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Intégration et décentralisation
dans les systèmes de formation

Philippe Perrenoud

Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Université de Genève
1998

Sommaire

I. Intégrer des établissements de formation

II. Peurs fondées et peurs imaginaires

III. Conditions d’une " intégration dynamique "

IV. Travailler sur la complexité

Références


 

On ne saurait réduire la complexité des systèmes éducatifs à deux mouvements seulement. La réalité est toujours plus multiforme, des tendances contradictoires s’affrontent, on observe des mouvements de balancier. Je m’en tiendrai ici à deux aspects en apparence contradictoires :

Ces deux mouvements apparaissent contradictoires, parce que l’intégration rapproche des entités jusqu’alors autonomes, et semble donc annoncer un déplacement des lieux de décision vers une structure faîtière se substituant à des directions auparavant indépendantes et plus proches de la base. On peut donc lire l’intégration comme une forme de centralisation, et la combattre pour cela même, en un temps où les grands systèmes ploient sous leur propre complexité et tentent de retrouver dynamisme et flexibilité en se décentralisant.

On va le voir, la contradiction n’est pas fatale : on peut envisager une intégration intelligente, qui tienne compte des acquis des systèmes qu’elle réunit. La façon la plus directe d’aller dans ce sens est de concevoir l’intégration comme un processus de fédération, chaque unité conservant son identité, ses missions précédentes et une part importante d’autonomie. À l’autre extrême, une totale redistribution des cartes pourrait créer de nouvelles unités fonctionnelles, en les décentralisant d’emblée. On peut cependant craindre les intégrations à courte vue, le nouveau pouvoir faîtier ne résistant pas à la tentation de tout centraliser, pour découvrir plus tard, trop tard, que c’était une mauvaise idée…

Dans le champ économique, la concentration passe pas des fusions régies par les lois du marché et souvent menées à la hache, au prix d’importants licenciements et de restructurations autoritaires des unités regroupées. Ce n’est pas un modèle enviable pour le secteur public, notamment celui de la formation.

La fusion d’établissements de formation n’est pas une invention moderne. Cependant, la crise des finances publiques et le décloisonnement des régions mettent à l’ordre du jour, dans divers systèmes, des hypothèses ou des décisions de fusion ou de fort rapprochement. Prenons quelques exemples dans le champ de la formation :

Des phénomènes parallèles touchent le monde hospitalier, le travail social, les institutions de recherche et d’autres composantes du secteur public. Il est donc d’actualité de se demander : à quels problèmes faut-il s’attendre lorsqu’on envisage ou conduit des fusions ? Comment les concevoir pour qu’elles accroissent la décentralisation et la participation plutôt que de les amenuiser ? Comment s’en saisir pour faire un pas en avant vers des organisations apprenantes ?

Les réflexions qui suivent ne résultent pas d’une étude spécifique, mais d’un ensemble d’observations éparses, à l’occasion de recherches, d’interventions ou de simples incursions dans diverses organisations tentées ou menacées par des fusions… sans compter celles auxquelles j’appartiens. Mon propos est simplement d’aider les acteurs confrontés à ces dynamiques à mieux identifier les leviers et les processus en cours, à mieux mesurer les risques et les chances. Centrée sur les institutions de formation, l’analyse peut sans doute être partiellement étendue à d’autres structures publiques ou assimilables. Les entreprises régies par le marché suivent d’autres règles, elles sont moins prisonnières de l’héritage, moins respectueuses des gens en place et peuvent préparer des fusions dans le secret, mettant chacun devant le fait accompli, on vient d’en avoir en Suisse des exemples dans le secteur pharmaceutique ou bancaire. Des analogies restent toutefois possibles, par exemple dans le choc de cultures d’entreprise et de modèles d’encadrement hétérogènes.


I. Intégrer des établissements de formation

La façon dont on affronte les problèmes est fortement influencée par la dispersion géographique des unités à intégrer. Si elles sont éloignées, identifiées chacune à des bâtiments, à un environnement, à une insertion locale, il sera difficile de créer des unités nouvelles conçues selon une toute autre logique. Sauf si la restructuration s’accompagne d’un regroupement géographique de toutes les composantes en un lieu unique ou du renouvellement notable des infrastructures décentralisées. On peut alors imaginer qu’on crée de toutes pièces des unités nouvelles, qui ne soient pas prisonnières d’une identité ancienne, inscrite en quelque sorte " dans les murs ".

S’agissant d’établissements de formation, l’implantation dispersée a généralement sa raison d’être et on dispose rarement des moyens de modifier le parc des bâtiments disponibles. Le processus d’intégration, s’il représente un progrès, se tient à distance de deux extrêmes également absurdes :

Dans le premier cas, on peut se demander : pourquoi intégrer des établissements, si c’est pour les laisser fonctionner exactement comme avant ? Dans le second cas, il ne peut s’agir que d’une volonté de briser des résistances, de priver de tout pouvoir les leaders locaux, formels ou informels.

Même en évitant ces extrêmes, les inconnues restent nombreuses et il est normal que la recherche d’une voie médiane soit un enjeu majeur pour l’ensemble des acteurs. À priori, ceux qui sont en charge de la fusion sont portés à créer un nouveau lieu de pouvoir, alors que ceux qui subissent le processus ont intérêt à ce que rien ne change. Or, selon la voie adoptée, les conséquences concrètes de la fusion seront fort différentes :

  1. Les employés des écoles et leurs associations changeront radicalement d’interlocuteurs ou continueront au contraire à négocier avec les mêmes " patrons ".
  2. La gestion du personnel restera locale ou on reconstruira au contraire des divisions du travail et des mobilités à large échelle.
  3. Les usagers, ici les élèves, leurs familles, seront devant le même problème, et devront retrouver les voies d’accès à l’autorité et s’habituer à d’autres formes de compétition.
  4. Les directions des établissements touchés deviendront de simples gérants, des relais ou resteront au contraire les principaux responsables de la politique locale.
  5. Les responsables du système intégré disposeront d’un pouvoir fort, ils auront les moyens de leur politique, mais devront faire face à des résistances sourdes ou ouvertes ; ou ils seront au contraire de simples coordinateurs, bien acceptés, mais sans prise sur le système.

6. Les partenaires des établissements - communes, employeurs, fournisseurs - se trouveront aussi en situation d’incertitude quant à leurs contrats, alliances, arrangements.

Il serait étonnant que face à tant d’incertitudes, tous les acteurs individuels ou collectifs conservent leur sérénité tout au long du processus. Tous ne sont pas égaux, les uns ont beaucoup à perdre, les autres à gagner dans l’aventure :

Il peut arriver qu’un pouvoir fort s’impose, presque de l’extérieur, à des établissements indépendants, qui se ligueront alors contre cette agression. Dans le secteur public ou semi-public, ce pouvoir peut être exercé par le législateur ou suscité par une crise budgétaire, qui oblige chaque établissement à s’intégrer pour survivre. En général, le processus d’intégration n’est pas issu de forces purement extérieures, il a, dans les établissements, des initiateurs et des partisans qui pensent - à tort ou à raison - y trouver leur compte, par idéalisme - désir de modernisation, de démocratisation, d’ouverture, d‘échanges - ou par simple goût du pouvoir ou d’avantages matériels.

Pour aller un peu au-delà de ces généralités, je développerai l’analyse en deux temps :

  1. j’analyserai d’une part les peurs des établissements menacés d’intégration, et les mécanismes de défense qu’elles mobilisent ;
  2. j’envisagerai d’autre part les chances et les conditions d’une " intégration décentralisatrice ".

Pour conclure, je m’attarderai aux méthodes requises pour affronter le changement et ses incertitudes.

 
II. Peurs fondées et peurs imaginaires

Des peurs, il y en a toujours. Fondées ou non. Avouées ou non. Avouables ou non. Pourquoi faut-il y insister ? Parce que les organisations voudraient croire et faire croire qu’elles sont des constructions rationnelles, au service de finalités claires et incontestables (Perrenoud, 1993 a). Lorsque des instances légitimes plaident pour une intégration d’entités jusqu’alors indépendantes, il est difficile de ne pas entrer en matière, de refuser le jeu de l’argumentation. Lorsque la conjoncture économique, les évolutions politiques, l’esprit du temps condamnent à l’intégration, qui semble s’imposer " dans l’intérêt général ", au nom de la raison, il est difficile de la combattre ouvertement. Cela ne signifie pas que tous les intéressés sont convaincus, mais que le débat arrive à un stade où leur obstination les ferait suspecter de vouloir conserver indûment un pouvoir ou des privilèges, ou d’avoir " quelque chose à cacher ".

Pourtant, les résistances sont explicables, et ne sont pas aussi irrationnelles que le disent les partisans du changement. Une organisation est un système ouvert, qui doit sa simple existence à sa capacité de maintenir son identité, ses limites, son ordre intérieur en dépit des échanges avec l’extérieur. Aucun système vivant ne survit dans l’isolement, mais aucun ne se conserve sans une certaine fermeture, sans des arrangements internes qui permettent de fonctionner par delà le renouvellement des personnes, l’évolution des ressources, de la demande, de la législation, des savoirs et des techniques.

Ces fonctionnements stabilisateurs sont en partie induits par les structures formelles, celles notamment qui instituent une personnalité juridique et financière, un pouvoir, des critères d’appartenance, des règles de décision. Toutefois, ces structures ne suffisent pas. Elles sont doublées par des structures informelles construites par les acteurs, au gré des décennies, pour faire face aux problèmes de la solidarité, de l’ordre, de la justice, de la coexistence quotidienne.

Or l’intégration dans un ensemble plus vaste menace ces arrangements :

On peut ici envisager deux cas :

1. Les établissements existants disparaissent comme entités, et tous les acteurs doivent retrouver une place, un rôle, une zone d’autonomie, une identité en étant, immédiatement ou à terme, privés de leur univers de référence habituel.

2. Les établissements restent des entités dotées d’une certaine autonomie de gestion, mais doivent apprendre à trouver leurs marques et à construire des stratégies dans un ensemble plus vaste, où la logique interne d’une organisation unique l’emporte désormais sur les rapports de concurrence, d’alliance ou d’ignorance mutuelle entre entités indépendantes.

Dans le premier cas, l’établissement disparaît comme acteur collectif ou entre en dissidence. Dans le second cas, la dynamique est différente.

Hara-kiri ou dissidence ?

Si la restructuration ne conserve aucun statut fort aux entités réunies, de deux choses l’une :

Dans les deux cas, le système global sera perdant, pour n’avoir pas su respecter les autonomies locales, s’en servir comme forces d’appui plutôt que comme obstacles.

Entre autonomie et dépendance

Même lorsque l’intégration est conçue plus intelligemment, les peurs sont bien là. Elles ne disparaîtront, peu à peu, que lorsque les acteurs seront certains de conserver leur identité, leurs routines, leurs territoires, leurs solidarités, ou de les retrouver sous des formes, équivalentes, voire plus satisfaisantes. La fusion de plusieurs organisations en un ensemble plus vaste touche en effet à des nombreux mécanismes subtils, qui ne figurent pas dans l’organigramme, mais contribuent fortement à structurer la vie quotidienne, les rapports professionnels, les modes de décision, les projets, la construction d’une identité.

1. Normes de justice

Tout établissement construit ses propres normes de justice, s’agissant du poids de l’ancienneté, des charges de famille, des avantages acquis, du droit de changer de fonction ou au contraire de conserver la même, des horaires, des espaces, des équipements. Les statuts formels spécifient parfois dans le détail telle ou telle de ces normes, orientent globalement quelques autres, conservent sur la plupart un total silence, laissant au chef d’établissement et à un cercle plus ou moins large de salariés le soin de codifier, en général de façon coutumière, non écrite, les normes et les procédures de justice.

Lors de la fusion de plusieurs établissements, on ne peut prendre pour acquises que les dispositions statutaires générales et celles des normes qui font partie de la culture professionnelle, par exemple autour de l’ancienneté. Tout le reste ne va plus de soi et doit être renégocié.

2. Critères d’efficacité

Idéalement, tous les formateurs se dépensent sans compter pour amener les étudiants à acquérir le maximum de connaissances et de compétences dans un minimum de temps. En pratique, on se contente d’une " efficacité bien tempérée ", qui tient compte du fait :

Pour ces diverses raisons, en fonction des acteurs en présence (direction, formateurs, publics) chaque établissement définit une norme interne supportable. Sans faire l’unanimité, elle est la référence commune. Lors d’une fusion d’établissements, sauf s’ils ont construit séparément des compromis semblables, chacun apparaîtra soit laxiste, soit stakhanoviste aux autres, jusqu’à ce que des normes communes, nouvelles, soient élaborées.

3. Modes de décision

Les établissements qui s’intègrent en une unité plus vaste n’ont pas nécessairement la même structure d’autorité, en raison par exemple de leurs différences de taille, de leurs histoires respectives, des choix des formateurs et surtout des directions. On peut par exemple imaginer que doivent fusionner un établissement doté d’une véritable équipe de direction et un établissement où le directeur est " seul sur le pont ". Ou encore un établissement caractérisé par une autorité négociée, une gestion participative, des instances de consultation et de concertation, et un établissement gouverné de façon autocratique.

Ce qui est, pour les formateurs de l’établissement le plus participatif, un droit acquis, une participation " naturelle " à la politique de l’ensemble, sera reçu comme contestation et manque de respect de l’autorité par ceux qui viennent d’un système plus fermé. Et inversement, ces derniers paraîtront rigides, traditionnels, exagérément soumis ou exagérément autoritaires à ceux qui sont habitués à une autorité négociée.

4. Résolution des conflits

Ici encore, on peut s’attendre à des différences dans la culture des organisations en présence. Pour les unes, les conflits sont normaux, humains et doivent être gérés ouvertement, transformés en débats d’idées ou en négociations entre tendances plutôt qu’en affrontements entre personnes. Pour les autres, les conflits sont niés, minimisés, tus jusqu’au moment où ils éclatent avec violence et suscitent une crise majeure dans l’établissement, amenant tel ou tel formateur à claquer la porte ou à se refermer comme une huître. S’il y a fusion, les uns paraîtront agressifs, parce qu’ils verbalisent les divergences et les affrontent, les autres paraîtront vulnérables, accrochés au mythe de la " grande famille " (Gather Thurler, 1994 a), dans laquelle on s’entend d’autant mieux " qu’on ne parle pas de politique ".

5. Accès aux ressources

Dans certains établissements, au delà des normes de justice dont il a déjà été question, l’accès aux équipements est très contrôlé, la direction et l’économat n’accordent rien sans une requête en trois exemplaires, l’ensemble du système est fondé sur la peur des abus et le contrôle. Dans d’autres établissements, on fait confiance au personnel, la direction intervient seulement en cas de graves abus des ressources collectives. L’usage des machines, notamment de la photocopieuse, est à cet égard un bon indicateur. Comment s’entendre lorsqu’on vient d’une part d’une tradition malthusienne et tatillonne, de l’autre d’une tradition plus libérale et confiante ?

Il y a une économie cachée dans toute organisation, même si elle ne perçoit aucune recette, n’agit sur aucun marché, ne gère ses ressources que sous le contrôle de services administratifs et financiers. Il y a partout des " caisses noires ", des arrangements, des ressources détournées, des opérations qui n’apparaissent pas dans les comptes, des transferts entre lignes budgétaires. Sans doute est-ce indispensable pour que l’administration publique fonctionne. Une organisation a besoin de quelques marges pour ne pas étouffer sous la réglementation. Conserver ces marges est un des enjeux d’une fusion.

6. Relations professionnelles et respect des règles

Partiellement prescrites par l’organisation et la division instituées au travail, les relations de travail entre professionnels sont toujours plus riches et plus pauvres que sur le papier :

Un organigramme bien fait répond à la question de savoir qui est " censé " travailler avec qui, dépendre de qui, informer, évaluer ou consulter qui. Dans la réalité, tout ne se passe pas comme sur le papier, parce que les tâches prescrites ne correspondent pas aux tâches réelles (comme le montrent l’ergonomie et la sociologie du travail) et parce que les acteurs nouent des relations personnelles (amour, amitié, entraide, compétition, haine, mépris, exclusion, etc.) qui interfèrent avec les communications et coopérations prescrites.

Tout cela n’empêche pas de vivre et de travailler et rend parfois plus efficaces ou simplement possibles des opérations qu’un strict respect des règles bureaucratiques paralyserait. Il y a cependant, dans toute organisation, des dysfonctionnements sans réel profit pour personne, dont plusieurs souffrent et qui n’accroissent pas l’efficacité, au contraire. Pourtant, nul ne parvient à dénouer les choses, la logique systémique bloque le changement.

La fusion au sein d’une organisation intégrée ne peut, dans ce registre relationnel, qu’avoir des effets contradictoires :

À terme, les relations se recomposeront et l’organisation intégrée ne sera ni plus saine ni plus pathologique qu’une autre. La période de transition suscite très légitimement des espoirs - parfois démesurés - chez les uns et des craintes - parfois fantasmatiques - chez les autres.

7. Rituels identitaires

Chaque organisation développe une culture et une identité collectives, qui s’incarnent dans un langage, des habitudes, des fêtes, des rites. Dans certains établissements, on apprécie que le directeur souhaite publiquement bon anniversaire à chacun, dans d’autres, cette pratique paraît démagogique et détestable. Ici, on ne perd pas une occasion de se retrouver, on se sent membre d’une grande famille, où l’on livre une partie de ses soucis, projets, loisirs, etc. ; là, chacun sépare strictement vie professionnelle et vie privée et la vie communautaire se réduit à quelques réunions que chacun fuit dès qu’il le peut.

Certaines organisations favorisent un patriotisme spécifique, leurs membres connaissent leur histoire et sont fiers de leur appartenance. Leurs liens de sociabilité, leurs vacances, leurs activités sportives, leurs achats sont en partie organisés dans ce cadre. Dans d’autres, l’appartenance à l’organisation n’est qu’un job, elle ne contribue pas à forger l’identité personnelle et n’a pas d’influence sur la vie hors du travail (Sainsaulieu, 1995).

La fusion d’organisations peut susciter divers cas de figure : soit des cultures et des rituels identitaires développés s’affrontent, cherchent à s’imposer les uns aux autres ; soit une entité cherche à étendre ses traditions et ses rituels à des gens qui n’ont ni habitude ni envie dans ce domaine. Ici comme ailleurs, la recherche d’un compromis vaut mieux que l’assimilation unilatérale de l’un à l’autre.

8. Formes de solidarité

La forme la plus ambitieuse de solidarité concerne sans doute le partage du travail, lorsque l’emploi n’est plus suffisant pour assurer à chacun ce qu’il juge optimal. Dans les entreprises, en période de crise, le dilemme est quotidien entre le chacun pour soi et la solidarité face aux menaces de licenciements, d’abord dans la lutte pour le maintien des postes, ensuite, si réduction il y a, pour le partage du travail. Les établissements scolaires ne sont plus à l’abri de tels dilemmes.

D’autres formes de solidarité se développent, par exemple, entre générations. Dans certaines organisations, les plus anciens cumulent les privilèges et laissent le " sale boulot " aux nouveaux arrivants. C’est parfois l’inverse, par exemple lorsque des mutations technologiques ou une élévation du niveau de recrutement marginalisent les anciens ou les poussent vers la sortie. Il sera difficile de trouver un compromis acceptable entre deux établissements forts différents à cet égard.

Dans chaque milieu de travail, certains connaissent des passages à vide, liés à des difficultés familiales ou sentimentales, à des ennuis financiers, à des problèmes de santé, à des périodes de dépression, ou, sur un plan plus professionnel, à des phénomènes de harcèlement ou de déqualification. Parfois, le problème est pris en charge collectivement, on supplée, on se répartit le travail, on masque les absences ou les erreurs. Dans d’autres cas, on dénonce, on enfonce le collègue en difficulté… Comment articuler ces visions contradictoires de la solidarité au travail ?

Autre problème encore : lorsque les principes de justice officiellement en vigueur sont inadéquats, qu’on attribue à certains des tâches au-dessus de leurs forces ou de leurs compétences, alors qu’on dispense d’autres de tâches pourtant inscrites à leur cahier des charges, il y a des organisations où les salariés se mobilisent pour introduire des correctifs, alors que dans d’autres, on s’en remet à l’autorité. Que faire lorsque deux traditions aussi différentes se rencontrent ?

Chaque organisation a construit - souvent dans l’implicite - des réponses plus ou moins stables aux questions de solidarité. Toute fusion met en présence, et parfois en conflit, des réponses d’autant plus difficiles à concilier qu’elles ne sont pas codifiées.

9. Régulation des concurrences

La concurrence pour entrer dans une organisation est la première qui vient à l’esprit lorsqu’il y a plus de candidatures que de postes. Dans le secteur privé, chaque entreprise sélectionne ses salariés à sa façon. Dans le secteur public, l’affectation du personnel se fait parfois de façon centralisée. Même lorsque ce sont les établissement qui engagent, ils doivent suivre des règles communes. Cela n’empêche pas les interprétations locales. Le poids des appuis intérieurs, des recommandations des notables, des pressions des autorités locales ou des usagers, des affiliations politiques ou syndicales n’est pas le même.

La concurrence existe également entre les salariés :

Cette concurrence est pour une part reconnue, organisée par des règles explicites. Elle est guidée par une politique affirmée des " ressources humaines " et elle s’exerce dans la transparence. La concurrence a aussi une face cachée, des règles non dites. Les fonctionnements explicites, comme les pratiques cachées, diffèrent généralement d’une organisation à l’autre. Il s’ensuit que toute fusion :

À elle seule, cette incidence pourrait expliquer la résistance farouche que suscitent des perspectives de fusion chez tous ceux qui maîtrisent bien les règles dites et non dites de la concurrence dans leur établissement et pressentent qu’ils vont perdre cet avantage.

10. Arrangements avec les usagers et l’environnement

Tout établissement passe des arrangements avec ses usagers, notamment en ce qui concerne le jeu avec les règles. Dans une clinique, les heures de visites sont souples. Dans une autre, les horaires, sont appliqués à la lettre, mais on tient mieux compte des désirs des patients d’abréger ou d’allonger leur séjour. Dans telle école, on est intransigeant sur les arrivées tardives et les absences injustifiées, mais on négocie les redoublements, alors qu’une autre, plus laxiste en matière de travail, ne fait aucune concession sur l’évaluation et ses suites. Certaines organisations sont globalement plus " arrangeantes " que d’autres. Parfois, c’est parce que leur public tient le couteau par le manche, parfois, c’est au contraire parce que les professionnels sont sensibles à la détresse des usagers et à leur difficulté de se soumettre aux règles. À " flexibilité égale ", il y a diverses façons d’assouplir les normes.

Une organisation dépend de ses usagers, mais aussi de son environnement plus large, incluant notamment les autorités et la presse locales, certaines associations, quelques notables incontournables, les sponsors des activités que le budget ordinaire ne suffit pas à financer. Un établissement de formation passe des arrangements, prête ses locaux à tel club contre un soutien à ses journées sportives, obtient une subvention de la mairie pour un spectacle ou des ordinateurs, en échange d’un coup de main des élèves pour l’assainissement d’une rivière, etc.

Ces arrangements sont largement construits sur des relations interpersonnelles, une certaine réciprocité, des règles non écrites, l’art de savoir jusqu’où aller trop loin dans la transgression de certains principes éthiques, juridiques, comptables, etc. Cette sagesse collective devient en partie invalide lorsque l’organisation s’intègre à un ensemble plus vaste, avec un niveau hiérarchique nouveau et inconnu, éventuellement un renforcement des règles et du contrôle. Il faut réapprendre à mesurer les risques et à trouver des interstices et des biais dans le système formel.

11. Rationalisation et contrôle du travail

Ce dernier point est sans doute le principal. Il a déjà été abordé à propos de la coopération professionnelle et des relations de travail. L’écart entre le travail prescrit et le travail réel concerne aussi ce que fait chacun à son poste de travail, le respect des règles de sécurité, de l’éthique face aux usagers, des méthodes, des procédures de décision, des circuits d’information, du bon usage des équipements et des outils, etc.

Aucune organisation ne peut, sans éclater, obtenir une fidélité totale aux prescriptions. Elle n’y a d’ailleurs pas intérêt. On sait que toute grève du zèle paralyse le travail, ce qui montre qu’un fonctionnement fluide n’est possible qu’en prenant des libertés calculées avec les horaires et les normes. L’organisation prohibe et encourage simultanément les écarts. Lorsqu’on invite les salariés à " prendre des initiatives ", à " faire usage de leur jugement ", à " faire ce qu’il y à faire ", on les appelle à se libérer des règles qui entravent le bon déroulement des opérations, mais de façon ambiguë, car c’est à leurs risques et périls. Si les choses tournent mal, on peut leur reprocher de n’avoir pas suivi les prescriptions. Tout le monde a intérêt à rendre cet assouplissement possible sans le formaliser. Le flou profite en alternance aux uns ou aux autres, aussi longtemps que la flexibilité ne fait pas s’effondrer la sécurité ou la productivité du travail.

Les arrangements sont ici internes, situés au cœur des pratiques professionnelles. Il y en a partout, mais ce ne sont pas les mêmes. La fusion de deux organisations oblige à les réinventer, exige de nouveaux tâtonnements, de nouveaux apprentissages, une nouvelle appréciation des risques.

Structures et cultures informelles dans les organisations

Ces divers éléments rappellent simplement qu’une organisation n’est pas décrite entièrement par sa structure et sa culture formelles - buts, organigramme, procédures, ressources légitimes -, mais qu’elle se caractérise par des structures et des cultures informelles, implicites, qui sont le produit d’une histoire dans laquelle les acteurs ont une part importante.

Si les peurs que suscite un projet de fusion sont diverses, un même mécanisme les sous-tend : structures et cultures informelles rendent la vie possible, prévisible, parfois agréable. Face à une restructuration qui bouleverse toutes les données, les acteurs doivent reconstruire des arrangements équivalents, à une autre échelle, avec d’autres partenaires. Aussi longtemps qu’ils ne savent pas s’ils y parviendront, s’ils trouveront le moyen de préserver ce qui leur importe, ils auront des raisons d’être inquiets, de se mobiliser contre le changement ou de se replier dans leur coquille.

Pour réussir une " intégration décentralisatrice ", concilier unité de l’ensemble et autonomie des sous-systèmes, il faut reconnaître ces dimensions informelles, mesurer leur importance et y travailler. Chacune peut faire l’objet d’une analyse lucide :

Cette stratégie n’a évidemment de pertinence qu’en serrant au plus près les réalités concrètes. Il n’y a donc aucune recette.

On peut cependant proposer une perspective : une intégration se fera d’autant mieux qu’elle ne se limite pas à fusionner l’existant. Car alors, chacun défendra ses habitudes, ses intérêts, son autonomie contre les autres, à défaut de pouvoir s’engager dans une dynamique qui transcende les clivages.

Les acteurs qui veulent réussir une fusion, parce qu’ils n’ont pas le choix ou mieux, parce qu’ils la trouvent positive, ont intérêt à mobiliser les ensembles réunis dans le cadre d’un projet nouveau, qui n’émane en particulier d’aucune d’elles, ne donne d’avance le leadership à aucune, ne privilégie massivement aucune des cultures et des structures en présence.

Bien entendu, un projet dont ce serait la seule fonction ne ferait guère illusion. Il doit répondre à de vrais problèmes et avoir assez de crédibilité pour donner à une fraction importante des acteurs l’envie de s’écarter de leurs routines défensives (Argyris, 1995). Parfois, les directions responsables de l’intégration imaginent que quelques slogans vont suffire. Celles qui proposent un véritable projet ne sont pas pour autant au bout de leurs peines : un projet d’établissement ne peut être plaqué sur une structure autoritaire, pas plus que sur une " anarchie organisée ". Un projet n’est pas un gadget, ni une histoire sans lendemain, c’est un mode de vie et une forme d’organisation de la coexistence, qui lui donne un sens en la reliant à un objectif.

Il se peut donc qu’une mutation conjointe des fonctionnements organisationnels soit la clé d’une fusion réussie, la façon de recadrer le problème de sorte qu’il n’y ait ni perdants, ni gagnants, ni compromis médiocres…


III. Conditions d’une " intégration dynamique "

Les travaux ne manquent pas sur le management et la modernisation des entreprises. L’administration est, plus récemment, saisie par la tentation du " New Public Management ". Dans le champ scolaire, comme dans celui des structures hospitalières et dans quelques autres, la notion de projet d’établissement a fait son chemin.

Il n’est pas facile de faire la part des idées toutes faites, véhiculées par l’esprit du temps, et des véritables avancées. La différence n’est pas dans le vocabulaire, mais dans la rigueur avec laquelle on définit ce qu’on veut mettre en place et on analyse les conditions et les obstacles. On ne trouve plus guère d’organisations qui n’affirment l’importance d’une bonne communication à l’intérieur et à l’extérieur, ou d’une participation des salariés et des usagers. Ce langage convenu dresse un écran de fumée qui dissimule des différences immenses :

S’il fallait esquisser de nouvelles formes de gestion d’une organisation en quelques mots clés, on pourrait dire :

Chacune de ces expressions mériterait de longs développements. Je me borne ici à des rappels élémentaires, en insistant sur les effets dynamisants possibles dans le cadre d’une fusion.

1. Projet d’établissement et contrats

Un projet d’établissement est l’affirmation d’une ligne de conduite compatible avec le mandat, qui le précise, l’enrichit, le module en fonction du contexte, de problèmes concrets rencontrés, des compétences et des aspirations des acteurs en présence. Ce projet peut résulter d’une " obligation de projet ", s’inscrire dans un contrat avec l’administration centrale ou n’avoir aucun statut. La seconde option est en général la plus prometteuse, dans la mesure où le projet à un interlocuteur externe auquel il demande des ressources et rend des comptes.

Ces outils de gestion sont valables aussi à l’intérieur d’une organisation, surtout si elle est faite de " pièces rapportées ", d’établissements autrefois autonomes, œuvrant sur des sites distants. Fusionner des organisations ne consiste pas nécessairement à créer une bureaucratie unique, mais peut se borner à mettre en place une structure faîtière, qui confie des tâches globales aux divers établissements et leur demande des comptes sur leur production et leur gestion. Nombre d’entreprises ont évolué dans ce sens, avant même d’avoir à fusionner, si bien que l’intégration me modifie pas fondamentalement le degré d’autonomie des unités. Dans le secteur public, on va timidement dans ce sens, parfois, hélas, dans le sens néolibéral et pauvre des " contrats de prestation ", parfois, de façon plus audacieuse, en considérant qu’un projet d’établissement ne se limite pas à annoncer des prestations en échange de ressources, que c’est un outil de mobilisation interne, de construction identitaire et qu’il touche en partie aux finalités du travail et à son sens.

Paradoxalement, l’intégration de plusieurs établissements en une organisation plus vaste peut accroître la décentralisation, si l’on saisit cette occasion de passer d’une gestion bureaucratique à une gestion par projets et mandats entre l’organisation centrale et des unités qui rendent compte de l’usage de leur autonomie de fonctionnement. Ces unités peuvent être, bien entendu, les établissements auparavant indépendants, mais le processus peut s’étendre aux sous-systèmes de chacun, pris tels qu’ils existaient ou recomposés dans une nouvelle logique de décentralisation.

2. Culture de coopération et renouveau pédagogique

Comment faire communiquer des établissements qui, séparément, cultivent l’individualisme ? Si une fusion passe par la circulation des idées et des personnes, on ne peut l’inventer juste à la faveur d’un rapprochement institutionnel, sans l’inscrire dans l’organisation régulière du travail.

Certaines fusions d’établissements provoquent des sessions d’études, des travaux de commissions, des journées portes ouvertes, des formations communes alors que ces pratiques n’existaient dans aucune des composantes… On peut s’en féliciter, mais aussi se dire que ce ne devraient pas être des mesures de transition ou de crise, mais des paliers stables du développement organisationnel.

Ce qui passe notamment par une politique cohérente et intensive de formation continue, la mise en place de structures permanentes d’échanges d’idées et d’informations, le soutien actif de démarches de projet, de cercles de qualité, d’initiatives diverses, le développement de réseaux informatiques facilitant la mise en commun de ressources et de problèmes.

3. Ouverture et apprentissage de l’organisation

Le changement permanent peut devenir fatiguant s’il est le produit d’une agitation brouillonne. Entre l’attentisme de certains établissements - qui tentent de se faire oublier et d’échapper aux réformes - et l’activisme de certains autres, inquiets à l’idée de perdre leur avance, il y a peut-être une voie médiane.

La fusion de plusieurs établissements peut être l’occasion de mettre en vigueur des méthodes de changement planifié, qui s’affranchissent de la dernière idée en vogue, pour s’attacher à des objectifs à moyen terme, en se donnant des repères, des moyens d’évaluer la progression, un plan et des stratégies internes de formation et d’innovation, une instance de pilotage négocié (Perrenoud, 1998). On peut connecter ces dispositifs à la démarche de projet, mais ce n’est pas la seule source d’innovation. Le renouveau peut passer par des formations communes, des démarches d’équipes, des trajectoires personnelles (Gather Thurler, 1993 ; Perrenoud, 1993 d).

Le simple fait de faire partie d’un ensemble plus vaste invite déjà à une certaine ouverture et induit une démarche comparative, qui fait mesurer l’arbitraire relatif des pratiques des uns et des autres et amène éventuellement à les reconsidérer, soit pour les harmoniser, soit pour saisir l’occasion d’une modernisation.

On peut souhaiter que cette opération enclenche un processus durable d’ouverture sur les modes de faire d’autres institutions et sur un processus permanent d’apprentissage organisationnel.

4. Autorité négociée, gestion participative

Aucune organisation ne peut mobiliser les énergies et la créativité de ses membres si elle ne négocie pas les décisions de portée générale. cela suppose au minimum information, association au processus, consultation.

Une fusion peut survenir entre organisations également avancées sur le chemin de l’autorité négociée et de la gestion participative. S’il y a asymétrie, on peut craindre un nivellement par le bas : si l’une des directions en présence pratique la politique du secret et du fait accompli, les autres seront poussées à régresser à des stades antérieurs, pour ne pas mettre l’un des partenaires en difficulté face à " ses troupes ".

Il importe donc que les conceptions de la concertation et de la démocratie internes soient mises sur la table et que la fusion soit l’occasion d’une avancée plutôt que d’un recul. Ses raisons d’être, ses modalités, ses étapes, son calendrier, les garanties qu’elle offre, devraient figurer au premier rang des objets de concertation, d’abord à l’intérieur de chaque établissement appelé à fusionner, et aussi vite que possible dans une structure transversale, qui pourrait se mettre en place avant la fusion, pour la préparer et préfigurer en même temps une institution interne stable.

Autrement dit : une fusion peut être une expérience de participation si on associe les intéressés aux décisions, plutôt que de les mettre devant le fait accompli, au gré d’une opération préparée dans le plus grand secret, par des états-majors comptant sur l’effet de surprise. On n’imagine guère que des banques ou des entreprises pharmaceutiques mettent cartes sur table, dans la mesure où leur vocation est de concéder le minimum de pouvoir à leurs salariés. Dans le secteur public, entre établissements scolaires, à condition d’être balisées par des décisions non négociables - parmi lesquelles le principe même d’un rapprochement - les fusions pourraient être menées de manière plus démocratique et créer éventuellement les bases - si elles n’existent pas dans chacune des entités - d’une gestion participative destinée à survivre à la phase de fusion.

5. Renforcement des points forts, renoncement à tout couvrir

Une organisation tend, au cours de son histoire, à se diversifier, à créer des filières, à élargir ses publics. C’est évidemment plus net pour une université ou une haute école que pour un collège secondaire, qui est régi par une codification des filières et des programmes valable pour tous les établissements de même type. Lorsque la diversification est possible, elle est rarement réversible, car derrière chaque programme, chaque discipline, chaque module, il y a des gens, des emplois, une division du travail, des intérêts et des groupes de pression. Lorsque les besoins disparaissent, lorsque les publics s’amenuisent, on maintient néanmoins les dispositifs aussi longtemps que possible, par gain de paix. On ne se résout à envisager des rationalisations que sous des pressions venues de plus haut ou en raison de coupures budgétaires inévitables.

L’intégration de plusieurs établissements de formation invite en général à une certaine rationalisation. C’est parfois son but principal, parfois un bénéfice secondaire non négligeable. Lorsque deux établissements offrent la même formation à des publics clairsemés, la question se posera de savoir s’il ne faut pas fermer l’une des filières et concentrer le tout sur un seul site. Les établissements concernés s’ingénient alors à démontrer " qu’ils ne font pas du tout la même chose ", que l’informatique, la comptabilité, la littérature anglaise ou l’histoire médiévale des uns n’a rien à voir avec les formations de même libellé des autres, que leurs programmes en apparence semblables cachent des valeurs et des paradigmes distincts, qu’on ne saurait réduire à une norme commune sans un appauvrissement dramatique de part et d’autre…

On peut comprendre cette résistance, qui protège des emplois, aussi bien que des identités. Si le rapport de force est favorable aux salariés, cette tactique fera de la fusion un échafaudage bureaucratique, un trompe l’œil, sans que la question de savoir ce qu’on pourrait faire de mieux avec la réunion de tant de ressources ait été sérieusement posée. Si le rapport de force est défavorable, la rationalité s’imposera tôt ou tard, mais à la manière des technocrates, c’est-à-dire en se bornant à faire la chasse aux doubles emplois.

On peut rêver d’une démarche plus audacieuse : garantir les emplois, négocier une enveloppe budgétaire dans un premier temps égale à la somme des budgets des entités réunies, avec un plan de redéploiement progressif des ressources et d’abaissement raisonnable des coûts. Une telle période de transition permet de dresser l’état des lieux, de repérer des " gisements de productivité " et aussi d’attendre que certains verrous sautent, en général à la faveur du départ de certaines personnes. Pour le dire autrement : lorsqu’on réunit des établissements d’une certaine importance, il est difficile de faire croire que cela ne peut engendrer aucune économie d’échelle, qu’il n’y a rien à rationaliser, du moins sans compromettre gravement la qualité du travail et les droits acquis. En défendant cette fiction peu crédible, les acteurs du terrain laissent le monopole de la restructuration à ceux dont le seul souci est de faire très vite le maximum d’économies.

Une culture moins défensive permettrait de voir, assez souvent, qu’on peut, ensemble, faire mieux qu’avant en dépensant moins, à condition de mieux utiliser les ressources, de réorganiser le travail, en créant au besoin des conditions convenables pour que les gens puissent se déplacer, au sens physique aussi bien que mental. La nouvelle direction aurait intérêt à proposer et négocier un compromis intelligent, pour éviter les coupures brutales et simplistes. Ce qui souligne l’aspect stratégique du leadership en période de fusion : placer, à la tête d’un ensemble réorganisé, un gestionnaire dont la seule mission consiste à dégager des économies, procède d’un raisonnement à courte vue, purement comptable. Il importerait plutôt de mettre en place une direction qui fait de la fusion un enjeu en terme d’identité, de projet et de gestion intelligente d’un ensemble plus vaste de ressources humaines.

6. Culture commune des cadres

Chaque organisation en présence avait, avant la fusion, sa propre direction, entourée d’un staff plus ou moins large. Si la fusion a un sens, elle recompose au minimum les postes d’encadrement. On a quelques exemples de fusions imposées d’en haut, par des monarques qui imposent un suzerain à des féodaux qui deviennent formellement ses vassaux, mais entendent bien que rien ne change dans leur fief. La direction générale est alors condamnée à feindre de gouverner un ensemble d’établissements qui continuent à vivre leur vie comme si elle n’existait pas. Dans le secteur privé, la direction générale n’hésite pas à se séparer des dissidents et résistants, à les remplacer par des cadres plus dociles, parvenant de la sorte à asseoir son pouvoir, au prix de fortes indemnités de licenciements. Rien de tel dans le secteur public, où les gens sont bien décidés à rester en place jusqu’à leur retraite et en ont en principe le droit. Il faut donc " faire avec ".

La fusion se jouera, entre autres choses, sur la capacité de ceux qui la mènent à ne pas la faire contre tous les cadres des anciennes structures. On s’assurera facilement l’appui de ceux qui maintiennent leurs prérogatives, voire obtiennent une promotion grâce à la fusion. Cela ne suffit pas. Il faut donc, durant une période de transition, faire preuve d’imagination pour qu’il n’y ait pas trop de perdants.

Au-delà des destins personnels, l’enjeu est de reconstruire une culture commune à ce niveau de fonctionnement. C’est à la fois plus facile et plus difficile qu’à l’échelle de l’ensemble des salariés.

Plus facile, parce que le cercle est plus étroit, parce que se joue une identité de position, parce qu’on peut mettre cartes sur table plus aisément, parce que les arrangements ne concernent qu’un nombre limité de personnes. Plus difficile, parce que les cadres ont des solidarités ambiguës : ils se liguent parfois contre la direction générale, mais sont en même temps en compétition pour des promotions, l’accès à des informations ou des ressources rares, des appuis dans le traitement de dossiers difficiles ou l’engagement de professionnels qualifiés (Perrenoud, 1993).

7. Pilotage et " culture de l’évaluation "

La " culture de l’évaluation " est une des expressions à la mode, qui recouvre le meilleur et le pire : le meilleur quand elle pousse à clarifier des intentions et à analyser ce qu’on fait, à exercer une forme de lucidité personnelle et collective ; le pire quand l’évaluation coïncide avec un contrôle accru, fondé sur une quantification abusive des contributions, des rétributions et des résultats. Il arrive souvent, hélas, que de bonnes idées soient usées avant d’être mises en œuvre par ceux qui " surfent " sur la crête de la vague, en quête d’une nouvelle idée-force chaque année, et perverties par ceux qui veulent accroître leur pouvoir sous couvert de responsabilité et de modernité.

Bref, il est difficile d’y voir clair. Peut-être faut-il accepter une fois pour toute que, dans les métiers de l’humain, et notamment en formation, " l’efficacité ne se mesure pas : elle se construit, se négocie, se pratique et se vit " (Gather Thurler, 1994 b ; Perrenoud, 1993 d). L’évaluation est prisonnière, dans notre tradition, de la mesure, de la comparaison chiffrée, alors qu’elle devrait d’abord être un outil de régulation de l’action. Bouvier (1997) propose de substituer la notion de pilotage à celle d’évaluation dans la conduite des organisations, en s’efforçant d’optimiser le processus de décision par tous les moyens du bord. Si des mesures précises et instrumentées des effets du système sont disponibles en temps utiles, il faut bien sûr s’en servir, et les susciter, mais sans s’interdire de juger sur la base de divers indices. L’obsession d’évaluer " scientifiquement " les réformes scolaires conduit à renoncer à des régulations en temps utiles et à préférer l’autopsie dans les règles aux soins intensifs qui tiennent en vie (Perrenoud, 1996 b). J’ai plaidé ailleurs pour une conceptualisation plus forte du pilotage négocié des réformes (Perrenoud, 1998). Dans tous les cas, il s’agit d’évaluer, mais au plus près du processus à optimiser, non pour satisfaire une orthodoxie méthodologique. Une culture de l’évaluation n’a aucun intérêt si elle n’est pas en même temps une culture de la régulation, de la décision concertée et de la résolution coopérative des problèmes.

On évoque aussi de nouveaux modèles d’évaluation des performances, des compétences, du travail des personnes. Il est difficile d’en débattre sereinement à l’heure où l’idée d’un " salaire au mérite " resurgit, où le New Public management est parfois tenté d’emprunter à l’économie privée les outils les plus inhumains de gestion du personnel. Pourtant, il faut tenter de se débarrasser des fantasmes et de combattre les risques réels, pour réfléchir sur l’autonomie dans le travail (de Terssac, 1992) et les responsabilités qu’elle engendre pour ceux qui en bénéficient, sans être pour autant à leur compte. On parle beaucoup, dans le champ scolaire anglo-saxon, d’accountability, substantif impossible à traduire exactement. Redevabilité, imputabilité, disent les Québécois. En Europe francophone, on tourne la difficulté en parlant de la nécessité de " rendre compte " selon des modèles nouveaux, allant dans le sens de la professionnalisation, alliant " empowerment ", autonomie et responsabilité.

Une nouvelle " culture de l’évaluation " s’ébauche, concernant tant les personnes que les organisations. Une fusion ne devrait pas passer à côté de cette problématique. Non pas seulement pour mettre à profit une période de changement, mais parce que seuls d’ingénieux dispositifs d’évaluation des unités, des équipes et des personnes peuvent aider à concilier intégration et décentralisation. Les systèmes renonceront au contrôle bureaucratique dans la mesure exacte où ils sauront lui substituer des formes plus intelligentes permettant à chacun d’assumer ses responsabilités.


IV. Travailler sur la complexité

La complexité est à la base, en particulier dans les organisations humaines. pétries de nos contradictions et de nos conflits. Pourtant, on peut finir par l’apprivoiser et même par l’oublier, pour peu que l’on renonce à toute vue d’ensemble, à toute anticipation, pour se borner à vivre au jour le jour, dans la niche écologique que l’on s’est aménagée.

Toute fusion, même au stade des hypothèses, bouleverse cette tranquillité et oblige à redécouvrir la complexité. En fait, si elle nous rattrape, ce n’est pas du fasse de la fusion. C’est parce que le monde a changé et que nous devons en tenir compte. Les fusions sont des réponses à cette évolution, a priori nullement absurdes. Elle le deviennent lorsqu’elles poussent tous les acteurs de la base, voire les cadres intermédiaires et certaines directions, à s’arquebouter contre une logique de fusion imposée soit de l’extérieur, soit de l’intérieur, par quelque leader aussi visionnaire qu’autoritaire. Il se pourrait que ce cas de figure, hélas souvent observable, soit la rançon d’une politique de l’autruche : à ne pas vouloir envisager des fusions au moment où ils pourraient encore en prendre l’initiative, les acteurs en perdent la maîtrise et se retrouvent en fin de compte jouets de rationalisations sauvages, qu’ils auraient pu jusqu’à un certain point éviter, ou contrôler, en anticipant davantage. L’histoire n’est-elle pas un éternel recommencement, qui nous condamne à boire le calice jusqu’à la lie pour avoir pris, trop longtemps, nos désirs pour des réalités ?

 
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