dun sujet de réinvestir ses acquis cognitifs - au sens large - dans de nouvelles situations. Quest-ce au juste quune situation nouvelle ? Ne le sont-elles pas toutes, puisquon ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ? Sans un minimum de transfert, tout apprentissage serait donc totalement inutile, puisquil ne répondrait quà une situation passée et non reproductible dans sa singularité.
On pourrait distinguer un transfert banal et quasi automatique, qui relève des mécanismes élémentaires de lassimilation/accommodation piagétienne, donc de variations mineures, dun transfert problématique, qui exige un effort, un travail cognitif, parce quil mobilise des acquis construits dans des situations nettement différentes de celles quon affronte hic et nunc, non seulement parce quelles appartiennent à un autre temps ou à un autre lieu, à un autre contexte, mais parce que lanalogie nest ni totale, ni immédiatement perceptible. Ajoutons immédiatement quune analogie évidente pour les uns peut être inexistante ou invisible pour les autres, compte tenu de leur degré dexpertise. Lexpert se distingue en effet par sa capacité de relier des situations que le novice juge sans commune mesure.
La " question du transfert " renvoie donc à une problématique complexe : comment le sujet parvient-il à penser à la fois les différences et les similitudes entre situations ? Mendelsohn (1996) donne lexemple de lapprentissage dun clavier de machine à écrire ou dordinateur : toute personne qui maîtrise un clavier de type AZERTY sadaptera rapidement à des claviers de même structure, alors que les touches nont, dune machine à lautre, ni la même consistance, ni la même forme, ni la même sensibilité, ni le même graphisme. Lusager fait abstraction de ces différences. Limportant pour lui est quelles respectent une configuration familière. Le même sujet aura plus de mal à sadapter à un clavier QWERTY ou à tout autre clavier en usage dans un autre pays, quand bien même ses autres aspects physiques seraient identiques. On voit ici quil faut distinguer analogies superficielles et parentés de structures, mais que cette distinction na de sens que si elle est faite, consciemment ou non, par le sujet. Au premier abord, deux claviers paraissent dautant plus semblables quils ont le même design. Cette analogie de surface peut cacher une différence de structure, qui ne surgit que lorsquon veut dactylographier quelques lignes. Il faut donc non seulement adopter le point de vue du sujet, mais du sujet en action, mû par une intention qui induit un rapport pragmatique au monde et la situation. Comme le montrent Vermersch (1994) et Vergnaud (1990, 1996), après Piaget, la connaissance a partie liée avec laction, notre représentation du monde dépend de nos intentions.
La question du transfert pourrait dévaloriser indûment des apprentissages fortement situés et dont le potentiel de généralisation. La valeur dusage dun acquis ne dépend pas nécessairement de son potentiel de réinvestissement dans des situations très différentes. La difficulté de passer dune structure de clavier à une autre nest un handicap que pour qui change de pays. La sociologie et lanthropologie montrent quune partie des apprentissages humains, dans diverses sociétés, sont pertinents même lorsque leur validité reste étroitement confinée à des situations très proches des situations dapprentissage, tout simplement parce que les individus continuent à affronter de telles situations, dans des conditions dexistence qui changent peu. Chacun apprend en priorité ce qui lui est utile là où il vit et continuera vraisemblablement à vivre, il se lincorpore comme une seconde nature, ce que Bourdieu (1972, 1980) a nommé un habitus.
De fait, la problématique du transfert des acquis vers des situations très différentes est dans une large mesure indissociable de lémergence de la forme scolaire déducation (Berthelot, 1983 ; Vincent, 1994) et du marché du travail. En effet, contrairement à léducation traditionnelle, qui prépare à vivre là où lon a été éduqué, la prétention de toute scolarisation est de préparer les élèves à réinvestir leurs acquis dans des contextes variés, hors de lécole, dans des situations de la vie quotidienne, professionnelle, politique, familiale, personnelle. Plus globalement, limportance accordée au transfert de connaissances est lié à la mobilité des personnes et au rythme de transformation des sociétés. Cest pourquoi elle est une préoccupation majeure aujourdhui, alors que léducation traditionnelle sen soucie moins.
Ne schématisons pas : même aujourdhui, les formes traditionnelles dapprentissage nont nullement disparu : tout acquis na pas besoin dêtre transférable à des situations bien différentes. En famille, on apprend largement à vivre en famille. De même, en entrant à lécole, lenfant devient lindigène dune société particulière, dans laquelle une partie de ses acquis importent indépendamment de tout transfert, car ils sont valorisés ou utilisés immédiatement, dans le cadre de la classe et de lannée scolaire. Le phénomène se répète pour chaque classe, pour chaque discipline, pour chaque établissement : une partie des apprentissages scolaires permettent simplement aux enfants, puis aux adolescents, de sintégrer à lunivers scolaire et daccomplir ce que jai appelé leur métier délève (Perrenoud, 1996 a).
Lorsquon rompt ce circuit fermé, la problématique du transfert des acquis se développe dabord à lintérieur du système scolaire, dans la mesure où il y a division du travail denseignement, tout au long du cursus. Chaque professeur est en situation de juger le travail de ceux qui lont précédé à travers les acquis des élèves quil accueille année après année. Il espère quune partie de ces acquis seront réinvestis dans sa classe, à titre de prérequis, doutils, de méthodes ou de fondements. Cette attente est souvent déçue, sans que nul ne soit vraiment étonné : les professeurs ont fait leur deuil de pouvoir construire sur des acquis aussi homogènes et solides que ceux quon leur promet (Perrenoud, 1995 a). Le réinvestissement des acquis antérieurs dans de nouveaux apprentissages scolaires est néanmoins un enjeu permanent dans les systèmes scolaires, notamment à larticulation des cycles détudes, là où changent fortement le métier délève, le rapport au savoir, le découpage disciplinaire, les objectifs, le rythme de travail, les modalités dévaluation, etc.
Ces débats internes ne devraient pas faire oublier quon ne va pas à lécole exclusivement pour apprendre à exercer le métier délève, ni même pour se préparer à assimiler le programme des degrés suivants. La scolarité na, en fin de compte, de sens que si lessentiel de ce quon y apprend peut être investi ailleurs, en parallèle ou plus tard dans la vie, au travail ou en dehors. Or, chacun le sait, ce réinvestissement ne va pas de soi, au point quon se demande, pour une fraction au moins de chaque génération délèves, pourquoi ils ont passé daussi longues années à lécole pour y apprendre tant de choses dont ils ne se serviront jamais, alors que des connaissances élémentaires leur font défaut. On peut songer par exemple à lapprentissage des langues étrangères aussi bien quau faible apport de lenseignement scientifique à la préservation de la santé ou de lenvironnement.
Le problème du transfert se pose surtout pour les individus qui ont réussi leur scolarité : ils ont des connaissances, quils ont manifestées durant les épreuves et examens scolaires, mais tout se passe comme si ces acquis perdaient une part de leur validité hors de lenceinte de lécole. Pourquoi, lorsquils se retrouvent " au pied du mur ", une fraction des élèves ayant réussi à lécole ne parviennent-ils pas à réinvestir ce que pourtant, dune certaine façon, ils " savent " ? Sans doute parce le transfert nétait pas au programme !
Pour les autres, ceux qui nont pas même construits assez dacquis solides pour que la question de leur transfert se pose, le bilan est encore plus critique. On verra quon ne peut totalement dissocier les deux problèmes et que les pratiques pédagogiques favorables au transfert des acquis sont aussi celles que commande la lutte contre léchec scolaire par une pédagogie active et différenciée (Meirieu, 1990 ; Perrenoud, 1996 f et g).
Définissant le transfert de connaissances comme le mécanisme qui permet à un sujet dutiliser dans un nouveau contexte des connaissances acquises antérieurement, Mendelsohn souligne quil " nest en tout cas pas un processus spontané " (1996, p. 15). Or, ni lécole, ni même les formations professionnelles (Tardif, 1996 ; Perrenoud, 1994 a et b ; 1996 c) ne tirent jamais toutes les conséquences de cette évidence, peut-être faute de reconnaître que le transfert ne sopère que si lindividu y a été préparé.
Selon Tardif et Meirieu (1996), la capacité de transfert nest jamais donnée au départ : les apprentissages sancrent dans un contexte qui, sil est contingent pour lenseignant, est mentalement inséparable de la connaissance aux yeux de lapprenant, du moins dans un premier temps (" situated learning "). La connaissance décontextualisée, donc prête à lemploi pour des contextes divers, nest pas un état natif, mais le produit dun processus dabstraction progressif, qui nest nullement spontané, mais suppose au contraire de multiples recontextualisations et décontextualisations. Une connaissance ne se détache des situations où elle a pris naissance - pour un sujet donné - que par un travail qui nest en réalité jamais achevé, qui se poursuit au gré de lexpérience. Ce qui amène une première observation : la façon dont les connaissances sont énoncées par la communauté scientifique de référence, avec un maximum de décontextualisation et de formalisation apparentes, nest jamais quune épure de ce que les gens ont vraiment dans la tête, chercheurs et professeurs compris. Tardif et Meirieu rappellent également quune connaissance se détache dautant mieux de son contexte dacquisition quelle sintègre à un ensemble. Comme sil fallait, en quelque sorte, troquer une dépendance à légard dun contexte daction contre une intégration à un réseau organisé de connaissances.
Le transfert, loin dêtre une simple transposition automatique, passe par un travail mental qui suppose, chez le sujet confronté à une situation nouvelle :
Il ne suffit pas de disposer de tous les ingrédients pour réussir une recette, ni de suivre à la lettre une procédure pour agir efficacement, sauf pour des actions assez simples. Dans des actions complexes, la capacité dintégrer, dassembler des ressources diverses est décisive.
Est-ce à dire quon pourrait enseigner le transfert à la manière dune compétence supplémentaire, indépendante des savoirs et des situations en jeu ? Dit de façon aussi radicale, cela semble absurde. Mais pourquoi ne pas imaginer quon puisse entraîner et exercer le transfert ? Les travaux de didacticiens sur la contextualisation et la décontextualisation des savoirs vont dans ce sens, de même que les propositions de Meirieu (1990) sur limportance, dans la construction des connaissances, détayer les apprentissages, puis de désétayer. Le transfert ne va pas de soi parce quil mobilise des schèmes dinférence, de généralisation, de résolution de problèmes, de raisonnement par analogie, schèmes qui constituent eux-mêmes des acquis et sont très inégalement construits selon les sujets. On nacquiert pas une " compétence universelle de transfert ", mais on développe, au gré de lexpérience et de la réflexion sur lexpérience, des outils, des schèmes ou des postures mentales qui peuvent le faciliter :
Les associations entre contextes ou entre domaines, qui sont à la base du transfert des connaissances, font partie intégrante des connaissances à transmettre. Si lenseignant ne les contrôle pas, le contexte implicite de lécole et de ses us et coutumes sen charge pour lui implicitement. Ces associations ne doivent pas être non plus considérées comme des sous-produits qui émergeraient spontanément de notre enseignement par la simple vertu dune hypothétique compétence à généraliser tout ce que lon nous enseigne (Mendelsohn, 1996, p. 18).
Tout cela ne va pas sans une forme de prise de conscience du problème, tant chez lenseignant que chez lenseigné, voire sans exercices de métacognition permettant de thématiser ce qui se joue lorsquon affronte une situation nouvelle en tentant de réinvestir des acquis. Il y a donc des raisons de penser que la probabilité du transfert est en partie sous le contrôle du curriculum et de laction pédagogique. Ce peut être à linsu des professeurs, mais il est sûr que lenseignement favorisera dautant mieux le transfert quil est pensé et organisé dans ce sens. Il importe donc didentifier des pratiques pédagogiques, qui, non contentes de garantir des acquis, favorisent leur réinvestissement au delà de la situation dapprentissage initiale.
Peut-être est-ce simplement une façon de redéfinir à la hausse le niveau de formation visé : plus est forte la maîtrise dun champ conceptuel et dun domaine de connaissances, plus elle facilite le transfert, en garantissant la compréhension des structures profondes de la réalité et de laction, ce qui accroît la capacité de transposer des méthodes ou des solutions dune situation à une autre. Travailler le transfert ne consiste donc pas nécessairement à multiplier les exercices dapplication dans des contextes variés. Cela peut aussi bien passer par un approfondissement théorique. La compétence dun expert se fonde toujours, à la fois, sur la richesse de son expérience et sa maîtrise de la théorie. Ensemble, elles lui permettent :
1. Didentifier des isomorphismes là où quelquun de moins formé ne voit aucune parenté des situations.
2. De puiser dans une mémoire qui contient un large éventail de cas partiellement semblables aussi bien quun ensemble de concepts et de fragments de théories qui sont autant de clés pour rendre le réel intelligible.
3. De construire une solution originale à partir de ces ressources.
Dans la pratique de laccordeur de piano, du réparateur dappareils électroniques, de lavocat ou du médecin ayant atteint une forme avancée dexpertise, est-il encore pertinent de parler de transfert ? Peut-être la notion na-t-elle de sens que par rapport à la relative pauvreté de lexpérience de lélève ou du débutant. Lorsquon a affronté trois situations de même type, la quatrième nest pas immédiatement reconnue comme analogue et le transfert na rien dautomatique. Lorsquon a traité mille ou dix mille situations analogues, le transfert est si immédiat quil disparaît comme moment spécifique de laction et comme problème. Peut-être la préparation au transfert nest-elle, en ce sens, quun " substitut ", à la fois, de lexpérience et dune maîtrise théorique complète, une préoccupation qui vaut surtout pour des débutants, qui doivent maîtriser beaucoup de connaissances et de compétences en peu de temps, et ne deviendront experts dans certaines dentre elles que bien plus tard. Mais nest-ce pas justement ce qui caractérise lécole et les formations initiales ?
Je ne me réfère ici ni à une discipline, ni à un niveau denseignement particuliers. Sans doute, le problème devrait-il être repris par la didactique de chaque discipline à propos de savoirs plus délimités. Je men tiendrai dans ce cadre à des mécanismes assez généraux. Lensemble des propositions qui suivent me paraissent transposables à la formation des adultes, qui dispose par ailleurs dautres atouts, par exemple lanalyse de pratiques.
Je diviserai les pratiques " transférogènes " en six catégories complémentaires, dont on verra quelles retrouvent de vieilles utopies pédagogiques et didactiques, autant de façons de lutter contre les " vieux démons " de lécole (Perrenoud, 1996, e) :
1. Reconstruire et négocier les objectifs, les contenus et lévaluation pour naviguer au plus près entre critères formels de certification et compétences utilisables.
2. Construire et diversifier les tâches et les situations de sorte à préparer, modéliser, exercer le transfert.
3. Adopter et induire chez les apprenants un rapport constructiviste, contextuel, épistémologique, pragmatique, non magique, non déférent aux savoirs.
4. Faire place à lhistoire et au projet personnel de lélève (histoire et projets de formation, mais aussi histoire et projets de vie) dans le travail en classe.
5. Travailler sur le sens des objectifs, des savoirs, des activités, le négocier, prendre le temps de métacommuniquer autour du travail scolaire, de ses buts, du métier délève.
6. Engager le groupe-classe ou des sous-groupes, voire plusieurs classes ou létablissement dans des démarches de projet qui constituent explicitement les savoirs et les compétences en ressources pour atteindre un but concret et proche.
Reprenons ces points un à un.
Idéalement, toute certification finale dune formation devrait garantir le transfert et donc porter sur des situations nouvelles, dont lélève nest pas familier. À quoi bon une formation si lon ne sait sen servir que pour en faire étalage aux examens ? Ceux qui engagent des diplômés pensent quils ont une formation, mais ils savent cependant quil faudra leur laisser le temps non seulement de sadapter à des conditions de travail spécifiques, ce qui est normal, mais de construire les liens et de faire les expériences qui permettront un transfert de leurs acquis.
Pourquoi la certification finale nexige-t-elle pas une capacité attestée de transfert ? Parce quelle ne saurait évaluer de tout autres acquis que ceux que valorise le contrôle continu en cours de scolarité. En changeant de critères au milieu du gué, on risquerait de fabriquer de tout autres hiérarchies et de créer des écarts inexplicables et inacceptables entre la valeur scolaire ordinaire dun élève et sa valeur à lexamen final. Ce qui déplace la question : pourquoi lécole névalue-t-elle pas constamment et continûment les capacités de transfert ? Parce quelle devrait alors les développer. Doù une nouvelle question : quest-ce qui en empêche lécole dintégrer la préparation du transfert à son projet ? On peut avancer plusieurs hypothèses :
a. Cela exigerait un allégement spectaculaire des programmes (Perret et Perrenoud, 1990) et leur reconstruction en termes de champs et de noyaux conceptuels, autour de matrices disciplinaires ou de compétences clés (Develay, 1992). Lécole ne peut enseigner tant de choses aussi rapidement que parce quelle ne sattend pas à ce que tous les élèves atteignent la maîtrise et parce quelle se garde plus encore de travailler le transfert.
b. Laccent mis sur le transfert des connaissances rendrait encore plus visible lécart entre le projet dinstruire et sa réalisation. Il est plus prudent dévaluer les acquis des élèves dans des situations très proches des situations dexercice, cest-à-dire avec le minimum de transfert. Lexcellence scolaire est dabord une monnaie interne (Perrenoud, 1995 a), même si lécole sait moduler lécart entre situations dapprentissage et situations dévaluation en fonction de la sélection à opérer, voire du message à adresser aux élèves (Chevallard, 1986).
c. Cela menacerait léquité apparente de lévaluation formelle, parce quil est difficile de standardiser des situations de transfert, sous peine den faire assez vite des routines repérées par les élèves et " bachotées " comme le reste.
d. Cela demanderait du temps, de lénergie, de limagination, du renouvellement, toutes choses qui dépendent fortement du rapport des enseignants à leur métier.
e. Cela supposerait quon ait une idée claire de ce quest le transfert de connaissances, et de la façon de lobserver, donc une qualification didactique et psychopédagogique au-dessus de la moyenne.
On voit que la transformation des pratiques dévaluation est inséparable dune reconstruction des objectifs, des contenus et des démarches de lenseignement. On ne peut se contenter de prendre le programme, de lélaguer un peu et dajouter à ce qui reste un " supplément de transfert ", sans autres aménagements.
Le pire serait que lon prépare, sur chaque point du programme, une série de " situations de transfert " qui succéderaient aux situations de sensibilisation ou de consolidation. Aucun enseignement ne sen tient à une situation stéréotypée, il y toujours une part de variation. Travailler le transfert ne consiste pas à élargir indéfiniment la gamme, en familiarisant avec des situations nombreuses et diverses, mais dont chacune serait maîtrisée à force dexercices scolaires. Il ny a véritablement transfert que lorsquon sen tire convenablement dans une situation inconnue, qui constitue " une première ", du moins pour lapprenant, une surprise, un problème inédit. Exercer le transfert est en ce sens une expression paradoxale, dans la mesure où la notion dexercice évoque la répétition, la ressemblance. La seule vraie similitude, dans des situations de transfert, cest que, pour le sujet, cest toujours " la première fois ". La nouveauté nappelle un travail de transfert que si les " programmes de traitement " et les schèmes du sujet ne peuvent fonctionner immédiatement. Sexercer au transfert, cest shabituer à la nouveauté, faire le deuil du côté sécurisant des exercices traditionnels, avec leurs variations mineures, pour leur substituer des situations-problèmes, face auxquelles chacun est au départ démuni, parce que le problème est encore à identifier et à construire et parce que, même alors, les solutions ne simposent pas à loeil nu.
" On ne la jamais fait ", protestent rituellement les élèves mis en échec par une tâche inédite. Ils se réclament alors dun contrat didactique traditionnel largement implicite, selon lequel le maître " na pas le droit de leur faire ça ", parce que " ce nest pas de jeu ", mais surtout parce que cela réduit à néant, à leurs yeux, le sens de leurs efforts et leurs espoirs dexcellence. Le transfert est vécu comme une régression : je croyais savoir et je constate que, mis devant une situation inhabituelle, " il ne me reste plus rien ". Les élèves sont alors comme ces petits épargnants qui découvrent que leurs obligations ne valent plus rien.
Préparer les formés au transfert, cest donc négocier un nouveau contrat didactique avec les élèves, les inviter à admettre quaffronter linconnu, lincertitude, le désarroi fait partie du métier délève, du métier de tous et pas seulement de ceux qui souffrent dêtre toujours dépassés par ce quon leur demande. Ce nest concevable quà la condition dexpliquer aux élèves ce quest le transfert et pourquoi il exige quon saventure hors des sentiers battus.
Apprend-on pour autant le transfert ? On apprend plutôt trois choses qui en paraissent solidaires :
a. On apprend à maîtriser ses angoisses, son premier sentiment de découragement, à travers des expériences qui démontrent quon en sait plus quon ne croyait, mais quil faut un temps et un travail de mise en relation des savoirs et de la situation.
b. On acquiert " sur le tas ", mais aussi par un enseignement explicite, dordre métacognitif, des stratégies générales de résolution de problèmes, et notamment du problème suivant : que faire quand je ne sais que faire ? comment mobiliser mes ressources pour venir à bout du problème alors même quaucune solution toute faite ne me vient à lesprit ?
c. On élargit ses connaissances, ses compétences, ses schèmes, par ces mécanismes que Piaget appelle différenciation, coordination et généralisation, si bien que se stabilisent des " ressources cognitives " de plus haut niveau.
Pour le professeur, cela représente une nouvelle forme de transposition didactique. Pour proposer des situations appelant le transfert, il doit pouvoir puiser des " idées de situations " dans une réserve constituée par lui ou par dautres. Il importe quil sache aussi en créer, voire en bricoler ou improviser à partir des occasions qui se présentent et des propositions des élèves (Perrenoud, 1994). Cela suppose une forme douverture sur la vie, lévénement, linsolite, linattendu qui nest développée, en général, ni par les études universitaires, ni par la formation des enseignants. Le rapport au savoir du maître est aussi déterminant que son inventivité didactique. On peut imaginer des enseignants intellectuellement capables de créer à jets continus de magnifiques situations denseignement-apprentissage, mais incapables de sortir du cadre scolaire, par esprit de sérieux, manque de curiosité ou souci de bien faire, et qui ramènent sans cesse les élèves au programme. Transférer, cest sortir du cadre et prendre des risques (Charlot et Stech, 1996) !
Un rapport déférent au savoir fait obstacle au transfert, parce quil pousse à interpréter son impuissance face à une situation nouvelle comme un défaut de savoir. Or, le transfert ne sopère que si, devant la difficulté, on ne renonce pas immédiatement en se disant " Je ne sais pas, inutile de mobstiner, mieux vaut que je retourne apprendre dans mon livre ". Le transfert passe par un apprentissage dans la situation, une " réflexion dans laction ", un travail délargissement, de recombinaison, de généralisation, dextrapolation, de mise en relation ou dinvention à partir de ce que lindividu sait déjà. Pour sy engager, il faut sen croire capable, ce qui suppose, au-delà de la confiance en soi, une forme dépistémologie, de représentation " réaliste " du savoir et de la façon dont il se construit. On prépare au transfert en démythifiant le savoir, en le présentant :
Comme le rappellent Dubet et Martucelli à propos du projet de lécole, le sujet quelle prétend former " doit se gouverner lui-même selon lidéal de la modernité issu de la Réforme et des Lumières ; il ne peut conquérir son autonomie quen faisant sienne la loi commune, quen lacceptant librement, en cessant de la vivre comme une contrainte extérieure. Cette éducation est le prix de la formation dun individu moderne véritable " (1996, p. 29). En principe, lécole nest donc pas faite pour produire un rapport déférent au savoir et aux règles, puisque la raison y pourvoira. De fait, lexcellence scolaire reste assez souvent définie par un conformisme intellectuel.
Pour transférer, il faut relier savoir et expérience. Lécole le fait dans son discours, souvent pour la forme et en référence à un avenir abstrait : " Quand tu seras plus grand, tu comprendras à quel point tout ce que tu apprends est indispensable ". Ce rapport indirect et désincarné ne suffit pas à favoriser le transfert, fût-ce par anticipation.
Pour exercer le transfert, lidéal serait de reconstituer, durant la scolarité, des situations proches de celles du monde du travail, de la vie hors de lécole, que ce soit celle des enfants, des adolescents ou des adultes quils deviendront. De telles situations ne sont pas plus " réelles " que les situations scolaires classiques, mais elles ne sont pas créées et contrôlées par lécole, ce qui fait toute la différence. La vie appartient à tout le monde et surtout, elle ne ménage pas les individus, ne leur propose pas des situations " sur mesure " en milieu protégé, dans le cadre dun contrat didactique qui doserait la difficulté. Dans la vie, une fois sortis de lécole, les individus, prennent la complexité du réel " en pleine figure ", ce sont des funambules sans filet
Comment aller dans ce sens durant la scolarité ? Certainement en favorisant les stages, les échanges, linvitation de gens étrangers au monde scolaire, les enquêtes sur le terrain et toutes sortes de projets qui mettent en contact soit avec lextérieur, soit, simplement, avec des contraintes proches de celles quon rencontre dans la vie, notamment dans le monde associatif, le monde du travail, le monde politique. Jy reviendrai à propos des pédagogies du projet. On peut dores et déjà souligner que ces démarches ont des limites, sauf dans les formations en alternance, qui sont en général des formations professionnelles ou des formations dadultes. Durant la scolarité obligatoire, la réalité du métier délève aussi bien que du métier denseignant est de sexercer dans un monde clos, à lécart des autres pratiques sociales. On peut le déplorer, mais cest toute la forme scolaire qui est alors en question, et non une simple conception de lenseignement.
On peut se dire quune façon de relier lapprentissage à lexpérience, et donc de préparer le transfert, sans sortir des murs de lécole, sauf par la pensée, cest de faire confiance à la capacité de représentation et dimagination des êtres humains. Encore faut-il créer des espaces et des temps, des règles du jeu qui autorisent les élèves à évoquer ce que signifie pour eux, dans leur propre itinéraire et dans ce quils perçoivent de celui de leurs proches, les apprentissages quon leur propose à lécole. Tous les élèves ne trouveront pas, dans leur histoire et leur projet personnels, des clés pour imaginer des situations où ils pourraient mobiliser ce quils apprennent aujourdhui. Ils peuvent cependant, du moins en partie, entrer dans lhistoire et les projets des autres élèves ou de lenseignant. Ce dernier ne devrait pas sinterdire, bien au contraire, de relier les savoirs travaillés en classe à ses propres pratiques dadulte. La plupart des professeurs élèvent au contraire un écran opaque entre leur enseignement et leur vie, ou nen laissent entrevoir que des fragments, presque par inadvertance, alors que ce sont leurs passions et leurs investissements personnels - sils en ont - qui donnent à la culture quils enseignent son sens et sa crédibilité. Mécanismes de protection de la vie privée et volonté de neutralité idéologique privent hélas trop souvent le savoir de ce qui le rend vivant. On rejoint là le problème plus global du sens du travail et des apprentissages scolaires.
Pour apprendre, il nest jamais superflu de comprendre le sens de ce quon apprend. Pour cela, il ne suffit pas que le savoir soit intelligible, assimilable. Il faut quil soit relié à dautres activités humaines, que lon comprenne pourquoi il a été développé, transmis, pourquoi il est bon de se lapproprier. Le sens nest pas nécessairement utilitariste, il peut relever de lesthétique, de léthique, du désir philosophique de comprendre le monde ou de partager une culture (Boudinet, 1996 ; Charlot, Bautier, et Rochex, 1992 ; Charlot et Stech, 1996 ; Perrenoud, 1996 a ; Rochex, 1995).
Quiconque peut jusquà un certain point apprendre dans le non sens : il suffit dy mettre suffisamment de bonne volonté ou de pression, mais le transfert est alors improbable. Dabord parce que des connaissances privées de sens vont rapidement disparaître de la mémoire, une fois lexamen passé. Mais surtout parce que, même si elles subsistent, elles ne sont accompagnées daucune des représentations qui rendent leur usage imaginable et pertinent hors de leur contexte dacquisition. On aurait tort de croire que le transfert est une activité solitaire, il est fortement favorisé ou inhibé par la culture, et notamment par les représentations sociales qui situent une connaissance dans un univers de sens et de pratiques.
Cet travail délargissement peut paraître superflu pour qui vise des effets à court terme, mais il est vital si lon veut que les connaissances sinstallent et sintègrent au regard global quun sujet porte sur le monde. Avant dêtre une opération, le transfert est une intuition, une hypothèse, une possibilité, une intention (Rey, 1996) qui ne tiennent pas seulement à limagination et à laudace personnelle de la personne, mais sont nourries de sa culture et des suggestions implicites ou explicites quelle contient à propos de lusage des savoirs dans laction.
Dune démarche de projet, on attend souvent quelle soit le moteur dune activité, voire dun apprentissage parce que, comme lexpression lindique, le sujet est mobilisé par un but à réaliser et consent donc des efforts, sinon pour apprendre, du moins pour réussir. Tout lart est évidemment dengager les élèves dans des projets où la réussite dépend dun apprentissage. Lengagement dans un projet de moyenne ou longue portée offre aussi un cadre intégrateur à des activités plus limitées qui, prises isolément, sont reçues comme des exercices sans grand intérêt, ou même privé de tout sens.
Au-delà de ces vertus " psychodynamiques ", le projet est favorable au transfert parce quil confronte à des situations plus imprévisibles et complexes que les exercices scolaires. Tous les enseignants qui pratiquent une pédagogie du projet constatent dailleurs quil met en échec certains bons élèves et révèle les talents de quelques autres, qui apparaissent médiocres devant les tâches scolaires ordinaires. Le projet exerce une " pression au transfert ", à la fois affective, relationnelle et cognitive, tout simplement parce quon ne maîtrise jamais au départ tout ce quil faudrait savoir pour mener lentreprise à son terme.
La notion de projet évoque souvent des activités complexes et de longue haleine. En fait, il y a projet dès quil y a représentation dun état désirable et désiré, qui nadviendra quau prix dune action volontariste et efficace. Les projets intéressants pour lenseignement sont évidemment ceux pour lesquels ils ne suffit pas, pour réussir, de mobiliser des routines en y mettant lénergie et la rigueur voulues. Un projet nest formateur que sil oblige à se confronter à des situations dans lesquelles le cours optimal de laction napparaît pas immédiatement, parce quil faut, pour avancer, construire une stratégie et résoudre une série de problèmes, dont chacun fait appel à des ressources cognitives diverses, parfois détenues par des personnes différentes. Selon le mode de gestion des ressources humaines dans le groupe, cette dimension coopérative peut permettre à chacun dapprendre ou au contraire confier chaque tâche à celui qui sen tire le mieux. Cest dire quil ne suffit pas de " mettre les élèves en projet ". La démarche ne vaut que par les obstacles quelle rencontre et par le dispositif qui interdit de les contourner, qui les transforme en objectifs-obstacles (Astolfi, 1992, 1997 ; Astolfi et Develay, 1996 ; Martinand, 1986), donc en sources dapprentissage ou du moins en occasions de transfert.
Selon le rapport Fauroux, " Linstitution est habile à définir des programmes et à faire passer des examens ; elle est apparemment peu soucieuse de définir ce quil faudra toujours savoir quand les savoirs des programmes seront depuis longtemps - dans la plupart des cas - oubliés " (Fauroux et Chacornac, 1996 p. 59).
Cette formule confirme limportance du transfert et le constat de relatif échec de lécole à cet égard. Cependant, elle introduit une ambiguïté qui situe bien létat de la réflexion : comment se représente-t-on " ce quil faudra toujours savoir quand les savoirs des programmes seront depuis longtemps oubliés " ? Si on pense que ce sont encore des " savoirs ", la tentation sera forte de les ajouter aux programmes. Mais pourquoi ne seraient-ils pas alors, comme les autres, condamnés à loubli ? Sil reste " quelque chose " quand on a tout oublié, nest-ce pas parce que ce quelque chose nest pas de lordre de la connaissance ou de linformation, mais de la capacité de retrouver, dassembler, de reconstruire, de relire, voire de réapprendre ? Cest ce qui constitue une compétence au-delà des connaissances et savoirs quelle mobilise, actualise, extrapole ou produit. On se heurte ici à un problème de vocabulaire : quon les distingue ou quon les confonde, les vocables de " savoir " ou de " connaissance " ont un sens large et un sens strict. Au sens large, ils désignent toutes sortes dacquis cognitifs ; au sens étroit, ils ne visent que des représentations du réel, des " lois " qui le régissent (connaissances dites déclaratives) et des procédés censés agir à coup sûr sur lui (connaissances dites procédurales).
Avec Rey (1996), je lierai indissociablement transfert et compétence, au point de dire que toute compétence est transversale, au sens où elle traverse diverses situations, et ne senferme pas dans la situation initiale. Même une compétence strictement disciplinaire est à cet égard transversale. Elle est en quelque sorte une " promesse de transfert ". La compétence est indissociable de la capacité daffronter du neuf à condition quon puisse le ramener à du connu au prix de certaines opérations complexes. Comme le rappelle Le Boterf (1994) " le potentiel de compétence ne réside pas dans un stock initial de connaissances ou de capacités quil sagit dactualiser jusquà une situation limite (" il a donné tout son potentiel ") mais dans une capacité dinférence susceptible de produire des informations nouvelles à partir de représentations existantes et en fonction dun contexte particulier qui en conditionne la possibilité ". La compétence est une capacité de produire des hypothèses, voire des savoirs locaux qui, sils ne sont pas " déjà constitués ", sont " constituables " à partir des ressources du sujet.
Travailler le transfert revient donc à former à des compétences plutôt quà des connaissances seulement. Or, le savoir-mobiliser qui est à la racine de toute compétence nest pas une représentation, donc un savoir au sens strict. Cest un acquis incorporé, ce quavec Piaget on peut appeler un schème, avec Bourdieu (1980) un habitus, avec Vergnaud (1990, 1996) une " connaissance-en-acte ". La mise en uvre de ces schèmes produit, sans se confondre avec elles, des " représentations opératoires " (Le Boterf, 1994) de la situation et des possibilités daction, qui sont des représentations disponibles en mémoire de travail, orientées vers laction, qui peuvent être elles-mêmes construites à partir de représentations préalables disponibles en mémoire à long terme (connaissances stricto sensu et informations). Toute compétence de haut niveau joue constamment avec des représentations, mais nest pas en elle-même une représentation ou une connaissance au sens strict (Perrenoud, 1996 c).
Dans divers pays, lécole soriente vers une " approche par compétences ", y compris lorsquon sapproche de luniversité (Goulet, 1995), ce qui ne va pas sans effets de mode (Ropé et Tanguy, 1994 ; Ropé, 1996), conduisant à des changements superficiels. Ni sans la tentation de se perdre dans lélaboration, à linfini, de référentiels ou de " socles " de compétences. Lorsquon attaque le problème de front, on sen prend à la nature du curriculum, aux bastions disciplinaires, aux habitudes didactiques, au traitement des différences, aux pesanteurs de lévaluation, aux formes et aux normes dexcellence, au métier délève (Perrenoud, 1988 a et b ; 1995 a, b, c et d ; 1996 a et b). Les confusions conceptuelles à lever et les résistances à surmonter sont nombreuses. Cela exige un immense travail sur les objectifs et les programmes, notamment au second degré. Il faut aussi accepter de repenser les didactiques dans ce sens, en affrontant les contradictions du système et de chacun, maîtres, parents, élèves. Tardif (1996) montre que lapproche par compétences est difficile même en formation professionnelle, alors que sa légitimité ny fait aucun doute
Il reste enfin à lier le problème du transfert et lapproche par compétences à une réflexion globale sur léchec scolaire : il ne suffit pas, dans ce registre dindividualiser les parcours, de permettre à chacun dexister comme personne, dans sa différence, de travailler avec lhétérogénéité comme ressource plutôt que comme pure contrainte (Meirieu, 1990 ; Perrenoud, 1996 b et g). Lentrée par les dispositifs ne devrait pas être détachée de la réflexion didactique sur les objectifs et les contenus, le rapport au savoir, le sens du travail scolaire (Astolfi, 1992 ; Develay, 1992).
Au regard de léchec scolaire, poser le problème du transfert pourrait apparaître comme un luxe, puisquil ne surgit que lorsquil y a des acquis. Avant de sinquiéter du faible transfert de certains acquis, mieux vaudrait sinterroger sur leur simple existence. Parfois, il ny a rien à transférer, faute dun enseignement consistant, parce que lécole court trop de lièvres et fait plus de promesses quelle nen peut tenir. Si une partie des jeunes adultes issus de la scolarité obligatoire lisent très difficilement, si certains sont menacés de devenir des analphabètes fonctionnels, ce nest pas faute de transférer un savoir-faire acquis, cest tout simplement faute de lavoir véritablement construit durant leur scolarité. La possibilité même de songer à un transfert semble donc dépendre de létendue et de la solidité des apprentissages de base : à quoi bon sinterroger sur leur réinvestissement si les acquis sont fragiles, peu intégrés, incomplets ? La première priorité nest-elle pas de faire apprendre, de lutter contre léchec scolaire au sens le plus banal, comme défaut dacquisition ?
Il est vrai que le débat sur le transfert népuise pas le débat sur léchec scolaire. Ne faut-il pas cependant intégrer ces problématiques ? La tentation de les séparer est certes compréhensible : le transfert pourrait paraître un objectif hors de portée pour des élèves qui ont déjà bien du mal à réussir des tâches scolaires contextualisées. Vouloir agir en même temps sur tous les fronts peut paraître une ambition démesurée. On sait en même temps que lécole souffre et finira peut-être par crever de la fragmentation des problèmes : une partie des élèves en échec résistent aux apprentissages scolaires parce quils nen voient pas le sens. Travailler sur le transfert nappartient donc pas la toiture de lédifice, mais participe de chaque étage. Viser le transfert demblée pourrait permettre dapprendre à ceux auxquels le contexte scolaire ne convient pas, ou pour lesquels est tout simplement dépourvu de sens.
Michel Develay disait à Lyon en 1994 :
En début de colloque, les didacticiens semblaient considérer le transfert comme la capacité à réutiliser dans un autre contexte ce qui avait été découvert dans un premier environnement. Ils venaient échanger sur les conditions de réemploi, de décontextualisation et de contextualisation des savoirs de leurs disciplines de référence.À travers les échanges qui se sont installés, jai le sentiment que les didacticiens découvrent que le transfert ne constitue pas seulement la phase terminale de lapprentissage, mais quil est présent tout au long de lapprentissage. Pour apprendre, se former, il convient de transférer en permanence. Toute activité intellectuelle est capacité à rapprocher deux contextes afin den apprécier les similitudes et les différences. Les raisonnements inductif, déductif et analogique, la disposition à construire une habileté, à relier cette habileté à dautres habiletés, la possibilité de trouver du sens dans une situation, proviennent de la capacité à transférer. Il y a du transfert au cours dun apprentissage depuis lexpression des représentations des élèves jusquà la réutilisation dans un autre contexte dune habileté acquise. Le transfert nest pas terminal, il est permanent. Conséquence, entre autres : le souci de faire exister des activités métacognitives ne devrait pas être présent seulement à la fin dun apprentissage, mais tout au long de ce dernier (in Meirieu et. al., 1996, p. 20).
On ne saurait mieux dire quil ne faut pas attendre de maîtriser un savoir pour se demander ce quon pourrait bien en faire ! Il reste à assumer les implications pour le fonctionnement de lécole :
Mais peut-on transférer lorsque les programmes sont cycliques, de sorte que lécole est vécue comme le lieu de léternelle reprise des mêmes choses ? Peut-on transférer si les élèves, continuellement pressés, bousculés, emportés dans une temporalité émiettée, nont pas le temps dessayer (et de sessayer), de mettre à lépreuve (et de se mettre à lépreuve), de vérifier, dhésiter, de tâtonner ? Enfin, peut-on transférer lorsque les enseignants eux-mêmes ne sautorisent pas à pénétrer sur le territoire dune autre discipline, lorsque la culture dominante de linstitution nautorise guère la pratique du transfert ? Lécole invoque le transfert comme sil devait se produire de façon innée chez lélève, reproche volontiers à celui-ci de ne pas avoir transféré, mais le place en fait dans une situation de double injonction contradictoire (double bind) : transférer et satisfaire aux normes et surnormes posées par des enseignants qui se pensent avant tout, en tout cas dans lenseignement secondaire, comme représentants dun corps de savoirs disciplinaires. Bref, peut-on transférer sans repenser radicalement léconomie des savoirs dans linstitution scolaire - et donc aussi la formation des maîtres ? (Charlot et Stech, 1996, p. 27).
La question de la formation des enseignants est inévitablement posée. À son propos, on peut risquer au moins une hypothèses : si elle ne maîtrise pas, dans ses propres dispositifs, la préparation au transfert, comment pourrait-elle prétendre favoriser chez les futurs enseignants des pratiques pédagogiques " tranférogènes " ?
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