Pourquoi et comment les adultes apprennent/ Philippe Carré, Université Paris-Nanterre / 26.04.2022
Retour sur la conférence de Philippe Carré (Université Paris-Nanterre) du 26 avril 2022
par Alessio Giarrizzo, équipe ACT'FOR, RIFT, Université de Genève
Les trois dernières décennies ont vu émerger la culture de l’« apprenance » qui remet fondamentalement l’apprentissage et l’agentivité des apprenantes et des apprenants au cœur de la formation des adultes. Ce concept, qui trouve ses racines dans le courant de l’éducation permanente, s’est depuis largement diffusé comme partie du grand projet de l’apprentissage tout au long de la vie (lifelong learning), si bien que le terme « apprenant » se voit aujourd’hui attribué à tout un ensemble disparate de formes, de pratiques et d’acteurs : on parle d’« organisation apprenante », de « territoire apprenant », d’« immersion apprenante », de « vacances apprenantes » ou encore de « management apprenant ». Mais à quelles conditions peut-on alors dire d’un dispositif pédagogique qu’il est « apprenant » ? Pour répondre à cette question, le laboratoire RIFT a eu l’honneur et le plaisir de recevoir Philippe Carré, professeur émérite de sciences de l’éducation et de la formation à l’Université Paris-Nanterre, à l’occasion de sa troisième conférence publique du semestre de printemps 2022. Cette conférence, conçue comme un échange avec son audience, a été consacrée à la réflexion autour de cette question fondamentale pour les professionnel.les de la formation au XXIème siècle. C’est avec le riche bagage d’une carrière particulièrement active en formation des adultes, mêlant pratique de la formation et activité pionnière en recherche scientifique, que Philippe Carré nous a donc proposé une réflexion autour de l’« apprenance » basée sur son ouvrage le plus récent intitulé Pourquoi et comment les adultes apprennent : De la formation à l’apprenance (septembre 2020, éditions Dunod).
Pour situer ce concept, une brève histoire de la formation des adultes s’est d’abord imposée : après avoir rappelé la parenté de l’éducation permanente dans les philosophies hellénique et islamique, Philippe Carré a présenté plus en détail les trois âges de l’éducation des adultes du XIXème siècle à nos jours. La pratique des premiers cours pour adultes, simple transposition de la méthode scolaire classique, constitue le premier âge des pratiques de formation des adultes. L’émergence de la culture de l’éducation permanente, marquée par la prise de conscience de la dimension sociale de l’acte de formation et par la mise en place de la pratique du stage de formation, peut être qualifiée de deuxième âge de la formation des adultes. Philippe Carré dénote une stagnation de la dramaturgie pédagogique dans ces deux premiers âges : dans ces deux modèles, on fixe singulièrement l’apprentissage à une unité d’espace (la salle de classe ou la salle de séminaire), une unité de temps (la leçon ou le stage) et une unité d’action (l’intervention de l’instituteur/trice ou de l’animateur/trice). Le troisième âge dans lequel nous vivons aujourd’hui vient bousculer cette statique dramaturgie pédagogique et fait exploser les lieux, les temps et les pratiques d’apprentissage. On prend alors conscience qu’à côté du contexte formel normalement dévolu à la formation, il existe une multitude de contextes semi-formels et informels où les adultes peuvent apprendre de façon autodidacte, particulièrement aujourd’hui avec une forte prépondérance du numérique. De plus, dans ce foisonnement de contextes de formation, il est essentiel de considérer la pertinence du contenu pédagogique pour l’activité professionnelle de l’apprenant et de l’apprenant : dans les mots de Bertand Schwartz (1989), « un adulte n'est prêt à se former, que s'il trouve, ou s'il peut espérer trouver dans la formation qu'on lui offre, une réponse à ses problèmes, dans sa situation ». Ce changement de la culture de la formation est entériné par la loi française du 5 septembre 2018 « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » qui met en son centre la notion de formation comme « parcours pédagogique permettant d’atteindre un objectif professionnel ». Le conférencier ouvre alors le débat sur une question : si l’apprentissage est devenu massivement autodidacte et que « l’autoformation » s’est largement diffusée dans les organisations, qui alors organise le parcours pédagogique ? Qui orchestre les moments d’apprentissage ?
C’est dans ce troisième âge de la formation que la notion d’apprenance entre en jeu, définie comme « un ensemble durable de dispositions favorables à l’acte d’apprendre dans toutes les situations : formelles ou informelles, de façon expériencielle ou didactique, autodirigée au non, intentionnelle ou fortuite » (Carré, 2005). À l’interface de la situation et de la personne, l’apprenance est intrinsèquement liée aux fonctions psychologiques, cognitives et motivationnelles qui caractérisent chaque individu. La disposition à apprendre dans une seule et même situation de formation donnée va varier, pour commencer, selon la perception et la compréhension qu’ont chacune et chacun des évènements. L’apprenance en tant que disposition à l’apprentissage va dépendre aussi de la direction active et endogène de l’attention par la personne elle-même, par opposition à une approche qui vise à « capturer » l’attention des apprenantes et des apprenants par des stimulations externes. De même, l’attitude apprenante repose sur l’intérêt individuel et durable qui garantit un engagement intrinsèque dans l’activité de formation, et non sur l’intérêt situationnel déclenché de manière exogène. Les fonctions mnésiques jouent elles aussi un rôle dans la facilitation de l’apprentissage, notamment par le poids des connaissances préalables sur l’assimilation de nouvelles connaissances et compétences hic et nunc. Une autre caractéristique primordiale de l’apprenance est la prise en compte des déterminants de la motivation à s’engager dans l’activité de formation, particulièrement de la valeur des buts d’apprentissage, du sentiment d’efficacité personnel de l’apprenant ou de l’apprenante et de son besoin d’autodétermination. En définitive, l’apprenance est ce concept qui rend compte du fait que l’apprenante ou l’apprenant est un sujet social qui évolue dans sa singularité à l’intérieur du contexte collectif de la formation : il ou elle est simultanément « comme tout le monde, comme certains, comme personne » (paraphrasant Mac Adams, 2006). Il ou elle apprend avec et par les autres, mais toujours seul.e.
Si le concept d’apprenance est emblématique de ce nouvel âge de la formation des adultes, c’est aussi parce qu’il invite à réinterroger en profondeur nos pratiques et rôles de formatrices et formateurs. La discussion est alors ouverte : comment le mettre en pratique ? À quelles conditions peut-on dire d’un dispositif pédagogique qu’il est « apprenant » ? L’accent mis sur les fonctionnements psychologiques n’occulte-t-il pas les enjeux sociaux qui traversent la formation des adultes ? Cette discussion aura été l’occasion de souligner le rôle des formatrices et des formateurs comme facilitateurs et facilitatrices de l’apprentissage, parce qu’au fond, comme l’écrivait Emmanuel Kant dans son Traité de pédagogie (1803), « ce que l’on apprend le plus solidement et ce que l’on retient le mieux, c’est ce que l’on apprend en quelque sorte par soi-même ».
Ouvrages de référence :
Carré, P. (2005). L’apprenance, vers un nouveau rapport au savoir. Paris : Dunod.
Carré, P. (2020). Pourquoi et comment les adultes apprennent : De la formation à l’apprenance. Paris : Dunod.
Résumé de la conférence et de l'ouvrage
A partir d’un état de la problématique de l’apprentissage tout au long de la vie, sont successivement passés en revue, sous un angle psychopédagogique : les thèmes des dispositions à apprendre, des environnements dits « apprenants » et des pratiques d’apprentissage, particulièrement autodirigées et informelles ; la question des motivations à apprendre des adultes au XXIe siècle ; les modalités de facilitation des formes multiples de développement des compétences professionnelles et personnelles à l’heure du lifelong learning.
Le conférencier
Titulaire d’un doctorat en sciences de l’éducation (Université Paris V, 1981) et d’une habilitation à diriger des recherches (Université de Tours, 1992), Philippe Carré est professeur émérite de sciences de l’éducation et de la formation à l’Université Paris-Nanterre. Il y est membre de l’équipe de recherche Apprenance, formation et digital du laboratoire Cref où il a a créé le Master Ingénierie pédagogique en formation d’adultes et le programme doctoral (20 thèses en cours, 4 directeurs de recherche). Il a précédemment exercé différentes fonctions dans des milieux variés de la formation continue : formateur puis responsable pédagogique dans différents organismes publics et privés (de 1977 à 1986), chargé de maîtrise d’oeuvre déléguée en ingénierie pédagogique pour la compagnie Air Afrique (1978-1988), consultant-chargé d’études à Interface et directeur-fondateur de Dixit Communication internationale (entre 1986 et 1994). Il a été nommé professeur associé à l’Université des sciences et technologies de Lille en 1994, puis professeur titulaire à l’Université Paris Nanterre en 1999.
Il est aujourd’hui également directeur de publication de la revue Savoirs, membre du comité directeur de l’International Society for Self-directed Learning (USA) et président de l’association Interface Recherche. Il est titulaire du 10ème Malcolm Knowles Award délivré par l’International Society for Self-directed Learning (USA, 2010) https://www.sdlglobal.com/award-winners et lauréat de l’ International Adult Education Hall of Fame à New Orleans (USA, 2018).
https://halloffame.outreach.ou.edu/inductions/hof-2018/