Réflexions autour du projet

Encapaciter pour émanciper

Zakaria Serir
Enseignant primaire et assistant-doctorant, SATIE, SSED, Université de Genève

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« L'enfant ne devient pas un Homme, il en est déjà un. » (Korczak, 1928)

 

Danser sur les tombes s’attache à révéler ce que produisent les pédagogies critiques et de l’autonomie et combien leurs dimensions philosophiques sont riches et essentielles pour développer une pensée libre. En particulier, cette exposition apparait comme une ressource pour ceux qui s’intéressent à l’encapacitation, au pouvoir d’agir, à la participation citoyenne, à la critique sociale et à son enseignement. Elle est un tremplin pour permettre de s’engager sur le chemin de l’émancipation. Car ces pédagogies sont avant tout un dispositif d’éducation démocratique qui gagnerait à être mieux connu.

Le rapport entre pouvoir et savoir constitue par ailleurs une grande partie des questions que pose cette exposition. Elle reflète les noyaux des réflexions sur la conscience d’agir et sur sa transmission. Car en réalité, l’idée si ordinaire qui traverse les consciences collectives – celle qu’il suffirait d’accéder aux savoirs afin de penser pour agir – est une illusion. Tout n’est pas si simple ! Le savoir est certes nécessaire à l’émancipation de l’individu ; mais de quel savoir parlons-nous ? Cette question renvoie aux observations de Foucault (1975, 1977, 1982) et à l’intime relation qu’il établit entre savoir et pouvoir. Les structures du pouvoir produisent des savoirs qui les justifient. Pourtant, ces savoirs ne sont ni justes ni faux. Ils sont légitimes, car ils fonctionnent dans des relations de pouvoir qui leur fournissent une autorité de vérité.

C’est pourquoi l’exposition conduit à s’enquérir de la nécessité d’offrir des connaissances qui fournissent un pouvoir d’agir aux apprenants. Et non plus des savoirs qui seraient susceptibles de les opprimer. En effet, combien d’opprimés eurent l’impression qu’être-savant accentuerait le contrôle que les oppresseurs exercent sur eux ? Paradoxe pourtant si banal. Il n’y a pas un jour où vous ne croiserez pas quelques élèves écoutant des couplets de musique dont les paroles renvoient à l’impression d’une oppression scolaire. Celle d’une école dont les savoirs exerceraient ses pouvoirs sur eux : « et à l’école ils me disaient de lire, ils voulaient m’enseigner que j’étais libre, va te faire niquer toi et tes livres » (Lunatic, 1997). Peut-être pouvons-nous comprendre par ce vers d’une chanson de rap que les programmes scolaires oublient d’aborder certaines questions de nos sociétés et de notre histoire ? Peut-être qu’il ne suffit pas d’enseigner que l’esclavage a trouvé une « fin officielle » le 27 avril 1848 et que les vagues de décolonisation ont dessiné leur chemin dans les années 60 ?

« Pourquoi, à l’école, personne ne nous parle jamais des raisons de la faim dans le monde ? Pour moi c’est un mystère. De nombreux instituteurs et instructrices, professeurs des lycées et des collèges sont des gens ouverts, généreux et profondément solidaires des combats des peuples du tiers monde. Beaucoup parmi eux alertent les élèves lorsqu’une famine se déclare et que des collectes publiques sont lancées. Pourtant, je ne connais pas d’école où la faim – qui chaque jour tue plus de personnes que toutes les guerres réunies sur la planète – soit au programme. Il n’existe aucun enseignement où la faim soit analysée, discutée, examinée quant à ses racines, aux moyens à mettre en œuvre pour l’éliminer » (Ziegler, 2015, p.48)

Peut-être qu’aujourd’hui les femmes et les hommes ne sont pas aussi libres que le sens commun voudrait prétendre faire croire ? Peut-être que le système scolaire n’offre pas encore assez de possibilités d’actions aux enfants qui seront les citoyens de demain ?

Combien d’enfants se sont heurtés à cette réalité qu’ils perçoivent de leur quotidien scolaire ? Combien d’enfants ont décidé – par peur, résignation ou ignorance – de se débarrasser de cette école qui impose ses savoirs et façonne leur destinée, et ceci au péril de leur vie sociale ?

La représentation que ces élèves semblent avoir, celle d’une école qui opprime, demande à l’enseignant de se remettre en question. C’est ce que cette exposition a tenté de faire : entreprendre avec humilité d’exposer l’aboutissement d’un enseignement qui propose des réponses aux questions existentielles des élèves ; un enseignement où la faim, les inégalités, le racisme ou encore l’indifférence sociale et l’échec scolaire sont analysés, discutés, examinés quant à leurs racines. Elle est une opportunité pour les élèves et ses visiteurs de réfléchir sur un monde différent et d’agir pour le transformer. Elle est une délivrance vis-à-vis des aprioris fatalistes qui nous font croire que nous ne pouvons rien faire ou que la seule solution serait une pitié temporaire afin que ceux qui pensent avoir plus soient charitables de quelques sous envers ceux qui n’ont rien.

Cette exposition formule un défi majeur de nos institutions scolaires. Celui de proposer un enseignement qui ne diffuserait pas des savoirs lesquels, conséquence paradoxale, produisent l’asthénie sociale. Mais un enseignement qui propose des connaissances permettant d’accompagner les apprenants à développer leur capacité d’agir sur eux-mêmes et pour les autres. Pour cela, il est nécessaire que les élèves produisent leur vision du monde. Qu’ils construisent des connaissances qui prennent vie dans leur manière d’être au monde. Même si la plus grande barrière est cette croyance en l’impuissance, pour qu’une démocratie retrouve un nouvel élan, il importe que les citoyen.nes de demain prennent conscience de leurs potentiels et de leur liberté d’action. Nous savons que le savoir est essentiel pour l’émancipation. Alors, comment sortir de l’impuissance paradoxale que produit le savoir ?

Premièrement, il est nécessaire de dépasser un savoir qui cultive la passion de la passivité (Spinoza, 2014). Autrement dit, un savoir qui génère l’ignorance car celui-ci est déversé sur ceux qui se trouvent contraints d’apprendre pour réussir mieux que les autres. Il est indispensable de s’écarter d’un savoir compétitif, utilitariste, sélectif et stratégique. Deuxièmement, il faut mettre son énergie dans la proposition et la conceptualisation de savoirs de l’expérience du monde, des savoirs qui permettent de comprendre les réalités sociales afin d’agir pour les transformer. Entendons-nous, solliciter le savoir de l’expérience ne veut pas dire promouvoir la privation des savoirs procéduraux, propositionnels, scientifiques, empiriques ou cliniques. L’apprenant doit y avoir recours dans le développement de sa pensée, car ils sont nécessaires. Mais, ils surviennent en complémentarité des uns et des autres, et leurs rapports sont des soutiens incontournables pour répondre aux problématiques soulevées. Construire un savoir, c’est sortir de la passivité. Et c’est ce que nous proposent les quarante enfants à travers leurs œuvres.

S’il y a bien une chose qu’interrogent l’exposition et la pédagogie qu’elle sous-tend, c’est la relation entre pouvoir et savoir. Une relation qui se traduit aujourd’hui sous deux formes : les pouvoirs des savoirs de l’expertise et les pouvoirs des savoirs intellectuels. Une expertise qui incarnerait une supériorité de la science défenseuse de l’objectivité, et des savoirs intellectuels qui ambitionneraient de proposer un savoir critique et engagé. Toutefois, sans considération de leur relation avec l’apprenant, ces deux formes n’illustrent finalement qu’un même modèle : celui de « dire la vérité pour le pouvoir », (Wildavsky, 1987).

Alors, un des risques majeurs pour celui qui a la prétention d’enseigner serait d’user de ce pouvoir du savoir sur celui qui apprend, peu importe la philosophie et la pédagogie auxquelles il prétend adhérer. Il faut bien l’admettre : le pouvoir produit du savoir, le savoir produit du pouvoir (Foucault, 1975, 1977, 1982) et l’enseignant se doit d’être conscient de cet intime rapport pour essayer de s’y soustraire. Encapaciter les apprenants est une issue, mais elle ne s’initie qu’au prix de la prise en compte du rapport pouvoir-savoir et de ses conditions.

Ainsi, il est important de faire une distinction. Le pouvoir est certes lié au savoir (et inversement), mais qu’en est-il de la connaissance ? La connaissance est un moyen d’appréhender le réel, et ce réel appartient à celui qui le construit. Dès lors, nulle chance pour l’enseignant d’intervenir sur la connaissance, car elle caractérise ce qui permet de configurer l’espace démocratique de la classe – l’enseignant étant un acteur à part entière de cet espace social. De cette distinction, la connaissance (à la différence du savoir) se comprend comme une disposition pour agir sur le monde : « je sais ce qui se passe, car je connais ce qui se produit et je peux en conséquence agir ». La connaissance est ainsi un processus actif de production, alors que le savoir ne définit que son résultat.

Encapaciter les apprenants, c’est leur permettre d’expérimenter le processus de production des savoirs pour connaître. A contrario, opprimer les apprenants, c’est leur offrir des savoirs qui les privent des processus de production de connaissances. Par exemple, nombre des problématiques actuelles les plus urgentes – telles que la lutte contre la pauvreté, l’accès à l’éducation, l’agir pour réduire l’impact des changements climatiques sur notre planète – apparaissent tenir de notre manque de connaissances plutôt que d’une insuffisance de savoirs. Le savoir ne se détache pas du pouvoir et ainsi, dans le cas de nos exemples, du manque d’une volonté politique qui le représente : « nous savons ce qui se passe dans le monde, mais la masse d’individus ne connait pas ce qui s’y produit, et la société civile rencontre alors des difficultés pour agir ».

Encapaciter les apprenants, c’est donc faire le deuil de la transmission de savoirs dénués d’affects. Car dans une société réellement démocratique, un enseignant ne devrait prétendre uniquement qu’à être un artisan de connaissances.

Cette exposition remet ainsi en question cet intime rapport entre savoir et pouvoir. Le travail effectué avec les élèves développe l’idée selon laquelle la connaissance, dans les multiples dimensions qui sont les siennes aujourd’hui (la compréhension des transformations sociales, dans lesquelles s’inscrivent le féminisme, la lutte contre la pauvreté, la lutte contre les inégalités, la lutte contre le racisme et toute discrimination, la posture anticolonialiste, la critique historique de l’esclavage, la critique du capitalisme et de manière générale les courants des études critiques) est une sphère où ce qui est en jeu, ce sont la qualité de notre vie démocratique (Innenarity, 2015) et la paix de notre humanité.

Le vrai défi de nos institutions scolaires consiste à doter l’école d’espaces où la connaissance se construirait ensemble et où la pensée libre de l’apprenant pourrait être : « le monde m’indigne, je veux le comprendre pour commencer à agir sur lui ». Créer des espaces dans lesquels les apprenants peuvent affirmer qu’ils pensent et expérimentent le monde et non qu’ils l’assimilent ou s’y adaptent ; que les apprenants fassent cet apprentissage sans honte, sans sentiment de résignation, sans peur d’échouer, sans impression de faiblesse ou d’impossibilité d’agir. Ceci serait une première victoire pour l’humanité, car l’encapacitation est une ressource de la plus haute importance pour l’émancipation. C’est ce que ce projet d’exposition s’est essayé de faire : encapaciter les apprenants afin de « penser les problèmes du monde » en leur offrant des espaces de réflexion. Ceci apparait comme un chemin de la liberté, comme une voie pour sortir du savoir de l’impuissance et permettre à chaque élève d’accéder à la dignité, celle d’un sujet autonome qui se permet de dire « je ».

Mais cette démarche exige de l’humilité. Celle d’être persuadé que tous les livres du monde, tous les diplômes ou gratifications ne donneront jamais seuls les solutions. Si le savoir ne se construit pas ensemble, avec celui qui apprend, avec celui dont on ignore tout, alors les élèves sauront sans pour autant connaître.

L’éducation émancipatrice, nous la comprenons comme cela. Comme une mise à l’épreuve du réel. Comme une contestation légitime du statut d’enseignant-savant qui trouve son autorité dans les savoirs qu’il transmet. Chaque enseignement doit découvrir sa vérité dans la construction de la connaissance qu’il propose aux élèves. Sinon, les apprenants s’apercevront de leur oppression. Et qui peut s’émanciper dans l’oppression légitime ? Peut-être ferons-nous des déçus. Mais le chemin de l’émancipation ne connait pas de raccourci.

Un enseignant primaire, un didacticien, un sociologue ne peuvent apprendre qu’une chose à leurs élèves (ou étudiants) : qu’il existe ce qui est possible en théorie, mais que cette théorie ne prend vie que si elle s’inscrit « comme possible » dans la réalité. Mais qui peut prétendre connaitre « le possible » ? Même le plus brillant des savants ne pourra savoir à l’avance ce qui se passera « comme possible », car la réalité ne se construit que sous condition de sa pratique. Cette pratique de la réalité est centrale dans l’encapacitation des apprenants, puisqu’elle permet de penser et d’élaborer ensemble les connaissances. Alors, les savoirs produits de ces connaissances seront émancipateurs, car ils correspondent à une pratique collective de l’expérience du monde.  

« Mes chers élèves, ceci est notre chemin, c’est ce que nous avons en commun. Nous n’avons pas la même expérience de vie, nous n’avons pas le même logement, nous n’avons pas le même argent pour vivre, nous n’avons pas les mêmes parents, les mêmes cultures, les mêmes origines, les mêmes visages, les mêmes couleurs de peau, la même santé, les mêmes chances. Tout ceci est vrai. Nous sommes fondamentalement différents. Mais nous sommes embarqués dans une aventure commune : celle de connaître ensemble. Soit elle réussit pour tous, soit elle échoue pour tous. » (Recommandation donnée aux élèves lors de la mise en œuvre du projet).

Quoi de plus essentiel pour un enseignant que de construire l’avenir avec ceux qui l’accompliront ? L’histoire ne s’essaierait-elle pas à prouver que nous ne pourrons connaitre de monde en paix, de société humainement prospère si nous construisons des frontières qui nous séparent du reste de l’humanité ? L’école publique rendra le service qu’elle doit à la société si elle se définit comme un lieu où la société se pense pour se transformer. Cela nécessite qu’elle s’écarte de sa suprématie morale et qu’elle renonce à son pouvoir. Cela exige une position éthique différente, de l’humilité et du respect, que la « modernité » (Beck, 1986/2008) qui embarque nos institutions scolaires, a de la peine à admettre. Mais, encapaciter c’est définir un autre rythme, c’est proposer une autre clarté, c’est offrir une nouvelle éducation, c’est se protéger des vices du pouvoir de l’enseignant, c’est renoncer au pouvoir du savoir pour émanciper.     

Le désir d’accéder à l’émancipation qui anime l’exposition est ainsi clairement assumé, sans pour autant ne jamais tenter de se soustraire à la complexité des problématiques qu’il soulève. Nulle concession dans ce travail des enfants, mais la pensée d’une éthique humaine qui va à la rencontre d’une question : celle du rapport entre pouvoir et savoir, entre encapacitation et émancipation, pour que demain soit un monde encore meilleur.


Références bibliographiques

Beck, U. (1986/2008). La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. Paris : Flammarion.

Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard.

Foucault, M. (1977). La vie des hommes infâmes. Paris : Gallimard.

Foucault, M. (1982). Le sujet et le pouvoir. Paris : Gallimard.

Innenarity, D. (2015). Démocratie et société de la connaissance. Grenoble : PUG.

Korczak, J. (1928/2009). Le droit de l’enfant au respect. Paris : Fabert.

Lunatic. (1997). Homme de l’ombre. Paris : Tallac Records.

Spinoza, (2014). Ethique. Paris : les classiques de la philosophie.

Wildavsky, A. (1987). Speaking truth to power: the art and science of policy analysis. New Brunswick : Transaction Publishers.

Ziegler, J. (2015). La faim dans le monde expliquée à mon fils. Paris : Seuil.