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Lapproche par compétences,
une réponse à léchec
scolaire ?
Faculté de psychologie et des sciences de
léducation
Université de Genève
2000
I. Développer des compétences en formation généraleII. Pour que lapproche par compétences soit démocratisante
III. Le rapport au savoir des professeurs
A quoi bon changer les programmes si ce nest pour que davantage de jeunes construisent des compétences et des savoirs plus étendus, pertinents, durables, mobilisables dans la vie et dans le travail ?
Si cela va de soi, in abstracto et dans la sphère des bonnes intentions, il reste à faire la preuve quune approche par compétences ne sera pas, paradoxalement, plus élitaire quune pédagogie centrée sur les savoirs, quelle donnera plus de sens au métier délève et quelle aidera les élèves en difficulté ou en échec à se réconcilier avec lécole.
Pour aller dans ce sens, il importe de montrer que, loin de tourner le dos aux savoirs, lapproche par compétences leur donne une force nouvelle, en les liant à des pratiques sociales, à des situations complexes, à des problèmes, à des projets. Ce faisant, elle peut, sans sattaquer à toutes les causes de léchec scolaire, prétendre au moins traiter de façon décidée de la question du rapport au savoir et du sens du travail scolaire. Mais cela ne va pas sans interroger le rapport au savoir des enseignants et le sens de leur propre travail
Les réformes des systèmes éducatifs visent :
Souvent, ces deux enjeux sont entremêlés, parce que l'une des dimensions implique l'autre. La recherche d'une école plus efficace peut amener à mettre en question le curriculum en vigueur. Inversement, une transformation radicale des programmes exige de nouvelles méthodes d'enseignement, dont lefficacité reste à démontrer.
Comment situer l'approche par compétences ? Manifestement comme une tentative de moderniser le curriculum, de l' infléchir, de prendre en compte, outre les savoirs, la capacité de les transférer et les mobiliser.
Les textes officiels ne sont pas toujours très explicites à cet égard, sans doute parce quil est politiquement plus correct de prétendre soccuper à la fois de moderniser les programmes et daméliorer lefficacité de lécole. Les intentions et leur formulation diffèrent en outre d'un système éducatif ou d'un ordre d'enseignement à un autre. Cependant, il paraît assez évident que le moteur principal d'une telle réforme est la volonté de faire évoluer les finalités de l'école, pour mieux les adapter à la réalité contemporaine, dans le champ du travail, de la citoyenneté ou de la vie quotidienne.
Si cela est vrai, on pourrait avoir l'impression que la question des inégalités et de l'échec scolaire n'est pas posée par l'approche par compétences, qu'on se borne à substituer de nouveaux programmes aux anciens, sans que soient affectées l'efficacité et léquité du système éducatif, ni en bien, ni en mal.
Cette vue des choses est cependant naïve. Les inégalités sociales devant lécole ne sont pas indépendantes des contenus de lenseignement, des formes et des normes d'excellence scolaires. Chaque programme nouveau est susceptible de transformer la distance qui sépare les diverses cultures familiales de la norme scolaire. Il peut laccroître pour certaines classes sociales, laffaiblir pour dautres.
Autrement dit, même si lapproche par compétences ne se présente pas comme une réforme élitiste, on ne peut a priori exclure l'hypothèse qu'elle pourrait aggraver les inégalités sociales devant lécole. On ne peut davantage écarter sans examen lhypothèse inverse, selon laquelle lapproche par compétences favoriserait les apprentissages et la réussite scolaires des élèves actuellement les plus démunis.
Pour départager ou articuler ces hypothèses contradictoires, il faut évidemment analyser de façon plus précise la nature du changement curriculaire introduit.
1. Dans un premier temps, en tentera donc didentifier ce qui change ou est censé changer dans les finalités et les contenus de la scolarité lorsqu'on adopte une approche par compétences.
2. Dans un second temps, on examinera les implications possibles de ce changement du point de vue de la distance entre la culture scolaire et les diverses cultures familiales des apprenants, donc à la fois du sens de lécole, de la longueur du chemin à parcourir et des embûches qui le jalonnent.
3. On montrera ensuite que le curriculum prescrit na deffets quà travers la représentation que sen font les professeurs et la traduction pragmatique quils en donnent en classe, au moment denseigner mais aussi à travers leurs exigences au moment dévaluer. Les mêmes programmes sont souvent compatibles aussi bien avec une interprétation démocratisante quavec une interprétation sélective et élitiste.
4. Enfin, on rappellera quà interprétation semblable du curriculum formel, le curriculum réel quexpérimente chaque élève dépend du degré et du mode dindividualisation des parcours de formation et donc des structures et des pratiques qui permettent ou non une pédagogie différenciée. On verra que lapproche par compétences modifie sensiblement les données du problème.
Que la formation professionnelle ait vocation de développer des compétences ne fait pas lombre dun doute. On peut diverger sur le niveau dexpertise visé, le référentiel de compétences et les démarches de formation, mais nul ne prétend quon peut exercer un métier nanti de connaissances seulement, aussi étendues soient-elles. Il y faut aussi des capacités et des compétences, qui rendent les savoirs transférables et mobilisables dans les situations professionnelles. Il apparaît aussi de plus en plus clairement quon ne saurait, pour développer des compétences professionnelles, se fier aux simples vertus dune immersion dans la pratique. Sil faut des stages et de lexpérience, il faut aussi des dispositifs pointus dalternance et darticulation théorie-pratique.
En formation générale, on ne se soucie guère des compétences. Même lorsquon pense le faire, on vise plutôt le développent de capacités intellectuelles de base sans référence à des situations et à des pratiques sociales. Et surtout, on dispense à hautes doses des connaissances. Lapproche par compétences affirme que ce nest pas suffisant, que sans tourner le dos aux savoirs (Perrenoud, 1999 c), sans nier quil y ait dautres raisons de savoir et de faire savoir (Perrenoud, 1999 b), il importe de relier les savoirs à des situations dans lesquelles ils permettent dagir, au-delà de lécole.
Agir, cest ici affronter des situations complexes, donc penser, analyser, interpréter, anticiper, décider, réguler, négocier. Une telle action ne se satisfait pas dhabiletés motrices, perceptives ou verbales. Elle exige des savoirs, mais ils ne sont pertinents que sils sont disponibles et mobilisables à bon escient, au bon moment :
La compétence nest pas un état ou une connaissance possédée. Elle ne se réduit ni à un savoir ni à un savoir-faire. Elle nest pas assimilable à un acquis de formation. Posséder des connaissances ou des capacités ne signifie pas être compétent. On peut connaître des techniques ou des règles de gestion comptable et ne pas savoir les appliquer au moment opportun. On peut connaître le droit commercial et mal rédiger des contrats.Chaque jour, lexpérience montre que des personnes qui sont en possession de connaissances ou de capacités ne savent pas les mobiliser de façon pertinente et au moment opportun, dans une situation de travail. Lactualisation de ce que lon sait dans un contexte singulier (marqué par des relations de travail, une culture institutionnelle, des aléas, des contraintes temporelles, des ressources ) est révélatrice du " passage " à la compétence. Celle-ci se réalise dans laction. Elle ne lui pré-existe pas. ( ) Il ny a de compétence que de compétence en acte. La compétence ne peut fonctionner " à vide ", en dehors de tout acte qui ne se limite pas à lexprimer mais qui la fait exister (Le Boterf, 1994, p. 16)
On impute souvent " lirrésistible ascension " des compétences dans le champ scolaire (Romainville, 1996) à leur vogue dans le monde de léconomie et du travail. Jai débattu ailleurs (Perrenoud, 1998, 2000 b) de cette prétendue dépendance, rappelé avec dautres (Le Boterf, 1994 ; 2000 ; Jobert, 1998) que la fascination du monde économique pour les compétences nest pas uniquement du côté du déni des qualifications et de leurs corollaires, la dérégulation, la précarité et la flexibilité des emplois, la production à flux tendus. Il y a dans le monde de lentreprise, même si cest par nécessité bien comprise plus que par humanisme vertueux, une forme de reconnaissance du travail réel et de son écart au travail prescrit, une prise de conscience du fait que si les opérateurs les moins qualifiés ne manifestaient pas au travail intelligence, créativité et autonomie, la production serait compromise. Si les entreprises se préoccupent des " ressources humaines " et découvrent des trésors cachés en leur sein, cest sans doute parce que cest un impératif pour survivre dans la concurrence mondiale. Cela nautorise pas à diaboliser la compétence, à la réduire à un slogan du néo-libéralisme triomphant.
Jai tenté aussi de montrer que lapproche par compétences renouait avec une très ancienne préoccupation de lécole, celle du transfert de connaissances. Depuis qu'il y a des pédagogues pour interroger le sens des pratiques scolaires, la question du transfert de connaissances est posée. Un colloque récent y est revenu (Meirieu, Develay, Durand et Mariani, 1996), de même quun ouvrage de synthèse (Tardif, 1999).
Chacun le voit : il ne suffit pas de passer de longues années à assimiler des savoirs scolaires pour être ipso facto capable de sen servir hors de lécole. Les enseignants le savent ou le pressentent : évaluer la mobilisation des savoirs dans des contextes différents du contexte dapprentissage, cest se préparer de belles déconvenues. Pourquoi ? Parce quon fait basculer dans léchec tous ceux qui ne maîtrisent pas fondamentalement les savoirs, mais parviennent à faire illusion par le travail, la mémorisation, le bachotage, le conformisme, limitation et la ruse, voire la tricherie. Du coup senclenche un cercle vicieux : on névalue pas le transfert pour ne pas perdre toute illusion durant la scolarité, donc on na pas besoin de le travailler, si bien quà lissue des études, chacun tombe de haut devant des tâches complexes.
Depuis quelques années, le débat sur le transfert de connaissances reprend de limportance, parfois en opposition, parfois en lien avec la problématique des compétences et de la mobilisation de ressources cognitives (Le Boterf, 1994). A mes yeux, transfert et mobilisation sont deux métaphores différentes (Perrenoud, 2000 a) pour désigner le même problème, celui du réinvestissement des acquis dans des situations différentes des situations de formation. La métaphore du transfert me semble plus pauvre. Elle part dun apprentissage et se demande sil peut être réinvesti ailleurs, plus tard. Cela pousse à créer des " situations de transfert " pour vérifier ou favoriser ce réinvestissement. La métaphore de la mobilisation de ressources cognitives me semble plus large, juste et féconde, parce quelle remonte au contraire dune situation complexe aux ressources quelle met en synergie, retraçant ex post les conditions de leur constitution, puis de leur mobilisation orchestrée. On rend alors justice au fait quune action complexe mobilise toujours de nombreuses ressources issues de moments et de contextes différents.
Si la métaphore de référence a de fortes implications sur la façon de poser les problèmes, il faut bien reconnaître que la question conceptuelle nest pas aujourdhui le point principal de divergence dans le champ éducatif. Le débat porte plutôt sur lexistence et limportance même du problème, puis sur la possibilité même ou la nécessité de sy attaquer.
Pour les uns, le transfert est donné " par dessus le marché ", il se fait spontanément. Il n'y a donc pas grand chose à faire pour le favoriser, sinon doffrir à chacun loccasion de construire les savoirs les plus complets et les plus solides possibles. Cette thèse n'est pas absurde : alliée à une forte capacité de raisonnement et d'abstraction, la totale maîtrise d'un champ de savoirs permet de les mobiliser sans qu'il soit nécessaire de travailler leur transfert en tant que tel. Avec Jean-Pierre Astolfi, je conviens quun savoir parfaitement intégré devient opératoire, quil inclut en quelque sorte sa propre aptitude à être transféré ou mobilisé.
En suivant ce raisonnement, plutôt que de sencombrer des notions de transfert ou de compétence, on devrait viser laccès de tous à de " vrais savoirs ", intégrés et opératoires. Dès lors, le problème du transfert ne se poserait plus, car les élèves atteindraient un niveau général de formation et une capacité réflexive qui les dispenseraient d'un entraînement spécifique à la mobilisation. Le rôle de l'école se bornerait alors à transmettre le maximum de connaissances, avec un niveau élevé de raisonnement et de réflexivité.
On peut craindre, hélas, que l'école soit condamnée, pour longtemps encore, à ne donner la maîtrise totale des savoirs enseignés quà une faible fraction de chaque génération. Même en admettant que ceux qui font des études longues développent " spontanément " des capacités de mobilisation et de transfert des connaissances acquises, il reste à se demander ce qu'il advient des jeunes qui quittent l'école avant davoir atteint une telle maîtrise. Dautant plus que la thèse selon laquelle le transfert serait donné par surcroît est désormais difficile à défendre (Mendelsohn, 1996, 1998 ; Tardif, 1999). Le transfert sapprend, se travaille.
Dautres professeurs, sans affirmer que le transfert est spontané, estiment que la formation générale na pas à sen préoccuper. Pour eux, le rôle de l'enseignement est de forger des connaissances et des capacités de base. Travailler leur transfert relève de la formation professionnelle ou de la vie même.
Lorsquelle nest pas une simple stratégie de dénégation du problème, cette vue des choses manifeste une vision très simplificatrice du transfert. Develay disait en conclusion du colloque de Lyon :
Jai le sentiment que les didacticiens découvrent que le transfert ne constitue pas seulement la phase terminale de lapprentissage, mais quil est présent tout au long de lapprentissage. Pour apprendre, se former, il convient de transférer en permanence. Toute activité intellectuelle est capacité à rapprocher deux contextes afin den apprécier les similitudes et les différences. Les raisonnements inductif, déductif et analogique, la disposition à construire une habileté, à relier cette habileté à dautres habiletés, la possibilité de trouver du sens dans une situation, proviennent de la capacité à transférer. Il y a du transfert au cours dun apprentissage depuis lexpression des représentations des élèves jusquà la réutilisation dans un autre contexte dune habileté acquise (Develay, 1996, p. 20).
Renvoyer le transfert à la fin de la formation de base est non seulement peu réaliste mais doublement élitiste, car cela privilégie les élèves qui :
Inversement, travailler dès le début de la scolarité le transfert et la mobilisation des connaissances scolaires peut favoriser la démocratisation des études. Cette posture :
Pour que lapproche par compétences soit démocratisante, il faut toutefois que plusieurs conditions improbables soient réunies. Nous allons en esquisser linventaire.
Il convient de distinguer deux problèmes :
Examinons ces deux aspects séparément.
Des savoirs mobilisables
Hors de lécole, la plupart des savoirs sont investis dans des pratiques sociales complexes, qui puisent leurs ressources dans plus dun champ disciplinaire. On peut donc travailler le transfert ou la mobilisation au carrefour de plusieurs savoirs, dans des projets pluridisciplinaires. Mais on peut aussi sintéresser aux pratiques proprement disciplinaires que sont la recherche, lenseignement, le débat scientifique.
Ces deux modes dentraînement à la mobilisation ne rencontrent pas les mêmes obstacles.
Des savoirs investis dans la résolution de problèmes complexes
" Rien nest aussi pratique quune bonne théorie ", disait Kurt Lewin. Si les problèmes pratiques sont ceux qui se posent dans la vie extrascolaire, les solutions sont toujours en partie théoriques et font appel à des savoirs, et non seulement à des habiletés.
Lapproche par compétences transforme une partie des savoirs disciplinaires en ressources pour résoudre des problèmes, réaliser des projets, prendre des décisions. Cela pourrait offrir une entrée privilégiée dans lunivers des savoirs : plutôt que dassimiler sans répit des connaissances en acceptant de croire quils " comprendront plus tard à quoi elles servent ", les élèves verraient immédiatement les connaissances soit comme des bases conceptuelles et théoriques dune action complexe, soit comme des savoirs procéduraux (méthodes et techniques) guidant cette action. Chacun aurait alors, en principe, de meilleures chances de relier les savoirs à des pratiques sociales, donc de saisir leur portée et leur sens. Cela serait particulièrement important pour les élèves qui ne trouvent pas dans leur culture familiale ce rapport au savoir particulier qui le valorise indépendamment de ses usages et de ses origines, comme une valeur en soi. Ce rapport gratuit, presque " esthétique " au savoir nest en effet familier quaux enfants dont les parents ont fait des études longues et valorisent lérudition dans leur vie privée comme dans leur travail. Si les enfants denseignants réussissent très bien à lécole, cest sans doute parce que leurs parents connaissent les règles du jeu scolaire, en classe, devant lévaluation et au moment de lorientation, mais cest aussi parce ces enfants vivent dans un milieu où le savoir est important même - certains diront surtout ! - sil nest pas investi dans une pratique utilitaire.
Évoquons ce dessin de Daumier (1848) dans lequel le professeur dit à ses élèves ébahis : " Demain, nous nous occuperons de Saturne et je vous engage dautant plus à apporter la plus grande attention à cette planète que très probablement vous naurez jamais de votre vie loccasion de lapercevoir ! ". Ou encore cet autre dessin où le même professeur tance un élève qui ne répond pas à sa question : " Comment, drôle, vous ne savez pas le nom des trois fils de Dagobert mais vous ne savez donc rien de rien mais vous voulez donc être toute votre vie un être inutile à la société ! "
On peut espérer quune mise en relation des savoirs et des pratiques sociales permettra aux élèves qui nont pas acquis ce sens de la culture pour la culture de trouver dautres clés pour donner du sens aux savoirs enseignés, des clés qui leurs manquent cruellement dans les systèmes éducatifs centrés sur les savoirs disciplinaires (Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; Rochex, 1995),
Il ne suffira pas cependant de saupoudrer les cours traditionnels dexemples, même clairs et bien choisis, dusages sociaux des savoirs enseignés. Cest mieux que denseigner des savoirs purement abstraits, mais pour faire comprendre que les savoirs sont des outils indispensables, il faut partir non dune illustration, mais dun problème. Cest ce que lon fait dans les écoles alternatives centrées sur les méthodes actives et les démarches de projet et, plus récemment, dans une partie des facultés de médecine, des business schools ou dans le cadre dautres formations professionnelles de haut niveau. Ce nest pas simple, car il faut organiser le curriculum en conséquence, le construire délibérément de sorte à rejoindre cet idéal proclamé par Dewey : " Toute leçon est une réponse ".
En formation générale, cela suppose une rupture avec les logiques curriculaires et disciplinaires dominantes, qui prévalent encore même dans les systèmes éducatifs qui ont adopté lapproche par compétences. Prenons un exemple : pour optimiser lalimentation dun athlète de haut niveau avant, pendant et après la compétition, il faut des connaissances de physique, de chimie, de biophysiologie, de diététique. Détachées les unes des autres, ces connaissances sont des savoirs scolaires, " ni théoriques ni pratiques " (Astolfi, 1992). En physique, on apprendra à mesurer lénergie et les lois de sa dissipation. En chimie, on apprendra comment des transformations absorbent ou dégagent de lénergie, en biophysiologie, on apprendra comment tels efforts musculaires consomment des calories et à quel rythme elles se reconstituent, en diététique, on étudiera les aliments et leurs effets sur le métabolisme. Ces connaissances ne sont pas toutes enseignées en formation générale. Lorsquelles le sont, cest à des moments liés à lagenda propre de chaque discipline, par des professeurs différents et ne coordonnant pas leurs démarches, parfois sans aucune référence à des exemples concrets, à coup sûr sans référence commune aux dépenses énergétiques dun athlète.
Prenons un second exemple : créer un journal décole suppose des connaissances en langue maternelle, en droit, en gestion, en graphisme et mise en page, en communication, en relations publiques, en publicité, en informatique et en publication assistée par ordinateur. Ici encore, toutes les connaissances requises ne seront pas enseignées au niveau scolaire considéré, certaines venant plus tard dans le cursus général ou napparaissant que dans certaines formations professionnelles.
Troisième exemple : pour construire un film vidéo de douze minutes expliquant à des adultes pourquoi on risque de graves brûlures de la rétine lorsque, durant une éclipse, on regarde le soleil en face sans lunettes noires, il faut des connaissances de physique, de biophysiologie, mais aussi daudiovisuel, de didactique et de psychologie, enseignées elles aussi en ordre dispersé.
Dans les trois cas, le projet fait appel à des connaissances disciplinaires de haut niveau, tout à fait à leur place dans un cursus scolaire exigeant. Il ne sagit pas alors dapprendre à planter des clous, tailler une haie ou remplir sa déclaration dimpôts, pratiques auxquelles ont réduit volontiers lapproche par compétences.
Le problème est ailleurs. De tels projets mobilisent des savoirs qui ne sont pas tous enseignés au bon moment ou au niveau requis pour devenir des ressources complémentaires :
Aussi longtemps que chaque discipline développe son curriculum selon sa logique propre et sans référence à une approche par problèmes, les vertus dune orientation vers les compétences resteront limitées. Si le système éducatif maintient les cloisonnements entre disciplines et ne donne pas aux compétences un " droit de gérance " sur les connaissances, selon lexpression de Gillet (1987) reprise par Tardif (1996), il est peu probable que se présentent régulièrement des problèmes et des projets susceptibles de mobiliser les acquis antérieurs. Les professeurs les plus convaincus peuvent certes tourner en partie lobstacle en offrant un étayage approprié, en mettant à la disposition des élèves les connaissances quils nont pas encore acquises, mais cette bonne volonté trouve rapidement ses limites dans un cursus où la programmation des savoirs disciplinaires nest en aucune manière conçue pour favoriser leur mobilisation dans des projets interdisciplinaires.
Des savoirs vraiment théoriques
Si lon recule devant la réorganisation curriculaire que la stratégie précédente implique, il ne reste quà parier sur les compétences purement disciplinaires, qui mobilisent des capacités et des connaissances empruntées pour lessentiel à la même discipline.
Cela paraît plus simple, mais il est question alors de mobiliser de véritables " savoirs théoriques ". Or, Astolfi affirme que les savoirs scolaires ne sont " ni théoriques ni pratiques " :
1. Les savoirs que transmet lécole ne sont pas vraiment théoriques, car ils ne disposent pas de la plasticité inhérente au théorique. Ce ne sont pas non plus vraiment des savoirs pratiques.2. Il s'agit plutôt de savoirs propositionnels qui, à défaut d'un meilleur statut, résument la connaissance sous la forme d'une suite de propositions logiquement connectées entre elles, mais disjointes.
3. Ils se contentent ainsi dénoncer des contenus, ce qui est loin de correspondre aux exigences d'un théorie digne de ce nom.
4. Par certains aspects, ils se révèlent, en fait, plus proches des savoirs pratiques, puisque leur emploi se trouve limité à des situations singulières : celles du didactique scolaire, régi par le jeu de la " coutume ".
5. Les savoirs scolaires aimeraient se parer des vertus du théorique, qui leur conféreraient une légitimité qu'ils recherchent. S'ils y échouent, c'est faute de développer un vrai travail de pratique théorique que seul rendrait possible l'usage, dans chaque discipline, de concepts fondateurs et vivants (Astolfi, 1992, p. 45).
Travailler, dans le cadre dune discipline, autrement que par des exercices conventionnels, la mobilisation des savoirs qui la constituent, cest faire ce quAstolfi appelle " un vrai travail de pratique théorique ". La pratique sociale de référence est alors interne à la discipline, faite dexpérimentation, dobservation, délucidation, de formulation dhypothèses et de débat contradictoire.
Traiter les savoirs enseignés comme de véritables savoirs théoriques devrait accroître leur sens, potentiellement, puisquon revient à leur moteur initial, la volonté de rendre le monde intelligible. Il est généreux de prêter cette curiosité fondamentale à tout être humain, Peut-être caractérise-t-elle presque tous les très jeunes enfants. Ensuite, la socialisation familiale prend le dessus et impose souvent un rapport plus pragmatique ou plus dogmatique au monde. Le développement dune véritable pratique théorique en classe pourrait donc, au moins dans un premier temps, éloigner plus encore des savoirs scolaires les élèves issus des classes populaires et dune partie des classes moyennes, dans lesquelles lexpérimentation, la recherche, la conceptualisation, le débat théorique névoquent rien.
Faisons lhypothèse optimiste quune véritable pratique théorique, conduite en classe avec passion et continuité, pourrait, même si elle ne correspond à aucune valeur ou pratique familiale, donner davantage de sens aux savoirs disciplinaires. Encore faudrait-il franchir au moins ce pas, cest à dire instituer la classe comme véritable lieu de recherche et de débat théorique. Ici, lobstacle nest pas dans le découpage du curriculum en disciplines, il est dans la structuration du programme de chacune en chapitres, et dans sa surcharge.
Pour adopter un rapport théorique aux savoirs théoriques, il faut évidemment que les élèves passent du statut de consommateurs à celui de producteurs de savoirs. Il nest ni possible ni nécessaire que tous les savoirs disciplinaires soient reconstruits par des démarches de recherche. Cela prendrait un temps démesuré. De plus, une formation scientifique et un certain niveau de maîtrise théorique permettent dassimiler de nouveaux savoirs sans les avoir soi-même conçus et vérifiés, par confiance dans la méthode et léthique des collègues. Ce qui permet daccepter les résultats de recherche et les conclusions théoriques dautres chercheurs, donc une division du travail au sein de la communauté scientifique.
Il reste en revanche indispensable que les élèves " découvrent " par eux-mêmes certains savoirs disciplinaires de base, par une démarche patiente et laborieuse proche de la recherche et du débat. Il importe notamment quils accèdent de la sorte aux questions fondatrices qui constituent la " matrice disciplinaire " (Develay, 1992). Il est probable que la physique de Pascal et de Newton peuvent être reconstruites en classe plus facilement que celle dEinstein ou Heisenberg. Lidée nest pas de parcourir durant la scolarité, en accéléré, sur le seul mode de la recherche et de la controverse, lentier de lhistoire des sciences et des autres disciplines. Il suffit de reconstituer une partie de ce parcours sur le mode de la découverte, dune découverte certes étayée, encadrée, simplifiée, didactisée, mais néanmoins très distante de la pédagogie transmissive.
Les élèves sapproprieront de la sorte une posture scientifique et expérimentale. En outre, les savoirs théoriques leur paraîtront dautant plus significatifs quils sauront à quelles questions scientifiques ou philosophiques ils prétendent répondre.
La première compétence disciplinaire est de questionner le réel à lintérieur dun découpage et à partir dacquis quon sapproprie progressivement et dans le respect de certaines méthodes. Pour développer une telle compétence, il faut :
Il nest plus très original de proposer une telle évolution, préconisée depuis longtemps par les mouvements décole nouvelle et plus tard par la didactique des sciences. Il reste à passer à lacte.
Une nouvelle forme dexcellence scolaire ?
Dans le monde du travail, il est banal dêtre évalué selon ses compétences. Ce n'est pas absent du monde scolaire, ne serait-ce que parce quun examen, une épreuve écrite ou une interrogation orale sont des situations qui exigent, pour sen sortir honorablement, non seulement des savoirs, mais des savoirs mobilisables à bon escient, au bon moment, dans les formes requises et avec une certaine prise de risques, une capacité de reconstruire, voire dinventer ce que lon ne sait pas.
En dehors des situations dévaluation, lécole développe et exige plutôt des capacités, les unes transversales - par exemple rechercher une information, poser clairement de " bonnes questions " ou participer activement à un débat -, dautres disciplinaires, par exemple construire une maquette, faire une mesure correcte ou rendre compte dune observation.
Laccord sur ce point est difficile, puisque le sens de ces mots nest pas stabilisé. Certains ne font pas la différence entre capacités ou compétences. Dautres la font, mais nomment " compétence " ce que jappelle ici " capacité ". Parce quil faut bien prendre un parti, jai proposé (Perrenoud, 2000 c) de parler de capacités lorsquon désigne des opérations qui ne prennent pas en charge lensemble dune situation et restent donc relativement indépendantes des contextes ; et de parler de compétences lorsquon désigne les dispositions qui sous-tendent la gestion globale dune situation complexe. Je vais tenter de me tenir à cette convention.
Si on ladmet au moins provisoirement, on saccordera sans doute à dire quà lécole on travaille des capacités davantage que des compétences. Il est plus simple, dun point de vue didactique, dexercer des opérations sans contexte précis, par exemple résumer ou traduire un texte, faire une coupe en biologie, résoudre une équation, dessiner un plan, analyser une substance. Les capacités travaillées à lécole sont dans une large mesure disciplinaires. On y ajoute volontiers désormais des " compétences transversales " dont Rey (1996) a discuté lexistence même et dont je dirais que ce sont avant tout des capacités, mobilisables dans divers champs disciplinaires et pratiques : savoir coopérer, observer, analyser, etc.
Ce quon appelle " approche par compétences " se limite souvent, dans les réformes curriculaires en cours, à mettre laccent sur les capacités, disciplinaires ou transversales. Il ny a pas alors développement de véritables compétences, au sens où je les définis. On en reste à des savoir-faire de haut niveau, pertinents dans divers contextes, ce quon appelle parfois des " éléments de compétences ", ce que je préfère, avec Le Boterf (1994), appeler des ressources cognitives.
Certes, mettre laccent sur les capacités modifie les règles du jeu scolaire, mais ce nest pas une révolution. Dailleurs, le poids respectif des connaissances et des capacités varie selon les disciplines et selon la conception qui prévaut dans chacune. Les élèves sont habitués à être évalués sur des savoir-faire. Ces savoir-faire sont dailleurs entraînés à travers des exercices scolaires classiques.
Exiger et évaluer le traitement global dune situation complexe, sous toutes ses facettes, représente une attente nouvelle, qui passe par un travail dintégration, de mise en synergie, dorchestration de connaissances et de capacités qui, en général, sont travaillées et évaluées séparément.
Si lon vise véritablement des compétences, au sens retenu ici, il faut les évaluer, de façon formative et certificative, seule façon de les rendre crédibles. Du coup, on crée une exigence supplémentaire, du moins si lon attend des élèves et des étudiants quils manifestent un degré suffisant de maîtrise de situations globales, à travers des performances observables (décisions, solutions, réalisations) aussi bien quen se prêtant à un entretien métacognitif.
Cette forme dexcellence, incontournable en formation professionnelle, nest pas habituelle en formation générale. Les élèves se sont plutôt accoutumés à retenir et restituer des savoirs sans contexte, à exercer et donner à voir des capacités tournant à vide (Astolfi, 1992 ; Perrenoud, 1995, 1996). Il se pourrait que, prise au sérieux, lexigence de compétences constitue un handicap de plus pour les élèves en difficulté. Cela pour deux raisons bien distinctes :
il ne peut y avoir de compétence si les ressources requises (capacités et connaissances) ne sont pas disponibles ; les élèves présentant de graves lacunes à ce niveau seront donc demblée défavorisés ; sauf si lon sastreint à vérifier au préalable la maîtrise des ressources requises et quon dissocie leur certification de celle de la compétence qui les mobilise ;
une fois les ressources disponibles, leur mobilisation et leur transfert passent pas des processus mentaux de haut niveau, quil est difficile de scolariser pleinement, puisquils sont de lordre de la synthèse, de lanticipation, de la stratégie, de la planification, de la pensée systémique ; dans tous ces domaines, il se peut hélas que la socialisation familiale soit, en milieu favorisé, plus efficace que laction éducative de lécole
Il y a donc toutes les raisons de croire que la valorisation de compétences ne résoudra pas ipso facto la question des inégalités sociales devant lécole et risque même les accroître. Une telle approche pourrait mettre en difficulté les élèves qui ne survivent dans la compétition scolaire quen saccrochant aux aspects les plus rituels du métier délève (Perrenoud, 1996). Elle défavoriserait ceux quangoisse lidée de faire une recherche, de résoudre un problème, de formuler une hypothèse, de débattre, ceux qui veulent un modèle, une marche à suivre, un rail, ceux qui ont besoin de savoir " si cest juste ou faux " et ne supportent pas lincertitude ou les contradictions ne peuvent quavoir peur de lapproche par compétences.
Donner une réelle importance au transfert et à la mobilisation de ressources, cest, on la vu :
Cest donc, du moins dans un premier temps, accroître les inégalités. En tout cas les inégalités visibles. Comme cest le cas chaque fois quon déplace les objectifs de formation et les exigences vers de plus hauts niveaux taxonomiques.
Dans labsolu, cela semble raisonnable : à quoi bon masquer les inégalités réelles ? On se leurre sur le sens de la scolarisation si, une fois les individus confrontés aux situations de la vie ou simplement à dautres contextes détude, ils ne réinvestissent guère les savoirs acquis, non parce quils leur font défaut, mais parce quils nont pas appris à les décontextualiser, à les intégrer à des champs conceptuels et à les mobiliser dans de nouveaux contextes. Mieux vaudrait alors attaquer le problème à sa racine.
Plus sociologiquement, plus cyniquement peut-être, on peut se demander si lécole peut se permettre daccroître les inégalités visibles. Ne risque-t-elle pas denfoncer plus encore les élèves en difficulté, de les décourager, de les pousser plus vite à labandon ? Paradoxalement, lillusion dune certaine maîtrise - fût-elle liée à labsence dévaluation du transfert - favorise lestime de soi, donne de lespoir et peut protéger du décrochage. Sachant quune fois sorti du système éducatif, lélève devient inaccessible, on peut se demander si la " vérité " des inégalités est toujours bonne à dire
Pour ne pas trancher ce dilemme dans labstrait, il importe de se demander si les systèmes éducatifs qui adoptent en ce moment lapproche par compétences ont les moyens de contrôler ses dérives élitistes. Le plus fou serait en effet de prétendre développer des compétences sans sen donner les moyens pédagogiques.
Lun de ces moyens est de lordre de la formation des professeurs, de leur adhésion à lapproche par compétences, mais aussi au modèle socio-constructiviste de lapprentissage (Bassis, 1998 ; De Vecchi et Carmona-Magnaldi, 1996 ; Groupe français déducation nouvelle, 1996 ; Jonnaert et Vander Borght, 1999 ; Vellas, 1996, 1999, 2000).
On aborde ici un sujet très délicat, en particulier lorsqu'on s'intéresse à l'enseignement secondaire, et plus encore à l'enseignement préuniversitaire. On admet assez volontiers que les enseignants primaires n'ont pas tous des compétences pointues dans chacune des disciplines qu'ils doivent enseigner, en particulier en mathématiques et en sciences. On peut donc facilement mettre en doute leur capacité de développer chez leurs élèves un rapport actif au savoir, de les initier à une quête épistémologique, à une curiosité fondamentale, puisquils manifestent eux-mêmes un rapport scolaire, peu critique et peu autonome, aux savoirs qu'ils enseignent.
Il en va différemment pour les professeurs du secondaire, en particulier lorsqu'ils ont reçu une formation universitaire complète dans une ou plusieurs disciplines. Ils sont alors censés être formés minimalement à la recherche, donc capables d'y initier leurs propres élèves. Mieux vaudrait toutefois se départir de l'illusion qu'il suffit dêtre un chercheur pour mettre des élèves en situation de recherche. Et de cette autre fiction qui ferait de tous les universitaires des chercheurs.
Dans l'université de masse vers laquelle nous allons aujourd'hui, les étudiants ne sont formés à la recherche quen fin de 2e cycle. Encore faut-il pour cela non seulement qu'ils aient atteint une excellente maîtrise des savoirs théoriques et méthodologiques, mais encore qu'ils soient attirés par la recherche et n'aient pas fait, des le début de leurs études universitaires, par réalisme ou manque d'intérêt, le deuil d'une carrière de recherche. Même lorsqu'elles proposent une formation substantielle aux méthodologies de recherche, les universités ne sont pas certaines de développer l'esprit scientifique chez leurs étudiants, en particulier chez ceux qui se font des études pour obtenir une formation professionnelle ou atteindre un certain niveau du diplôme. Ces étudiants peuvent rester relativement indifférents aux contenus disciplinaires et en tout cas aux démarches de recherche et à lhistoire mouvementée des savoirs qu'on exige d'eux à l'examen. Assimiler les savoirs comme des produits finis, à mémoriser pour faire bonne figure devant lévaluation, ne prépare aucunement à les faire découvrir avec passion à des élèves de onze ou dix-sept ans !
Les universités ne sont guère plus capables que les collèges et lycées, pour des raisons partiellement semblables, de développer des compétences, du moins aussi longtemps que les étudiants ne sont pas impliqués dans des études de cas, des enquêtes, des démarches cliniques, des projets, des travaux de laboratoire ou toute autre pratique, ce qui ne survient souvent quen fin de 2e cycle. Devenus professeurs au secondaire, ces étudiants reproduisent assez spontanément, dans leurs propres cours, le rapport au savoir qu'ils ont intériorisé durant leurs propres. Pour eux, le développement de compétences n'est pas devenu une seconde nature. La boucle est donc bouclée.
La rupture de ce cercle vicieux ne va pas de soi. Elle passe par un exercice de lucidité inconfortable et un engagement dans une quête de savoir théorique, assortie dun intérêt pour lhistoire et lépistémologie des sciences et dune vive curiosité pour les pratiques sociales dans lesquelles finissent par sinvestir les savoirs disciplinaires.
Aussi longtemps que ces conditions ne sont pas réalisées, on peut craindre que les curricula les plus novateurs soit ramenés aux pratiques courantes. Or, c'est l'inverse qu'il faudrait : des professeurs capables d'aller au-delà des textes, de réinventer l'approche par compétences en s'inspirant de leur propre expérience de la recherche, mais aussi de leur connaissance de certaines pratiques sociales dans lesquelles leur discipline est investie. On peut rêver d'un professeur de chimie qui s'intéresserait par exemple passionnément à l'agriculture, à la coiffure, aux produits de beauté, à l'alimentation et à la peinture. Il en saurait assez sur ces pratiques pour montrer la façon dont elles se servent de la chimie.
Le pire serait que l'approche par compétences ne soit présente que dans les textes, les professeurs n'y adhérant pas et revenant rapidement aux pratiques d'enseignement et d'évaluation les plus traditionnelles. Du coup, les règles du jeu scolaire seraient encore plus difficiles à déchiffrer pour les élèves, écartelés entre les objectifs et lesprit du programme, d'une part, et d'autre part le rapport au savoir et aux compétences effectivement à luvre dans les classes.
Cest pourquoi on ne peut juger des aspects démocratisants ou élitistes des nouveaux curricula sur la seule base de leurs intentions et de leurs contenus. Ce qui fera la différence, cest le curriculum réel. Dans le scénario le plus optimiste, les professeurs mettront toute leur inventivité didactique à faire construire activement des savoirs et à développer des compétences. Dans le scénario le plus pessimiste, restant sceptiques et cyniques, ils feront le minimum pour avoir lair en règle, mais lesprit de la réforme naura pas passé. Mieux vaudrait alors quils fassent avec conviction ce à quoi ils croient plutôt que dentonner ce couplet familier de tous les bureaucrates " Je fais ce quon me dit mais je ny crois pas ; ne men tenez pas pour responsable ; je ne suis quun pion dans lorganisation ".
Pour éviter le scénario catastrophe, il faut sans doute, à moyen terme, agir sur la formation initiale des professeurs, non seulement leur formation pédagogique et didactique, mais leur formation scientifique, philosophique, épistémologique. De ce point de vue, la stricte séparation des études académiques et de la formation pédagogique et didactique nest pas heureuse.
En formation continue, il serait fécond de travailler lhistoire des disciplines et leur connexion aux pratiques sociales, le rapport au savoir et aux compétences. Il est inutile de se demander comment former et évaluer des compétences aussi longtemps que les professeurs ne voient pas pourquoi changer. Lurgence nest tant de les instrumenter que de le leur donner des raisons dadhérer à la réforme curriculaire. Pour cela, la seule voie efficace est dinterroger leur propre rapport au savoir et la schizophrénie douce dans laquelle sont installés de nombreux enseignants du secondaire : leur propre expérience de la formation et de la vie dément la valeur absolue quils accordent aux " savoirs purs ", mais ils ne se rendent pas compte quils professent une idéologie du savoir quils ne pratiquent pas. Cest un enjeu majeur de formation.
Supposons que les nouveaux programmes soient bien conçus, fondés et praticables. Supposons encore que les professeurs soient convaincus et compétents. Alors, les pratiques de formation seraient consistantes et de qualité, il y aurait cohérence entre les intentions et leur mise en uvre.
Même alors, la question des inégalités sociales devant lécole demeurerait et appellerait une réponse qui ne passe pas par les programmes mais par la prise en compte des différences au quotidien et la mise en place de dispositifs permettant de placer chaque élève, aussi souvent que possible, dans des situations didactiques à sa mesure, susceptibles de les faire progresser vers les objectifs communs.
La lutte contre léchec scolaire passe par au moins cinq stratégies conjuguées :
1. Créer des situations didactiques porteuses de sens et dapprentissages.
2. Les différencier pour que chaque élève soit sollicité dans sa zone de proche développement.
3. Développer une observation formative et une régulation interactive en situation, en travaillant sur les objectifs-obstacles.
4. Maîtriser les effets des relations intersubjectives et de la distance culturelle sur la communication didactique.
5. Individualiser les parcours de formation dans le cadre de cycles dapprentissage pluriannuels.
Dans chacun de ces registres, lapproche par compétences renouvelle le problème mais le résout pas magiquement. Jai exploré ces pistes plus longuement ailleurs (Perrenoud, 1997). Je ne les reprends ici que dans le contexte spécifique de lapproche par compétences.
Des situations didactiques porteuses de sens et dapprentissages
Idéalement, lapproche par compétences offre de meilleures chances de créer des situations porteuses de sens, du simple fait quelle relie les savoirs à des pratiques sociales, des plus philosophiques et métaphysiques aux plus terre-à-terre.
Il reste à construire de telles situations au quotidien et à les rendre productrices dapprentissages. Il convient donc de ne pas les borner à un rôle de motivation ou de sensibilisation, mais de sen servir pour favoriser des apprentissages fondamentaux.
Lapproche par compétences est un atout pour donner du sens au travail scolaire, mais elle confronte à des difficultés supplémentaires dans la conception et lanalyse des tâches proposées aux élèves. Il ne suffit plus en effet de proposer des exercices intéressants et bien conçu, il faut projeter les apprenants dans de vraies situations, des démarches de projet, des problèmes ouvertes. Il surgit alors une tension entre la logique de production et la logique de formation, avec ce paradoxe : plus une situation a du sens, mobilise, implique, plus il devient difficile de réguler finement les apprentissages sans casser la dynamique en cours et couper les individus du groupe.
Solliciter chaque élève dans sa zone de proche développement
Différencier, cest organiser les activités et les interactions de sorte que chaque apprenant soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui.
Pour cela, il faut le " saisir " dans une zone qui rend une progression à la fois nécessaire et possible. Nécessaire en cela quil ne peut faire face à la tâche en se servant simplement de ce quil sait déjà. Il doit apprendre pour réussir et comprendre. Apprendre du neuf ou au minimum affiner, consolider, compléter ses acquis ou entraîner leur transfert et leur mobilisation.
Il faut aussi quil puisse apprendre : si le défi est démesuré, la mission devient impossible, lélève abandonne ou fait semblant de travailler ; dans les deux cas, il napprend rien. Une pédagogie différenciée cherche constamment la distance optimale, dans deux registres :
Lapproche par compétences complexifie et simplifie à la fois ce problème. Elle le complexifie parce que les situations dapprentissage ne sont pas des exercices scolaires individuels, mais des tâches ouvertes et souvent collectives, inscrites de préférence dans une démarche de projet ou une conduite de recherche. En même temps, cette inscription simplifie lajustement des situations dapprentissage aux possibilités et intérêts de chacun, dans la mesure où sopère une division du travail. spontanée ou négociée. qui propose à chacun une tâche à sa mesure et à son goût. Bien sûr, le risque est grand, dans la mise en scène dun spectacle, de confiner le bègue au maniement du projecteur ou de donner un travail dexécution au membre le moins qualifié dune équipe qui travaille sur une situation-problème. Toutes les démarches de projet ou de recherche devraient être attentives à cette dérive. Elles peuvent en revanche profiter pleinement dune régulation par le travail à faire ou lénigme à résoudre plutôt que par lassignation à chacun, par le professeur, de tâches bien calibrées.
Développer
une régulation interactive
articulée aux objectifs-obstacles
On le sait maintenant, il est inutile despérer optimiser le " traitement pédagogique " dun élève en accumulant à son propos toutes les informations disponibles, sur son profil psychologique, son QI, sa façon dapprendre, son style cognitif, ses acquis, etc. Sans doute nest-il jamais inutile de connaître ses élèves, mais il faut se déprendre du fantasme de pouvoir décider davance, sans coup férir, de ce qui leur convient. Une pédagogie différenciée évite de proposer des tâches absurdes, parce que trop faciles ou trop difficiles, mais elle investit, une fois la situation lancée, dans une régulation constante de la tâche collective et de la part quy prend chacun. Autrement dit, en jouant sur létayage et le désétayage, laide méthodologique, la division du travail, la structuration du problème en sous-problèmes à traiter séparément, le professeur fait évoluer la tâche, lajuste et fait des choix décisifs :
Tout cela est extrêmement difficile à réaliser en classe et exige des compétences didactiques pointues, aussi bien que de fortes capacités dobservation, danimation, de régulation et de gestion. Ces compétences ne se développeront que si la réforme curriculaire saccompagne dun vaste programme de formation des enseignants.
Maîtriser les relations intersubjectives et de la distance culturelle
Lapproche par compétences suppose une démarche très souvent coopérative, qui place lenseignant, sinon à égalité avec ses élèves, du moins en position dacteur solidaire de lentreprise commune : produire un texte, mener à bien une expérience, conduire une enquête, etc.
Du coup, le rapport pédagogique sen trouve changé, les personnes se dévoilent dans le travail, ce qui est, ici encore, à doublée tranchant :
Une " éducation fonctionnelle ", centrée sur de vraies situations appelant des savoirs opératoires, modifie les règles du jeu scolaire, au risque de marginaliser certains élèves, plus à laise dans des activités scolaires traditionnelles, fermées, individuelles.
Individualiser les parcours de formation et travailler en cycles
Au primaire et au secondaire obligatoire, il est fréquent que lapproche par compétences soit associée à lintroduction de cycles dapprentissage pluriannuels. Ce nest pas une coïncidence : plus on vise à former des compétences, plus il faut espacer les échéances, prendre le temps de construire les apprentissages par des démarches de recherche et de projet peu compatibles avec le compte à rebours classique dune année scolaire.
On peut se demander pourquoi, dans lenseignement post obligatoire, en particulier lenseignement supérieur, on reste attaché à des années de programme alors même que les conditions pour travailler en cycles pluriannuels et en unités capitalisables sont plus faciles à réaliser, notamment en raison de lautonomie des apprenants et de leurs capacités dorientation et dautorégulation.
Travailler en cycle néradique pas magiquement les inégalités et léchec scolaire. Des cycles mal conçus et mal gérés peuvent même creuser les écarts. Mais à terme, lapproche par compétences commande des espaces-temps de formation plus larges, plus propices à lindividualisation des parcours de formation.
Mal conçue ou médiocrement mise en uvre, lapproche par compétences peut aggraver linégalité devant lécole. Même bien conçue et magnifiquement réalisée, elle ne peut prétendre en venir à bout par le seul biais du curriculum. Quel que soit le programme, la pédagogie différenciée et lindividualisation des parcours de formation restent dactualité.
Sur ce dernier point, le combat est engagé, contre lidéologie du don, les attentes élitistes dune partie des consommateurs décole, les politiques molles de nombreux systèmes éducatifs plus prompts à se réclamer dune pédagogie différenciée quà la soutenir par des actes, des moyens, des formations, des accompagnements. Les obstacles sont de taille, mais lapproche par compétences, si elle les renouvelle, ne les crée pas de toutes pièces.
Lambiguïté et le caractère à la fois précipité et inachevé des réformes curriculaires sont plus inquiétants. Les systèmes éducatifs sont-ils prêts à faire des deuils dans le domaine des disciplines ? prêts à investir massivement dans dautres pratiques denseignement-apprentissage ? prêts à affronter la résistance des élèves qui réussissent et de leurs familles ? prêts à mécontenter de nombreux professeurs qui sont attachés au statu quo, à la fois idéologiquement et parce quil les confirme dans leur rapport au savoir et leurs pratiques pédagogiques ?
On peut en douter. Or, si lapproche par compétences reste une " demi réforme ", qui ne renonce à rien et ne contraint personne, il est peu probable quelle fasse progresser la lutte contre léchec scolaire. Si rien ne change, sauf les mots, si lon fait sous couvert de compétences ce que lon faisait hier sous couvert de savoirs, pourquoi sattendrait-on à produire moins déchecs scolaires ?
On pourrait même craindre linverse. Une approche par compétences nexistant que dans les textes ministériels, à laquelle nombre denseignants nadhéreraient pas, rendrait les règles du jeu scolaire encore plus opaques et les exigences des professeurs encore plus diverses, les uns jouant mollement le jeu de la réforme, les autres enseignant et évaluant à leur guise.
Comme souvent, le problème principal relève de léquilibre à trouver entre la cohérence des réformes et le caractère négocié de leur genèse et de leur mise en place. Au vu des évolutions parallèles dans de nombreux pays développés, on peut craindre que les ministères se hâtent de faire ce quils savent le mieux faire - des textes, des programmes - et laissent leur mise en uvre au hasard des choix individuels et des projets détablissements
Jerome Bruner disait récemment dans un entretien accordé au Monde :
A mon sens, le but de lécole nest pas de façonner lesprit des élèves en leur inculquant des savoirs spécialisés dont ils ne comprennent pas le sens et la raison dêtre. Il faut que les élèves sapproprient une culture, intègrent des connaissances à partir des questions quils se posent. Pour cela, il faut contester les programmes tout faits. On doit mettre en doute, discuter, explorer le monde. Cest ainsi que lon sapproprie la culture, que lon devient membre actif dune société.
Si la réforme curriculaire perd de vue cette idée majeure, elle ne fera que substituer des textes à des textes. Or, lenjeu est de changer des pratiques
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