Réflexions autour du projet

Danser sur les tombes : la force d'un projet pédagogique

Joaquim Dolz
Professeur ordinaire, GRAFE, SSED, Université de Genève

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Ad mortem festinamus

Peccare dessistamus

Chant tiré du Llibre vermell de Montserrat (XIVe siècle)

 

La danse macabre s’appelle

Que chascun à danser apprant

A l’homme et femme est naturelle

Mort n’espargne petit ne grant. (…)

Sage est celui qui bien s`y mire. (…)

Le mort le vif fait avancer.

 

Leçon d’égalité devant la mort.

1ère édition de la Danse macabre imprimée à Paris en 1485.

 

Peinte sur les murs des églises à la fin du Moyen Âge, la danse macabre (totencanz, dança general, danza macabra) est un thème artistique populaire qui montre, allégoriquement, l’égalité de tous devant la mort. Dans ces fresques (parfois aussi dans des gravures et des illustrations anciennes), les morts dansent avec des vivants de différents niveaux sociaux. Au rythme de leur danse, le pape, l’empereur, le roi, les cardinaux, placés hiérarchiquement à côté de gens simples de divers âges et professions, sont tous entrainés inéluctablement vers le tombeau. C’est une leçon morale en temps de crise afin de réfléchir sur la vie et la mort. Elle évoque les conséquences de la guerre, de la famine et des maladies qui déciment les populations. Elle rappelle surtout les misères de la condition humaine. Il y a des historiens qui considèrent que la danse donnait lieu à de véritables performances théâtrales pour dénoncer la vanité des distinctions humaines.

Le motif de la danse macabre prend différentes formes d’expression (arts plastiques, poésie, théâtre, musique) et traverse les époques depuis la Renaissance. Hans Holbein, Bosch, Bruegel l’Ancien, Cervantès, Saint-Saëns, Baudelaire et Flaubert sont des auteurs qui ont proposé des œuvres où la mort danse avec ses invités. La thématique est toujours sinistre mais, au-delà de l’inévitabilité de la mort et du caractère universel de l’expérience humaine, la danse adopte souvent un ton critique sur la nature humaine.

Danser sur les tombes, titre évocateur choisi par un groupe d’élèves de onze, douze ans pour parler de leur projet et de leur exposition, est explicitement une nouvelle danse macabre satirique qui montre leur vision de l’apocalypse d’aujourd’hui. La danse macabre médiévale reproduit la société stratifiée et hiérarchique de l’époque, sans se rebeller nécessairement contre le système. Toutefois, elle est probablement influencée par la peur qui domine l’Europe au temps des guerres et des pandémies. Danser sur les tombes inverse ce rapport d’accommodation aux réalités de l’époque et dénonce les danseurs responsables de la mort et de la barbarie. Chaque élève choisit le sujet qui l’intéresse, mais chacun illustre un des cavaliers actuels de l’apocalypse qui pourraient, selon l’auteur de chaque dessin, annoncer un cataclysme planétaire. Et, à partir des œuvres de désolation peintes par les élèves, le spectateur trouvera, perché sur de multiples détails minuscules, une composition chorale des massacres et des grandes tragédies du XXIème siècle : celles des cycles de destruction (et de faible renaissance) vus par l’imagination critique et esthétique des enfants. En parallèle, chaque dessin est accompagné par un petit exposé oral. Les enfants essaient de présenter ainsi leur travail, argumentant le choix du sujet à partir de leur expérience personnelle ou d’une prise de position explicite. Ces enregistrements sonores nous donnent des clés interprétatives du travail réalisé, surprenantes par la maturité des réflexions des jeunes auteurs et par la qualité de l’expression orale.

Toutefois, ce n’est pas le produit final remarquable des œuvres exposées qui fera l’objet de mes commentaires, mais le projet pédagogique et l’itinéraire suivi par les élèves pour élaborer les œuvres exposées. Quelles sont les forces qui caractérisent le projet pédagogique présenté ?

En premier lieu, je souligne l’engagement des élèves. En effet, les deux classes se sont impliquées dans la réalisation du projet collectif de participation citoyenne. L’enrôlement des élèves, condition de tout apprentissage pour Bruner (1983), est assuré par le fait que ce sont les élèves qui ont décidé de conduire, durant une année scolaire, un projet d’envergure d’analyse et de critique sociale. Ils tiennent à participer à ce projet dans un esprit démocratique pour montrer publiquement les résultats de leurs réflexions. La pédagogie de projet est une pratique courante de la pédagogie active initiée par John Dewey au XIXème siècle qui contribue à générer des apprentissages. Le projet anticipe les objectifs à réaliser, fait émerger les besoins en termes d’apprentissage et donne sens aux activités. L’adhésion des élèves aux exigences des différentes tâches ne pose donc aucun problème majeur. Les enseignants jouent un rôle d’accompagnateurs, donnent des orientations en fonction des objectifs prévus, simplifient certaines tâches et essaient de maintenir l’intérêt et la motivation des élèves pour assurer l’autonomie dans le travail que les élèves effectuent. Les élèves mènent donc de manière autonome leur projet.

Zakaria et Aurélien, les enseignants des deux classes, m’informaient régulièrement de l’avancement du projet, mettant en avant son impact sur la motivation des élèves, sur le sens et le développement de leurs compétences transversales : prise en compte de l’autre, connaissance de soi et action dans le groupe. Ils me racontaient, avec l’enthousiasme qui anime leur quotidien d’enseignant, les résultats qu’ils obtenaient avec les enfants. Car, pour eux, il ne s’agissait plus de transmettre des contenus théoriques « vides de sens », mais de chercher inlassablement à susciter le désir d’apprendre, sans ruser avec les enfants, mais en privilégiant un rôle actif des élèves. Ils me parlaient de Roméo[1], qui d’habitude se détournait de toute activité, mais qui avait retrouvé une considération pour s’impliquer et qui se sentait valorisé par ses compétences dans ce projet. Ils me racontaient l’histoire de Marisa, qui disait tout le temps : « non, tout ce que je fais est nul, je suis nulle » et qui avait fini par comprendre qu’aucune personne ne pouvait être « nulle », car le jugement qu’elle faisait d’elle-même se construisait par l’intermédiaire du regard des autres, et que ces autres ne jugeaient pas son travail mauvais. Les enseignants me parlaient de l’importance de la perception de soi, vis-à-vis de la valeur des activités que les élèves proposaient. Ils me parlaient de la reconnaissance nécessaire à apporter aux enfants pour qu’ils contrôlent leurs tâches. Ils discutaient des dynamiques motivationnelles qui déterminaient les choix de Sofiane et de Barbara, des choix essentiels afin de les inciter à s'engager cognitivement sur les questions vives de la société et à persévérer dans ce qu’ils entreprenaient. Les deux enseignants faisaient ainsi vivre une démarche, portée par l’autonomie des élèves, qui considère les expériences réalisées faisant partie des meilleures dispositions pour apprendre.

En deuxième lieu, le projet se situe dans une perspective de littératie critique (McLaughlin & Devoogd, 2004). Pour s’informer et pour construire de nouveaux savoirs, les élèves ont besoin de se documenter. Il n’est pas facile pour eux de naviguer dans l’immense quantité de sources d’informations existantes, imprimées ou électroniques. Pour s’informer, les ressources multimédias sont aujourd’hui très importantes (émissions de télévision, publicités, reportages vidéo). Chercher dans les bibliothèques, sur internet et choisir les documents intéressants pour aborder des questions sociales vives sont des activités qu’il convient de réaliser collectivement. Le caractère interactif et dynamique de ces activités fait, par ailleurs, partie de l’apprentissage de la lecture. Comprendre suppose comparer et interpréter des textes. Le savoir construit par les élèves pour réaliser ces œuvres demande donc une confrontation avec de nombreux documents. Pour les documents consultés, les élèves ont dégagé et distingué, seuls ou en groupe, des faits et des points de vue explicites et implicites sur les textes lus et les images visionnées. Ils ont construit, dans une perspective critique, des significations et des valeurs. Ils ont développé des habilités multiples de lecture critique, qui vont de pair avec des fonctions supérieures de la pensée.

Le débat collectif a accompagné chacune de leurs lectures. À partir de ces débats collectifs menés quotidiennement, la classe a défini « la critique sociale » comme étant un engagement d’indignation pour dénoncer la misère et l’inégalité, conduites par l’opportunisme et l’égoïsme humain. Mais, selon les enseignants, la critique ne s’est pas arrêtée à discuter ensemble. Les élèves, libres de douter, d’interroger et de s’exprimer, ont pu également faire l’expérience d’un jugement d’appréhension. À ce propos, Zakaria et Aurélien me racontaient comment Luna doutait de tous leurs actes et paroles. Aucune chance pour cette jeune apprenante de croire aveuglément ses enseignants. Elle se devait de tout vérifier. La rigueur intellectuelle et le respect des démarches de la raison pour procéder à la vérification des connaissances sont des exigences majeures du travail en classe. Les élèves cherchent ainsi à interroger le savoir pour construire leurs propres connaissances. Ils refusent de conclure de manière hâtive et préfèrent continuer leurs recherches de manière systématique, à la plus grande satisfaction de leurs enseignants.

En troisième lieu, le projet s’oriente vers la réalisation d’une œuvre à l’apparence d’une affiche. Il s’agit de la production d’un document de synthèse multimodal sous forme de communication affichée qui s’exprime principalement par un dessin combiné d’un slogan. Suivant le principe d’une communication claire et efficace, dans une production qui cherche la critique par l’impact visuel, les œuvres mettent en perspective les résultats des recherches et les revendications des élèves. Au-delà des aspects matériels et créatifs de leur réalisation, la place de la conception a été très importante pour les élèves qui, souvent, ont parodié « la publicité ». En effet, les œuvres s’insèrent dans un genre publicitaire, qui a été détourné en affiche politique par les élèves, dans une volonté explicite d’agir en tant que citoyen.nes. Loin d’utiliser des logiciels de design en ligne – ce qui aurait pu être le cas puisque les élèves montraient une bonne maitrise des ressources digitales – les enfants ont choisi de réaliser un dessin critique, proche des affiches politiques des graphistes d’autres temps, consacrés à la défense de la démocratie (Josep Renau) ou contre l’Apartheid (Wilk Plakken).

Les enseignants m’ont rapporté les coulisses de ce travail artistique et d’analyse. Décoder les intentions latentes (commerciales, politiques) d'un message, analyser des éléments inhérents à la composition d'une image fixe ou en mouvement, analyser les effets de diverses influences (modes, pairs, médias, publicité…) en prenant un recul critique, voici quelques exemples des objectifs des leçons proposées aux enfants. Les supports sont alors une nouvelle fois une entrée pour affuter l’esprit critique des élèves. Lors de nos discussions avec les enseignants, quatre dimensions de la réalisation de l’œuvre étaient mises en exergue : montrer, s’exprimer, émouvoir, transformer. Et chaque enfant a cherché à honorer ces dimensions avec succès.   

Enfin, le projet concerne des multiples activités de production orale, principalement la réalisation de débats et d’exposés oraux. De manière libre, plusieurs activités ont porté sur le développement de l’expression orale sous forme d’ateliers philosophiques et de séquences didactiques sur les thèmes choisis par les élèves (Dolz & Schneuwly, 1998/2017). L’exposition présente les résultats de ce travail intense de l’oral avec une sorte de « guide oral enregistré » pour présenter chacune des œuvres exposées. La qualité de ces présentations est remarquable. En s’entrainant, tous les élèves de la classe ont fait des progrès dans l’expression à tous les niveaux. Nous souhaitons mettre en valeur la performance bilingue et les progrès réalisés lors de l’expérience d’un élève alloglotte, fils de réfugiés syriens, arrivé l’année précédente dans la classe.

L’oral se comprend alors comme outil communicationnel au service de la critique. Les élèves sont systématiquement mis en activité afin de débattre, de résoudre des dilemmes moraux, de discuter dans une visée de complexification philosophique, de clarifier leurs opinions, de se donner des conseils par des messages clairs. L’oral, parent pauvre de l’enseignement, a fait l’objet d’un enseignement systématique à partir de genres textuels de référence comme le débat et l’exposé (Colognesi & Dolz, 2017). Les enseignants ont conçu l’oral comme une activité planifiée liée aux élèves et à leurs besoins. Cet oral, mal aimé de l’enseignement, est devenu l’outil central et indispensable pour apprendre. Certes, le travail oral est bruyant et peut déranger la tranquillité scolaire. Zakaria me disait d’un ton farceur : « une chose est sûre, pour former des citoyens capables d’agir sur le monde, il ne faut pas avoir peur du bruit dans la classe ».

La démarche proposée par ces deux enseignants n’est en aucun cas une recette, mais elle est susceptible de produire un ensemble infini de solutions. Du point de vue didactique, par exemple, le projet articule un itinéraire de plusieurs séquences didactiques sur la documentation, sur la lecture critique, sur la conception d’affiches politiques, sur le débat et l’exposé oral (Colognesi & Deschepper, 2019). Le développement des différentes formes d’expression orale, écrite et plastique sont associées et montrent les potentialités immenses du travail qui peut être réalisé à l’école primaire.

Dans une perspective de travail futur, il nous semble que l’expérience de cette classe mérite d’être connue et valorisée. Danser sur les tombes, contrairement au pessimisme tragique des récits des catastrophes qui sont dénoncées, avec une compréhension lucide par des élèves de onze et douze ans, révèle une conception optimiste et pleine d’espoir pour la vie et pour l’école.

 

Références bibliographiques

Bruner, J.  S. (1983).  Savoir-faire, savoir dire. Paris : PUF.

Colognesi, S. & Deschepper, C. (2019). Itinéraires comme dispositif d’enseignement/apprentissage de l’oral ? Quand les élèves du primaire apprennent à réaliser des reportages audiovisuels. In L. Lafontaine & P. Dupont (Eds.), Collectif du REF 2017. Toulouse : Presses Universitaires du Midi.

Colognesi, S., & Dolz, J. (2017). Un dispositif de formation des enseignants : construire des scénarios pour développer les capacités orales des élèves du primaire. In J-F. de Pietro, C. Fisher & R. Gagnon (Eds.). L’oral aujourd’hui : perspectives didactiques. Recherches en Didactique du Français, 9. (pp. 177-199). Namur : Presses universitaires de Namur.

Dolz, J. & Schneuwly, B. (1998/2017). Pour un enseignement de l’oral. Paris : ESF.

McLaughlin, M. & Devoogd, G. (2004). Critical literacy: enhancing students’ comprehension of text. New York: Scholastic.


[1] Tous les prénoms d’élèves sont d’emprunts.