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Diriger en période de transformation
ou
de crise, nest-ce pas, tout simplement,
diriger ?
Philippe Perrenoud
Faculté de psychologie et de sciences de
léducation
Université de Genève
1998
Deux figures du changement planifié : relayer une réforme ou animer une démarche de projetCrises du système et crises locales
Les érudits vous le diraient : en chinois, le même idéogramme signifie à la fois crise et changement. Ce que confirmeraient les psychosociologues occidentaux : il ny a pas de changement important sans résistance, donc sans crise. Et toute crise appelle des régulations, et souvent un changement.
Les périodes de crise et de transformation changent-elles radicalement la nature des fonctions dirigeantes ? Je dirai plutôt quelles accentuent certaines de leurs caractéristiques ordinaires et dévoilent ce qui est au coeur de toute action de direction : affronter lincertitude, le conflit, les contradictions entre les fins et les moyens, la diversité des attentes et des logiques daction des membres de lorganisation aussi bien que des usagers, la disparité des situations et des charges, avec les problèmes de justice qui sensuivent, la tension entre le désir de cohérence et la nécessité de passer des compromis, les nobles causes et la défense des intérêts acquis, la politique à long terme et les urgences du quotidien, lidentification à un sous-système et le souci de lensemble.
Je ne nie pas que la crise et/ou laccélération du changement social constituent une épreuve pour de nombreux dirigeants. Peut-être est-ce simplement parce quauparavant, ils ne jouaient pas pleinement leur rôle, du fait quen période de croissance ou de stabilité, leur établissement " se gouvernait tout seul ".
Il se peut que la situation difficile des sociétés développées pousse enfin tous les dirigeants à apprendre et à assumer pleinement leur métier. Je vais tenter de montrer que la fonction centrale de lautorité est de permettre aux organisations daffronter la crise et le changement, en invitant et en aidant les acteurs à construire un ordre négocié assez équitable et assez stable pour que la plupart puissent investir dans leur tâche et dans le projet collectif sans être accaparés par la défense de leurs propres intérêts, quils les définissent en termes de carrière, de pouvoir, de territoire, de sécurité, dautonomie ou autrement encore.
" Je mappelle Zangra "
Sur une mer dhuile, les compétences dun véritable capitaine de navire ne sont pas pleinement utilisées, mais elles doivent être disponibles, car léquipage compte sur elles dès que survient un incident critique, dès quun grain sannonce, et plus encore lorsquune tempête se lève. Alors que, par calme plat, le navire pouvait presque se passer de capitaine, sa survie, soudain, dépend, de son expérience, de son sang-froid, de sa capacité danalyser et de décider dans une situation complexe, difficile, qui ne donne pas droit à lerreur.
La tempête ne se déchaîne pas chaque jour. Etre capitaine, cest donc, pour une part, vivre dans lattente du jour où lon pourra donner toute sa mesure. Si la compétence irremplaçable dun chef est de gérer les crises ou les transformations, autrement dit les temps forts, voire dramatiques de la vie de linstitution, il peut lui arriver de trouver la vie un peu terne lorsque tout va bien. Qui ne connaît cette chanson de Jacques Brel : " Je mappelle Zangra, maintenant commandant du Fort de Bellonzio, qui domine la plaine, doù lennemi viendra, qui me fera héros. En attendant ce jour, je mennuie quelquefois ".
Le métier de chef détablissement fait partie de ces jobs à géométrie variable, où les tâches de routines peuvent, dune heure à lautre, faire place à laction la plus tendue, la plus complexe, la plus vitale. Pour le dire autrement : diriger, cest " faire avec ce qui vient ", assumer aussi bien le calme plat que la tempête. La crise ou la réforme sont inscrites dans les possibles, nul nen est complètement maître, la compétence des dirigeants professionnels est danticiper et de faire face, quoiquil arrive.
Ce qui change, dune époque ou dun système à lautre, cest, la probabilité, donc la fréquence, des crises ou des réformes. Si lon traverse une période très mouvementée, les chefs détablissements seront sur la brèche 24 heures sur 24, pour " faire ce quil y a à faire ", mais dans limaginaire de la corporation, il sagissait là, durant des décennies, de moments exceptionnels, suivi dun retour à une longue période de calme. Aucun directeur décole na jamais pensé quil vivrait toute sa carrière dans une totale quiétude, tous savaient quune crise ou une réforme pouvaient leur " tomber dessus ", mais ils avaient des raisons de penser quelles ne dureraient quun temps et quil suffirait de " faire le gros dos " en attendant laccalmie. Peut-être est-ce ce qui est en train de changer.
Un pompier professionnel, aussi longtemps quaucun sinistre ne se déclare, attend sans rien faire ou soccupe à des tâches dentretien ou dentraînement. Il est explicitement " de garde " et se prépare mentalement à laction. Un chef détablissement, lui, nest nullement désuvré dans les périodes calmes, car ladministration banale suffit à remplir ses journées. Paradoxalement, cela peut masquer le fait quon attend de lui, par dessus tout, la capacité daffronter les crises et les transformations. Personne ne devient pompier en espérant ne jamais avoir à combattre un incendie. On peut, au contraire, devenir chef détablissement en aspirant à une vie tranquille, sachant quon sera, à certains moments de lannée scolaire, accablé de tâches gestionnaires un peu ingrates, mais sestimant, pour le reste, moins voué que les professeurs à la confrontation quotidienne avec la complexité. Cette image est dépassée. Ou devrait lêtre !
Nul nignore que le Président des États-Unis ou le chef dune autre grande puissance ne sont jamais tranquilles, quune crise peut éclater nimporte quand et les mobiliser dans lheure. Les chefs de plus petites nations pouvaient avoir limpression de vivre plus sereinement. Ils savent aujourdhui que diriger un pays, cest diriger presque constamment en période de crise et de transformation, non pas durant quelques années tourmentées, mais sans doute pour les décennies à venir. Les chefs détablissements ont à faire le même apprentissage.
La question est de savoir si cest un simple ajustement à la conjoncture de lépoque ou une mutation identitaire. La réponse dépend de leur style de direction, de leurs ressources, de la nature des plaisirs professionnels quils recherchent. Pelletier (1996 a) affirme quune partie importante des enseignants sont devenus chefs détablissement pour contribuer à changer lécole. Ceux-là devraient être comblés, car leur leadership peut se donner libre cours en période de crise ou de transformation, ce qui nexclut pas les contradictions, la lassitude, le découragement.
Tous ne rêvaient pas de changer lécole. Ceux qui se sentaient plutôt gestionnaires nont pas besoin du changement et des crises pour se sentir utiles, puisquils trouvent leur identité dans la résolution méthodique des problèmes concrets qui ne manquent jamais dans une école. Faut-il changer dordinateur ? Que faire de la trésorerie ? Que répondre à tel parent délève accusant un professeur ? À tel professeur se plaignant quon ne tienne pas compte de ses vux dhoraire ? Quelle ancienneté reconnaître à une nouvelle secrétaire ? Que faire face à un soupçon de mauvais traitement dun élève ? Que répondre à ladministration qui demande des informations inexistantes ? De Meyer (1994) propose une liste amusante illustrant ce coq-à-lâne permanent caractéristique des métiers où lon est payé pour sintéresser aux problèmes des autres, qui surgissent par définition à limproviste. Le gestionnaire tente de mettre un peu de méthode dans ce désordre et cet imprévu bien tempéré lui suffit :
" Les chefs détablissement gestionnaires sont des personnes qui aiment analyser les problèmes administratifs et les résoudre. Leurs outils de travail sont les processus et méthodes de planification, dorganisation et de contrôle des activités. Ils apprécient que les tâches soient bien définies et régulièrement évaluées. Ils abhorrent lincertitude et limprovisation. Leur succès repose en partie sur un travail acharné et leur effort à réduire les conflits interpersonnels. Ils privilégient la logique plutôt que lintuition. Ils apprécient la rationalité, la loyauté et leffort déployé au travail. " (Pelletier, 1994 b).
Comment quelquun qui " abhorre lincertitude et limprovisation " pourrait-il trouver son compte dans des périodes de turbulence qui exigent aussi, et peut-être dabord, intuition, créativité, esprit de synthèse, vision de lavenir, prise de risque et sens stratégique ? Le respect méthodique de procédures rationnelles bien établies convient aux problèmes qui se répètent. Dans des situations nouvelles, confronté à la complexité, il faut inventer. Les leaders et les artistes y trouveront mieux leur compte que les gestionnaires, mais aussi que les directeurs de type grand-père (Gather Thurler, 1994 b) ou, genres moins nobles mais néanmoins existants, les mouches du coche, les fumistes ou ceux qui cherchaient simplement à fuir la classe ou à gagner un peu mieux leur vie.
Les périodes de crises et de transformation servent, dans tous les secteurs et dans toutes les sociétés, de révélateurs. Elles obligent à se poser des questions et peut-être à opter pour des réponses plus claires quen temps ordinaire. Cest ainsi quà la question " À quoi servent les chefs ? ", on donne en général une réponse qui contourne la question du leadership, ou, plus crûment, du pouvoir. À cette question - quon na dailleurs guère laudace de leur poser en face -, ceux qui exercent une fonction dautorité répondent que leur rôle est de coordonner les efforts, dassurer la cohésion de lensemble, de veiller au climat de travail, de répartir équitablement les tâches et les rétributions, de gérer au mieux les ressources humaines, de représenter lorganisation à lextérieur, de trouver les appuis, les ressources ou les débouchés qui permettent de maintenir et de développer les activités et notamment les emplois. Ces fonctions doivent être assumées et, chacun le reconnaîtra, il nest pas mauvais quelles le soient par une personne ou une équipe occupant une position centrale et disposant dune vue densemble des problèmes. Il apparaîtra " fonctionnel " que ceux qui exercent de telles fonctions jouissent dune autorité suffisante pour prendre et faire respecter des décisions, dénouer les conflits, faire vivre " en bonne intelligence " des gens différents, dont certains sont en compétition ou mènent des stratégies contradictoires. Tout cela peut sembler raisonnable, dépourvu de passion, ou dambition, de projet personnel. " Cette fonction, il faut bien que quelquun lassume, le système ma reconnu les qualifications techniques nécessaires, je nai pas le goût du pouvoir, jaime seulement rendre service et assurer une bonne organisation ". Ces propos cachent parfois pudiquement une passion du commandement des choses et des personnes, mais ils sont souvent sincères. Beaucoup de chefs ne se pensent pas comme tels et ne se prennent même pas pour des leaders, version anglo-saxonne plus soft.
Les périodes de crises ou de transformation ne peuvent avoir le même sens pour les leaders, pour les gestionnaires, pour ceux que lon a poussés dans cette fonction contre leur gré ou encore pour ceux qui y sont parvenus pour fuir une autre condition.
De nouvelles règles du jeu
On peut se demander pourquoi coexistent autant de conceptions de la fonction de chef détablissement au sein du même système éducatif. On voit depuis quelques années se développer des référentiels de compétences plus ou moins officiels, comme le montrent Hillinger (1996) ou Pelletier (1994 a), mais rien nassure que ces visions cohérentes, qui insistent sur un leadership certes coopératif, mais clairement assumé, correspondent à la conception que se font les intéressés de leur rôle. Tout dépend, semble-t-il, du moment où ils sont devenus chefs détablissement, des raisons qui les ont amenés à briguer ou accepter cette fonction et de celles qui les conduisent à lassumer encore. Certains sont devenus dirigeants avec la naissance de la crise ou pour des raisons qui les prédisposaient à affronter les contradictions sociales plutôt que les problèmes gestionnaires. Javancerai cependant lhypothèse que linscription de la crise ou de la transformation dans le quotidien de leur pratique représente une véritable mutation identitaire pour une fraction importante des chefs détablissement en exercice.
Nul ne saurait leur en vouloir. Les " règles du jeu " ont en effet été redéfinies en cours de partie :
Pour ceux qui sont devenus directeurs décole pour gérer des espaces et des horaires, veiller à lintendance et organiser la fête de fin dannée, la transition est rude, puisque se conjuguent une transformation globale de la société et du système éducatif et une évolution corrélative des métiers de lenseignement, notamment de celui de chef détablissement.
Hormis ceux qui vivent encore à lécart de ces tendances lourdes, donc relativement " à labri ", tous les chefs détablissements savent désormais que " plus rien ne sera désormais comme avant ". Même sils ne vivent pas les difficultés aiguës de leurs collègues les plus exposés, tous savent que, même dans les petites villes, même dans les zones résidentielles, même dans les petits établissements, même avec un corps enseignant expérimenté, " lordre scolaire nest plus ce quil était " et quil faut peut-être se préparer au pire. Ceux qui ont entamé la cinquantaine espèrent peut-être atteindre leur retraite avant dêtre pris dans la tourmente, les autres ne peuvent plus entretenir cette illusion.
Cette évolution des représentations collectives construit-elle une identité positive ou se borne-t-elle à alimenter des mécanismes de défense et des nostalgies ? Sans être en mesure destimer lordre de grandeur de telle ou telle réaction, je développerai ici lhypothèse que lessentiel se joue autour du rapport à la crise et au changement. Un chef détablissement peut en effet les vivre :
Dans cette seconde perspective, la crise et le changement font partie de la réalité " normale " et le chef détablissement est dautant mieux préparé à les affronter quil peut mobiliser des compétences et conclure des alliances lui permettant, sinon de tout maîtriser, du moins de faire face honorablement, en préservant lessentiel et en donnant sa pleine mesure.
Si lon fait abstraction de la minorité de ceux dont le conflit et les défis sont loxygène et qui ont tous les moyens de ce choix, on peut comprendre lhésitation du plus grand nombre. En dernière instance, chacun se trouve seul face à un choix identitaire dordre existentiel. La réflexion collective nest cependant pas inutile, elle peut contribuer à faire émerger des représentations moins défensives de la crise et du changement.
À cette fin, quelques distinctions simposent. Je men tiendra au tableau élémentaire suivant. Dans chaque case, on trouve un exemple :
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système éducatif |
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fractions du corps enseignant |
Ce tableau distingue les crises subies des changements planifiés. Pour chaque catégorie, on distingue encore les défis qui trouvent leur source principale dans létablissement de ceux qui viennent de lextérieur. Un tel découpage est un peu schématique : cest ainsi quun projet détablissement peut sinscrire dans une réforme globale ou répondre à une crise endogène ou exogène. Ces quatre cas de figures ne font pas appel à des compétences tout à fait différentes. Cependant, ils illustrent quatre composantes du métier de chef détablissement qui méritent une analyse séparée. Nous verrons ensuite ce quelles ont en commun.
Le changement, vu de létablissement, peut venir de lextérieur. On parlera alors dune réforme. Il peut venir de lintérieur. On pensera alors en général à un projet détablissement. On verra que cette démarche est souvent ambiguë et quelle népuise pas les stratégies de changement à linitiative de létablissement ou de son chef.
Lorsque le
changement vient dailleurs :
village gaulois ou avant-garde ?
Aucune réforme éducative dimportance ne naît sans avoir été préparée par une fraction des praticiens et des établissements, à la fois sur le terrain et dans le registre des représentations. Une fois décidée à léchelle du système, la réforme nest alors, pour les enseignants et les établissements qui lont conçue et défendue, quune invitation à continuer sur leur lancée. Cependant, dans leur majorité, les enseignants et les chefs détablissements vivent les réformes comme des décisions " venant den haut ", prises indépendamment des dynamiques et des besoins locaux et qui simposent aux acteurs du terrain par le seul " fait du Prince ". Même lorsque la réforme place létablissement et ses membres devant une injonction réformatrice dont ils se seraient bien passé, il reste un choix possible, qui se situe entre deux pôles extrêmes :
Ce choix ne se présente pas dans les mêmes termes, selon les rapports existants entre les établissements et le système éducatif, qui diffèrent selon les époques, les traditions nationales et lordre denseignement. À un extrême, létablissement est un État dans lÉtat, son chef se comporte comme un Ministre de léducation qui fait la pluie et le beau temps sans se soucier de ce qui se passe autour. Telle a été la situation de certains collèges ou lycées de grand prestige avant que la structuration dun véritable système denseignement ne les subordonne à des directions générales et à des politiques ministérielles. Il en reste des traces dans certains systèmes, où le directeur de lenseignement secondaire ressemble davantage à un primus inter pares, baron parmi les barons, quà un suzerain exerçant une véritable autorité.
À lautre extrême, létablissement existe à peine, cest un lieu-dit, une unité fonctionnelle sans âme ni identité, dont le chef na pas plus de responsabilité politique quun chef de bureau, dont la tâche est de recevoir des directives et de veiller à leur exécution.
On se trouve aujourdhui, presque partout, à mi-chemin entre ces deux pôles : aucun établissement, sil dépend des finances publiques, nest son propre maître ; à linverse, il représente, légalement ou de fait, au gré dune évolution des représentations sociales, davantage quun rouage administratif. En lui conférant le statut juridique de " personne morale ", engageant en droit ses ressources et sa responsabilité, certains pays sont allés au-delà dune décentralisation ou dune déconcentration et ont admis plus ou moins explicitement que le Ministère se limitait à assigner des missions globales, laissant à létablissement une assez large autonomie dans la déterminations des priorités et des modalités. Cette autonomie peut appartenir à létablissement lui-même ou revenir à un pouvoir organisateur constitué en association de droit civil, comme en Belgique, en commission scolaire, en conseil dadministration. Le partage de lautonomie donne alors un poids très variable au chef détablissement et au corps enseignant. Dans certains cas, ils ont troqué une dépendance contre une autre, plus locale, dans dautres cas, ils ont conquis un réel pouvoir.
Cette évolution peut sembler paradoxale, car elle ne saccompagne daucune indifférence de lÉtat régional ou national à légard des orientations de lenseignement. Alors même quil se dessaisit dune partie de son pouvoir de gestion directe, le Ministère de léducation (ou son équivalent) définit des politiques et des priorités de plus en plus ambitieuses et explicites et attend fermement des établissements quils choisissent " librement " duvrer dans le sens indiqué, au besoin à coups dincitations et de rétributions. Le paradoxe nest quapparent : il nexiste aucun droit " moral " des établissements à lautonomie, à la manière dont on reconnaît le droit dun peuple à lautodétermination. Les établissements restent au service du système ; leur autonomie nest quun détour pour mieux les mobiliser, dans le sens du " new public management " et de toutes les réflexions sur les vertus gestionnaires de la décentralisation et de la professionnalisation.
Il sensuit que lautonomie des établissements, bien loin dassurer leur tranquillité, les met chaque année ou presque en demeure de se déterminer par rapport à des politiques ministérielles qui restent parfois très contraignantes, sous des dehors modernistes, qui jouent parfois sur des mécanismes de marché : appels doffres, subventions à des projets, contrats.
Cela complique singulièrement la vie des chefs détablissement. Aussi longtemps quils se concevaient ou étaient conçus comme des " courroies de transmission ", ils pouvaient navoir aucun avis personnel sur les réformes scolaires, sen " laver les mains ", tout en répercutant consciencieusement les instructions venues den haut, en organisant les séances prescrites dinformation ou de formation, en matérialisant les changements de grille horaire ou autres transformations du ressort de létablissement, en invitant pour le reste les enseignants à respecter les nouveaux programmes, les nouvelles procédures dévaluation ou dorientation. Lorsque les directives font place aux incitations, létablissement est amené à choisir. Il peut, par exemple, accepter ou refuser de devenir un établissement expérimental ou pilote : il y a alors des risques à prendre, une stratégie active à élaborer. Il devient difficile de jouer le double jeu auquel excellaient certains chefs détablissement formellement irréprochables, mais qui laissaient entrevoir, sur les vertus de la dernière réforme concoctée par les cabinets ministériels, un scepticisme au moins égal à celui des enseignants
La difficulté est dautant plus grande, évidemment, que le chef détablissement ne peut sengager que sil a quelque chance dêtre suivi par ses troupes. Il ne suffit plus quil transmette la pensée officielle, mais il na pas pour autant le droit den faire à sa tête. Il lui revient la tâche nouvelle de faire sexprimer lopinion majoritaire au sein du collège, puis de la défendre face au système. On touche là à un autre paradoxe : lautonomie relative des établissements rend leur chef plus dépendant que jamais de son corps enseignant, sans ladhésion duquel il ne pourra tenir durablement aucune ligne.
Face à cette transformation du paysage, le chef détablissement peut être tenté de choisir la position basse, selon ladage " Je suis leur chef, donc je les suis ". Il deviendra alors une sorte doscilloscope, ou de girouette pour en rester à une métaphore plus rustique, un acteur dirigé par les autres - " other-directed " -, essayant de voir doù souffle le vent le plus fort, pris entre le marteau et lenclume - les attentes externes et les résistances internes - et naviguant à lestime pour sen sortir indemne.
Le rôle du chef détablissement est alors extrêmement actif. Il est exclu quun processus aussi complexe et fragile parvienne à son terme - une décision et sa mise en vigueur - sans un leadership soutenu, centré sur le processus et sa réussite. Cela nexige pas que le chef détablissement sinterdise de dire ce quil pense, à chaque étape, de façon dautant plus engagée quil lui paraît y avoir des intérêts majeurs en jeu. Structurer le débat sans le vider de sons sens est un art subtil, qui demande beaucoup de travail, de présence, découte, de créativité " méthodologique ", dinterventions facilitatrices et régulatrices, et invite aussi le chef détablissement à exprimer, sur le fond, des idées non dogmatiques, formulées comme des hypothèses ou des questions ouvertes, susceptibles de faire avancer la réflexion de son corps enseignant, notamment lorsquil est paralysé par ses divisions ou les incertitudes face à lavenir.
Dans cette perspective, une réforme nest plus un " tuile " qui tombe à limproviste sur la tête du chef détablissement et des enseignants, mais une occasion de poursuivre ou de rouvrir le débat interne, éventuellement de faire naître, de revitaliser ou dinfléchir un projet détablissement.
Projet détablissement ou démarches plurielles de renouveau ?
Alors que la réforme se décide à léchelle du système éducatif, il semble possible, pour un chef détablissement, déchapper, sil le souhaite, à toute transformation issue de lintérieur. On voit mal en effet un projet détablissement sesquisser à son insu ou contre son gré. Tout chef détablissement impliqué dans un changement endogène devrait donc, en bonne logique, y adhérer pleinement, voire en être linitiateur. Les choses sont en réalité moins simples.
1. Dabord parce que la législation ou la coutume imposent peu à peu lidée quun établissement digne de ce nom " doit " avoir un projet, ou du moins faire semblant Lorsque cest une obligation légale, le chef détablissement le plus réticent se débrouille pour envoyer un texte au Ministère. Il arrive que ce texte soit un chiffon de papier rédigé par le chef détablissement lui-même et qui nengage personne. Il arrive que le corps enseignant et le chef détablissement soient complices au moins sur un point : quon nous laisse tranquilles avec ces histoires de projet. Il arrive aussi quune partie du corps enseignant soit intéressée par lidée dun projet détablissement, et que le directeur puisse difficilement éviter de lui donner plus dampleur quil ne laurait souhaité.
2. Parfois, le projet soit une façon de résoudre un problème, de dépasser un conflit ou une crise, de mobiliser positivement des énergies qui pourraient sinvestir dans une forme dopposition ou de scission. Linnovation peut être " garante de léquilibre " (Nouvelot, 1988) ou résulter dun marchandage (Huberman, 1982), sans véritable adhésion sur le fond.
3. Dautres chefs détablissement lancent ou soutiennent un projet sans mesurer ce que cela implique, par démagogie, souci de paraître " dans le vent " ou envie de faire parler deux. Ils se retrouvent avec des problèmes quils navaient nullement anticipés et freinent alors des quatre fers, sur le mode " Que suis-je allé faire dans cette galère ? ".
4. Même lorsquil adhère sincèrement et durablement à une démarche de projet, à ses objectifs, à la concertation qui laccompagne, un chef détablissement peut être ambivalent parce quil doit faire face à de nouveaux interlocuteurs et partager, de fait, le pouvoir avec une fraction de son corps enseignant. Il peut se sentir " dépassé par les événements ", porté par une dynamique collective à assumer des décisions auxquelles il nadhère pas pleinement ou que, livré à lui-même, il naurait jamais prises, par peur des conséquences. Il oscille alors entre " Tous ces mystères me dépassent, feignons den être lorganisateur " et " Arrêtons cette machine infernale avant quelle nexplose ".
Pour ces quatre raisons, il est très possible quun directeur vive le projet de son propre établissement comme une contrainte externe dautant moins confortable quil ne peut la traiter ouvertement comme telle, sous peine de se couper de laile marchante de son corps enseignant.
Pour ne pas favoriser de telles situations, porteuses déchec, il serait sage dabord de ne pas donner au projet détablissement le caractère dune obligation légale ou sociale qui le vide souvent de son sens. On peut comprendre que ladministration centrale demande à chaque établissement de rendre compte de lusage quil fait de son autonomie et exige même une déclaration dintention, en invitant létablissement à indiquer ses priorités locales et la façon dont il compte sinscrire dans la politique densemble. Il est désastreux davoir identifié une démarche obligatoire, aussi légitime soit-elle, à un projet. Obin (1991) rappelle quen 1982, le projet détablissement était une démarche volontaire, dans le cadre dune politique incitative. Il est devenu obligatoire en 1989, changeant alors complètement de nature.
La technocratie acquise au " new public management " prête hélas aux acteurs des volontés et des stratégies quils nont pas, en imaginant peut-être que ces fictions seront créatrices. En réalité, elles dévoient le langage et rendent absurdes les meilleures idées. Sans doute, lobligation de déposer un projet a-t-elle aidé certains chefs détablissement timorés à se jeter à leau, alors quils auraient attendu quelques années encore avant de lancer spontanément une démarche de projet. Pour une incitation positive, combien a-t-on suscité de faux-semblants, qui brouillent les cartes ? Il est parfaitement possible, sans le rendre obligatoire, de donner un statut de droit au projet détablissement, de lassocier à des avantages symboliques et matériels, mais aussi de ne lagréer quà certaines conditions, notamment quant aux acteurs quil engage réellement et quant aux procédures de négociation des ressources et des franchises, puis des bilans. La démarche de projet serait alors à la fois un choix positif, un vrai projet, au sens anthropologique (Boutinet, 1993), et une démarche reconnue et valorisée par le système !
Cela ne suffirait pas, cependant, à éviter toutes les situations ambiguës décrites plus haut. Dans les pays qui ont la prudence de ne pas imposer un projet à chaque établissement, ou même dans ceux où il na aucun statut reconnu, on observe des dérives, liées notamment à la naïveté de certains chefs détablissement qui voient le projet comme une démarche à la mode, susceptible dajouter à leur prestige, ou comme une fuite en avant, masquant les véritables problèmes. Or, une démarche de projet qui ne débouche pas sur un partage du pouvoir et qui ne sattaque pas aux problèmes essentiels dun établissement est un leurre, un attrape-nigauds. Elle pousse au cynisme et au repli des enseignants déçus, qui se sentent trompés et ne sont pas près de repartir dans une telle aventure.
Il importe donc quun chef détablissement ne sengage dans une telle démarche quen connaissance de cause et sil est prêt à négocier avec son corps enseignant des décisions qui, formellement, relèvent de son autorité, sans reprendre son pouvoir dès que les choses ne vont pas dans son sens. Cela passe par un immense travail sur soi et par une forme de changement identitaire, au gré duquel on fait le deuil de la satisfaction dêtre celui qui décide pour devenir celui qui offre un cadre clair et une méthode à une démarche collective.
Même sil est tenté par cette orientation, quun chef détablissement ne sy lance pas tête baissée, sans sy préparer, sinterroger sur ses mobiles et ses ressources, sinformer, se former, parler avec des collègues, visiter dautres établissements engagés dans des démarches de projet. On dispose aujourdhui suffisamment dassez de recul et dinformation (Broch et Cros, 1989 ; Obin et Cros, 1991 ; Obin, 1993 ; Bouvier, 1994 ; Gather Thurler, 1993 a, 1996 d) pour quil soit impardonnable de se lancer à la légère dans une démarche dont on na pas les moyens. Une administration centrale ou des associations de chefs détablissement qui voudraient favoriser le développement de projets ne peuvent aujourdhui se contenter de renforcer leffet de mode, elles doivent agir au niveau de la formation et du soutien. Il est par exemple insensé quaucun dispositif de soutien et de suivi externes ne soit mis à la disposition dun établissement qui se lance dans une démarche de projet. Lémergence du rôle dintervenant-conseil ou daccompagnateur de projets est une excellente chose, mais on pourrait aussi envisager, en parallèle, de mettre des ressources à la disposition du chef détablissement lui-même, sous la forme dune supervision ou de groupes danalyse de pratiques formés de chefs détablissement. Contrairement à ce quon croit souvent, il ne sagit pas, pour favoriser une démarche de projet, de cesser dêtre responsable, en remettant son pouvoir à un collectif. Lautogestion nest pas de mise dans une administration publique ou privée de grande taille, entre professionnels réunis au hasard des carrières plutôt que par des choix mutuels ou des affinités idéologiques. Dans un projet fondé sur une autorité négociée, le rôle du chef est crucial. On ne lui demande pas de réserver les salles ou dapporter les croissants à la pause, mais de prendre le leadership dune démarche complexe et fragile, à la manière dun guide de haute montagne. Que dirait-on dun guide qui naurait pas un peu plus de courage, de compétences et de capacité danticiper que ceux quil guide ? Nous vivons encore dans une immense confusion entre démarche de projet et démocratie. Un établissement nest pas une " cité politique " gérant son propre destin, la participation ny est ni une fin en soi, ni un droit des personnes, seulement un moyen plus efficace de tenir les promesses du système éducatif.
La vogue des projets pourrait faire oublier quun établissement peut innover sans avoir à proprement parler un projet global et unique impliquant tous ses collaborateurs. n chef détablissement peut choisir de favoriser le " renouveau " (Gather Thurler, 1993 b ; Perrenoud, 1993 b) en faisant en sorte que tous progressent à la fois face aux élèves et dans la coopération entre professionnels. Quun établissement tout entier se mobilise pour soutenir un projet est symboliquement satisfaisant. Peut-être est-ce une condition nécessaire de certaines innovations à grande échelle, par exemple un partenariat école-famille ou école-entreprise, une lutte globale contre léchec et lexclusion, une réorganisation des ressources documentaires et informatiques et de leur usage. Si le rassemblement de tous nest pas possible, compte tenu de la diversité des intérêts et de létat des relations, mieux vaut ne pas entretenir une fiction et soutenir plusieurs projets plus modestes, non coordonnés, mais connus, qui sont autant de vecteurs de professionnalisation. Compte tenu des compétences des acteurs et de la culture professionnelle dominante, lélaboration dun projet détablissement nest pas toujours la manière la plus efficace de stimuler le changement.
Favoriser le renouveau exige du chef détablissement plus quune attitude encourageante : il doit consentir un travail dincitation, de soutien, de mise en relation, de valorisation, de négociation de ressources et de franchises. Plutôt que dêtre au centre dun projet, il devient linterlocuteur de plusieurs projets, émanant déquipes, voire de personnes différentes au sein de son établissement. Ce nest pas plus simple que de conduire un projet, mais certains directeurs, comme certains enseignants, se sentent plus à laise dans de telles démarches, que la vogue du projet détablissement pourrait injustement dévaloriser.
En bref, de multiples chemins mènent à Rome ! Sil est sûr que létablissement est un niveau essentiel dans toute innovation, il peut, selon les cas, être lagent actif dune réforme globale ou le cadre, lécosystème et le garant dinnovations partielles, sil nen est pas lacteur principal. Les rapports entre organisation et innovation sont complexes (Alter, 1993 ; Bonami, 1996 ; Gather Thurler et Perrenoud, 1991 ; Perrenoud, 1990 ; 1993 a, 1993 c) et il est préférable de " ne pas mettre tous les ufs dans le même panier ".
Ici à nouveau, la distinction entre lintérieur et lextérieur nest pas absolue. Comment imaginer un système en crise alors que tous les établissements se porteraient à merveille ? Dans la crise comme dans la réforme, le système nest pas homogène, il y a toujours des secteurs ou des établissements qui jouent un rôle moteur et dautres qui se retrouvent devant une situation définie en dehors deux qui, à un moment donné, transforme leur environnement et les oblige à se déterminer. Malgré cette réserve, il est opportun de distinguer les crises endogènes et les crises exogènes.
La crise du système : sen protéger ou sy noyer ?
Le système éducatif fait lobjet dune sorte de radiographie périodique par les médias, lopinion publique, les usagers, le Parlement. On interroge quelques parents mécontents, quelques élèves désabusés, quelques lettrés prompts à dénoncer la baisse du biveau, quelques enseignants amers, quelques chefs détablissement déboussolés et on conclut : " Lécole est en crise ! ". Nul ne sait exactement ce que cela veut dire, quelle est lampleur du phénomène et son ancienneté. La crise nest pas une réalité objective, mais un regard porté sur la réalité, une construction sociale qui ninvente pas les faits, mais les sélectionne, les relie, les amplifie, les dramatise, les inscrit dans un tableau densemble, leur attribue un sens comme indices dun mal-être global de lécole. On sait quil suffit de trois catastrophes successives pour quon parle dune série noire. La crise est une construction plus sophistiquée, mais sur le même modèle. Tout système éducatif est constamment habité de tensions, de conflits, de doutes, de problèmes insolubles. Il y a bien entendu des périodes plus fastes que dautres, mais le discours de la crise exagère le contraste : soudain, on annonce que tout va mal, et on feint de croire quhier, tout allait bien.
Une partie des enseignants découvrent donc la crise du système éducatif dans le journal ou à la télévision, alors quils ont limpression que dans leur environnement proche, il ne se passe rien dextraordinaire. Même sils ne se laissent pas impressionner et influencer par le climat général, la crise va modifier leur environnement, par le fait même que, sous la pression des médias ou dautres influences, le gouvernement est obligé de " faire quelque chose ". Lorsquon savise " subitement " que lécole est en train de manquer le virage des nouvelles technologies, le Ministère réagit et les établissements reçoivent dans lannée des équipements informatiques quils nont pas demandés, alors quils ne parviennent pas à faire réparer la toiture ou à remplacer une photocopieuse démodée. Lorsquon découvre que lécole est " saisie par la violence ", cest le branle-bas de combat décrété den haut, même là où tout se passe pacifiquement. Lorsque les budgets de linstruction publique sont dans les chiffres rouges et que le gouvernement promet de " redresser vigoureusement la situation ", même les établissements les plus démunis doivent contribuer aux économies. Bref, lorsque le système est réputé en crise, il est difficile de faire comme si on nétait pas concerné, même lorsquon ne vit pas du tout les mêmes problèmes.
Enquêtes, recommandations, nouvelles procédures, économies soudaines ne transforment pas du tout au tout la marche dun établissement, mais elles interfèrent avec les dynamiques en cours, changent le climat, mobilisent des énergies, notamment celle du chef détablissement, qui doit soudain faire des rapports circonstanciés sur des secteurs qui ne le préoccupaient guère ou assister à des réunions au sommet dont sortent des recommandations qui ont, dans son école, une faible pertinence. Être chef détablissement, cest participer plus que les enseignants aux accès de fièvre du système et naviguer entre deux écueils : mobiliser le corps enseignant autour des dernières directives du Ministère, au risque de faire perdre du temps à tout le monde, ou les ignorer, au risque de passer à côté dun vrai problème.
Diriger en période de crise, cest connaître le bon usage des fluctuations du climat et de la conjoncture politiques, savoir protéger son établissement des modes sans le désolidariser des débats de fond. Si la distinction est facile à comprendre, elle est plus difficile à opérer au jour le jour, lorsquon a le nez collé sur lévénement. Ainsi, dans le domaine des violences scolaires, très médiatisés aujourdhui en France, il est bien difficile, pour un chef détablissement dune zone encore tranquille, de savoir sil doit se préparer au pire pour demain ou pratiquer le " wait and see ". Il court, dans les deux cas, le risque dune appréciation erronée. Or, il est aussi fâcheux de sous-estimer une vraie menace que de créer une " psychose ".
Ce dilemme nadmet pas de solution toute faite, du moins au moment où la crise est déclarée. Sil fallait suggérer des mesures préventives, elles iraient certainement dans le sens dune plus forte capacité danalyse des tendances lourdes du système éducatif et danticipation de leurs incidences locales. Sans se retirer du monde, on peut tenter de ne pas frémir à chacun de ses soubresauts. Il est par exemple raisonnable quun établissement organise régulièrement des débats ou des séances dinformation sur lévolution de la société et ses incidences sur léducation. Plus la culture professionnelle proposera doutils danalyse, plus les enseignants et le chef détablissement seront en mesure de faire la différence entre ce qui se passe localement et les mouvements densemble. Etre chef détablissement ne signifie pas être le seul ou le mieux informé, mais partager au contraire linformation et entretenir le débat.
Ce nest pas facile, pour au moins deux raisons :
La crise locale ou vivre sur un volcan
Tout ce qui se joue à léchelle dun établissement ne participe pas dun mouvement densemble. Les établissements et leurs chefs se retrouvent donc régulièrement devant des situations problématiques singulières et leur rôle est dy faire face, là où ils sont, dans une certaine solitude. Cela nest pas fortuit, mais résulte précisément dun processus de décentralisation qui laisse le niveau local " se débrouiller " avec les contradictions dont le système éducatif nest pas parvenu à venir à bout. Contrairement à ce quimaginent les idéalistes, lautonomie accordée à un sous-système, au sein dune organisation, nest pas toujours un cadeau destiné à permettre à chacun de sépanouir pleinement en faisant ce quil lui plaît, cest plutôt une façon, pour le centre, de " se débarrasser " de problèmes insolubles à son niveau. En insistant sur létablissement comme personne morale et acteur collectif, en vantant sa capacité de trouver des solutions optimales tenant compte des particularités du terrain, on lui interdit de se retrancher derrière des directives générales. Lautonomie saccompagne dune responsabilité et oblige à prendre des risques. Pourquoi la direction de lorganisation scolaire accorderait-elle une certaine autonomie aux établissements lorsque tout va bien et reprendrait-elle le contrôle des opérations dès que les choses se compliquent ? Aujourdhui, on demande à un établissement dassumer aussi les passes difficiles. Si les parents, les élèves, le personnel technique ou une partie des enseignants protestent, le chef détablissement ne peut plus leur dire, quel que soit le problème, quil ne peut rien pour eux et leur suggérer de sadresser à la direction générale. Pour tout ce qui relève de son autonomie budgétaire, de sa politique dengagement du personnel, des choix gestionnaires ou pédagogiques qui lui appartiennent (par exemple formation des classes, ouverture doptions ou de demi classes, création de dispositifs de soutien, procédures dorientation et de conseil, aménagement de la grille horaire, modes de sanction de lindiscipline ou de répression de la violence, modalités dinformation et participation des parents ou des élèves), il ne peut plus se protéger derrière " le système ".
Même si cette évolution représente, globalement, un progrès, elle exige cependant une gestion de plus en plus locale des crises, des problèmes et des conflits. Le chef détablissement est en première ligne, mais il ne peut plus aussi facilement que par le passé sadresser à léchelon supérieur en demandant " Que dois-je faire ? ". Face à cette réalité, deux attitudes extrêmes sont possibles.
La première est de tout faire pour éviter les problèmes et, lorsque ce nest plus possible, de les déléguer soit au niveau inférieur, soit au niveau supérieur de lorganisation ; cette tactique nest pas absurde ; habilement mise en uvre, elle peut préserver un chef détablissement, des années durant, des décisions et des dilemmes les plus difficiles ; il est primordial, pour en arriver là, de savoir transformer un problème en un autre qui, lui, relève dune nouvelle instance ; ainsi, sil est en butte aux attaques de la presse, un chef détablissement expérimenté peut-il suggérer que cest linspection générale ou le ministère qui sont en réalité visés et quil vaudrait mieux quils prennent directement les choses en main ; une grogne des parents peut être présentée comme une mise en cause de la conscience professionnelle du corps enseignant, en suggérant quelle appelle dabord une réaction syndicale, le chef détablissement se tenant " en réserve ".
La seconde attitude consiste évidemment à accepter de faire partie à la fois du problème et de la solution. Cela aide à se saisir de la crise bien avant quelle ait pris de lampleur et soit devenue insoluble sans pertes et fracas. Une telle attitude peut sembler suicidaire, contraire à toute stratégie de survie et de carrière dans les bureaucraties, où lon apprend plutôt à se couvrir ou à botter en touche. On voit bien dans quel sens le souci du bien commun pourrait faire pencher la balance. Nos sociétés souffrent de maux endémiques dans toutes sortes de domaines parce que chacun sabstient dagir, en espérant que dautres le feront et sexposeront à " porter le chapeau " en cas de malheur. Le recrutement exclusif de chefs détablissements dévoués corps et âmes au bien public, et ne craignant pas de prendre des coups, serait évidemment une formule intéressante si elle était praticable !
Dans une société individualiste et bureaucratique, il est plus réaliste de se demander ce qui pourrait pousser un individu normal, donc prudent et soucieux de préserver sa tranquillité ou de servir sa carrière, à prendre des risques en assumant pleinement les responsabilités de sa fonction. La volonté de faire carrière pourrait être un moteur, encore que le paradis du pouvoir admette plus dun Sésame et que, pour un chef suprême conduit à de hautes fonctions par son courage et son esprit de décision, il sen trouve probablement deux qui sont arrivés au même niveau en évitant simplement de déplaire.
Au bout du compte, cest un problème didentité et de solitude. Un problème didentité, en ce sens que les choix dun acteur dépendent de son image de soi et des satisfactions personnelles et professionnelles qui le font courir. Pour que les chefs détablissements trouvent leur compte en assumant pleinement lautonomie reconnue aux établissements, il faut et il suffit 1. quils se prennent pour des professionnels dun métier spécifique ; 2. quils aient les moyens de leurs ambitions, moyens intellectuels et affectifs, compétences danalyse et savoirs daction (Pelletier, 1996).
Problème de solitude aussi : pour assumer pleinement leur autonomie, il faut que les chefs détablissement la partagent avec leur corps enseignant et favorisent une autorité négociée (Perrin, 1991), une gestion participative (Demailly, 1990) ou une culture de coopération (Gather Thurler, 1994 b). Sils se sentent pris entre le marteau et lenclume, seuls face à leurs enseignants, seul face au système les chefs détablissements ne peuvent quadopter un profil bas et naviguer à vue pour éviter les coups.
Lorsque les transformations et les crises deviennent la règle, il devient irréaliste despérer " passer entre les gouttes ". On peut néanmoins sy employer et faire son possible pour travailler dans un coin tranquille et éviter les problèmes.
On peut aussi se dire que les transformations et les crises sont le sel de la vie pour ceux qui ont le goût et les moyens de les affronter. On a ironisé sur quelques sociétés européennes conservatrices qui " entraient dans lavenir à reculons ". Les organisations, les corporations et les personnes sont devant le même choix. On peut rêver dune génération de chefs détablissement dont lidentité serait construite à partir de leur capacité dinnover et de gérer des crises. Dans la division du travail, une partie des professionnels les plus qualifiés ont choisi des métiers où le défi est permanent : un chirurgien, un cinéaste, un chercheur, un avocat dassises, un journaliste de talent ne cherchent pas la facilité, mais au contraire la difficulté et le risque. Les chefs détablissement ont le même choix : garants de lintendance ou leader dune communauté de travail ? gestionnaires accablés de petits problèmes ou visionnaires engagés dans un travail de conception et danimation ?
Jusquà un certain point, chacun peut infléchir son propre rôle, dans lun ou lautre sens. Le défi est cependant, en dernière instance, lancé à lensemble de la corporation. Selon les orientations quelle adoptera, elle infléchira le rôle de ses membres dans le système éducatif. Ce dernier aussi son mot à dire, mais il me paraît fortement ambivalent : de chefs détablissements " entrepreneurs ", les ministères voient sans doute lutilité pour faire face à la complexité du temps présent, mais ils craignent leur influence.
Les " gestionnaires du quotidien " ne font pas rêver, mais ils sont fort utiles et ils déchargent les enseignants de tâches peu prestigieuses et peu enviables. Chacun connaît des chefs détablissement qui prennent à leur compte les besognes les plus ingrates, les plus morcelées, les plus disparates, les moins créatives, qui soccupent dune multitude de petits problèmes et voient leur temps " mangé " par les sollicitations externes et les urgences. Cet investissement du chef détablissement dans des tâches gestionnaires arrange les enseignants qui pensent avoir mieux à faire, mais cette division du travail nest pas une fatalité. Pour sortir de ce rôle de service, il faut avoir le projet de diriger. Au théâtre ou au cinéma, le régisseur est une sorte dadministrateur qui veille à tout et rend possible lorganisation matérielle des représentations. Les chefs détablissements se contentent souvent de ce rôle. Veulent-ils devenir metteurs en scène, réalisateurs ? Veulent-ils exercer un véritable leadership ? Sils le veulent, transformations et crises, plutôt que dêtre des perturbations malvenues, deviendront des défis indispensables à laccomplissement du métier dans toutes ses dimensions.
Dans cet esprit, il importe pour les associations professionnelles de cadres dadopter une :
" attitude est plus active, plus prospective et participative. Elle consiste à bien connaître les mutations en cours, à inciter les chefs détablissement à se joindre activement au processus du changement, à assumer leur part de responsabilité et de leadership dans un processus de transformation qui va sans doute entraîner des mutations profondes dans la distribution des rôles et dans le fonctionnement des rapports de pouvoir à tous les échelons " (Gather Thurler, 1996 b, p. 1).
On ne pourra unifier la fonction de chefs détablissement, même à lintérieur dun seul système éducatif, dans la mesure où les cadres appartiennent à des générations différentes, ont été nommés à ce poste à des phases différentes de lhistoire de lorganisation, donc selon des profils variés, nont pas suivi le même itinéraire, nont pas les mêmes aspirations et les mêmes compétences et ne sont pas confrontés aux mêmes situations. Faire de nécessité vertu, cest dabord " faire avec " cette diversité. Il subsistera des gestionnaires, des leaders et des artistes (selon Pelletier, 1996 a et b), des adeptes du laisser-faire, des autoritaires, des grands-pères, des architectes, des visionnaires (selon Gather Thurler, 1994 b), des amorphes, des promoteurs, des missionnaires et des girouettes (selon Quirion, 1994) ou encore, selon Garant (1992) des directeurs décole fonctionnant comme rouages, grains de sable, catalyseurs, moteurs, Saint-Bernard, martyrs, patrons ou cerveaux. La question est de savoir si ces divers profils peuvent tous évoluer vers une posture de leader innovateur (Gather Thurler, 1996 b) sans se couler dans le même moule. Il y va de leur intérêt : dans un monde en crise et en transformation, ceux qui sarqueboutent pour rétablir lordre ancien souffriront, ceux qui accompagnent le mouvement vivront dans le changement " comme des poissons dans leau ". Il est parfois à la fois vertueux et nécessaire de faire de nécessité vertu
Cette évolution a évidemment partie liée avec la professionnalisation du métier de chef détablissement (Boulerice, 1994 ; Gather Thurler, 1996 b ; Mamou, 1994 ; Obin, 1996 ; Pelletier, 1995 ; Vienneau, 1994). Peut-être faut-il aussi envisager que la question soit personnelle et existentielle, et quelle renvoie chacun à une question très intime : que vais-je faire de ma vie professionnelle, pour le temps de carrière qui me reste ? Cest à cette interrogation que nous invite Guy Pelletier, dans un texte au titre provocateur Piloter une innovation ou lart de gérer linutile. Il écrit :
" Linnovation du troisième type nous introduit dans lart complexe des situations floues, des événements complexes, des pulsions libérées, voire des événements chaotiques. La vie quoi ! La vraie vie ! Celle qui se tisse au sein des êtres contradictoires que nous sommes. celle qui produit du sens et du non sens, celle qui nous illumine et nous donne des raisons de vivre, de poursuivre un chemin accidenté et, cela, même si nous en connaissons la fin inéluctable : la mort. La mort, cette grande bêtise à laquelle on ne réussit plus à séchapper depuis que nous faisons des graffitis dans la caverne de Platon. Linnovation du troisième type est alors celle qui nous permet de devenir ces êtres éternels que Camus appelle Les premiers hommes, cest-à-dire ceux et celles qui participent à la construction du monde sans laisser de traces. " (Pelletier, 1994 c, p. 3).
Nul nest, aujourdhui, à la fois assez rationaliste et naïf pour croire que nous pouvons vraiment planifier le changement, ou même lorienter fortement. Cela ne signifie pas quil ny a rien à faire, mais que les choix que nous faisons ne sont pas guidés seulement par un souci defficacité : ils participent dune recherche de sens et didentité. Les leaders innovateurs ne simaginent plus quils vont sauver lécole par leur seul engagement, mais ils refusent le cynisme et le défaitisme qui conduisent à la politique du pire. Le rapport aux crises et au changement est peut-être, en dernière instance, une question métaphysique
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