Dans les traces d'Annie Goudeaux
Par Juana Sarmiento Jaramillo et Germain Poizat, équipe CRAFT, RIFT, Université de Genève
Janvier 2023
Un parcours professionnel est fait de choix, de tâtonnements, et de rencontres fortuites. C’est comme si ceux-ci nous embarquaient en nous prenant la main, parfois malgré nous, nous permettant de voir ou d’emprunter des chemins que nous ne connaissions pas avant, que nous n’avions même pas imaginés. Certains acteurs (humains et non humains), certaines thématiques, certaines idées ou questions nous interpellent et nous attirent tout au long de notre parcours. On se lance alors sur ces chemins avec enthousiasme et opiniâtreté. Petites ruelles sombres au début, où l’on voit mal ou très peu, elles deviennent parfois de longs itinéraires remplis de possibilités et d’enchantement. On se lance comme dans une rêverie, de manière solitaire, la plupart du temps en collectif, avec ceux qu’on admire, qu’on respecte, qu’on aime. C’est ainsi que nous imaginons la jeune infirmière hospitalière Annie, devenant tout d’abord formatrice en formation professionnelle dans le domaine de la santé auprès de soignant·es et de cadres hospitaliers à l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, puis chargée d’enseignement à l’Université de Genève, formatrice et intervenante chevronnée, ethnographe réalisatrice de films documentaires à visées éducatives.
Tout au long de sa carrière académique, Annie nourrit un intérêt constant pour la conception d’environnements de formation et s’engage dans l’accompagnement attentif et attentionné de collectifs de travail et/ou d’étudiant·es (notamment dans la Maîtrise universitaire en sciences de l'éducation - Formation des adultes). Ces propositions visant l’apprentissage et le développement de l’activité sont étayées par a) une approche établissant des liens forts entre technique et formation, et b) des notions comme celles de mimesis, de métaphorisation, de jeu, d’improvisation, d’imagination. Ses terrains de jeu ? Le travail et la formation dans de multiples secteurs : industriel, administrations publiques, culturel, sanitaire et social. À la retraite depuis le semestre de printemps 2022, elle nous laisse aujourd’hui un bel héritage, source de développement collectif et défis théoriques et méthodologiques. Ces quelques lignes tentent modestement de rendre compte de cet héritage.
Au moins trois projets clés de sa carrière de recherche, d’intervention et d’enseignement au sein de l’Université nous semblent remarquables.
Le premier est son travail de thèse, soutenu en 2010, sur les rapports développementaux entre les objets techniques et l’activité humaine dans un contexte artistique (Grand Théâtre de Genève) à partir de la lecture de Gilbert Simondon, et dont les développements centraux continuent à structurer le travail de l’équipe CRAFT de l’Université de Genève. Il s’agit d’une récusation systématique du schème hylémorphique : former ou éduquer ne consiste pas à donner une forme à une existence passive, mais plutôt à susciter, promouvoir, accompagner un processus d’émergence au sein de systèmes dynamiques, dans lesquels la technique est toujours constitutive et constituante de l’activité humaine. Les objets techniques, véritables partenaires, entraînent ou accompagnent des processus d’apprentissage/développement des professionnel·les, mais suscitent aussi le potentiel d’action collective, en rendant possible la circulation et la conservation de ces connaissances, tout au long de trois processus interdépendants – conservation, invention et conservation. Ces trois processus, porteurs de transformations individuelles et collectives, donnent une place centrale aux dimensions ludiques, fictionnelles et métaphoriques.
Le deuxième projet remarquable est la recherche « Devenir techniciens en radiologie médicale » réalisée en partenariat avec les HUG, le HedS HES-SO Genève, et les autres équipes du Laboratoire RIFT. Ici, l’ethnographe experte qu’est Annie a réalisé un important travail de terrain, tant dans le domaine de la radiologie conventionnelle que dans celui de la radiothérapie. La mise en place d’un groupe pivot et l’animation d’une communauté élargie de recherche-conception ont facilité de manière importante la construction de « communs » entre les technicien·nes en radiologie médicale et les chercheur·es de l’Université. Ce travail de terrain a permis une compréhension et une modélisation de l’activité de ces professionnel·les (et de son développement), fournissant des bases solides pour la conception d’une plateforme de vidéoformation. Trois principes de conception aujourd’hui éprouvés dans d’autres domaines ont été développés à cette occasion : l’encouragement de l’expérience mimétique, l’approche par la perturbation et l’indexation à l’expérience des bénéficiaires.
Le dernier projet, plus récent, est celui relatif aux images et au travail des images à des fins de formation/éducation des adultes. Trois initiatives portées par Annie méritent d’être mentionnées.
La première est le recours aux images dans cadre du travail d’accompagnement des étudiant·e ·s au sein du module professionnel de la Maîtrise universitaire en sciences de l'éducation - Formation des adultes. L’expérience montre que ce détour par les images permet de construire des significations nouvelles sur le processus de professionnalisation en cours grâce, notamment, à la dimension métaphorique, à l’immersion dans un monde fictionnel, et au repérage de relations de ressemblance sur un mode iconique. Intégrant des expériences sensorimotrices, affectives et socioculturelles, les métaphores et « leur mise au travail » au cours de l’accompagnement ont permis aux étudiant·es de mieux comprendre leur présent et d’imaginer leur a-venir professionnel.
La seconde initiative est une intervention du RIFT en partenariat avec le Service de Formation de l’État de Genève. Celle-ci, conduite à l’Office des Poursuites et portant sur le travail des huissiers, est un nœud dans l’expérience d’Annie révélant l’intérêt, à la fois théorique, méthodologique, transformatif et esthétique des images, lui permettant également de « nouer » différents fils de son activité de recherche. À l’analyse et modélisation de l’activité des huissiers s’ajoute, dans le cadre de cette intervention, la réalisation de vidéo narrations à des fins de formation professionnelle rendant visibles certains éléments typiques et implicites du travail. Montées sous forme de récit, ces vidéos constituent une innovation dans laquelle le montage décuple le potentiel mimétique déjà reconnu à ces objets temporels : séquences de captation vidéo de la pratique professionnelle elle-même et séquences d’entretiens d’autoconfrontation sont montées pour faire vivre aux visionneurs et visionneuses une expérience proche du vécu et pour déclencher des débats sur le travail bien fait. Ce processus ouvre sur la constitution d’une communauté de pratique via des dynamiques d’appropriation des composantes typiques du travail, et de leur expropriation et partage avec d’autres professionnel·les.
Finalement, la troisième initiative est la résultante du travail d’Annie sur la question du travail des images et sur l’usage des films documentaires en formation des adultes. On y retrouve également son engagement en faveur de la transmission. En effet, Annie a contribué à faire exister le cours « Réalisation de films documentaires en formation des adultes » et a accompagné ces cinq dernières années les étudiant·es participant à celui-ci dans le processus de conception et de réalisation de leurs films documentaires (en collaboration étroite avec Nicolas Senn). Cherchant inlassablement à enrichir le répertoire des outils, des modalités de compréhension, d’action et d’intervention des futur·es formateurs et formatrices d'adultes, elle a ouvert la voie vers une démarche d’ethnographie visuelle dans laquelle le film documentaire est considéré comme un acteur à part entière dans le processus développemental et de recherche. Ce cours est l’occasion d’expérimenter le triple intérêt développemental des films documentaires : pour les spectateurs et spectatrices, pour les protagonistes « filmé·es », et pour les réalisateurs et réalisatrices eux/elles-mêmes. À travers la réalisation d’un film documentaire, ce cours conduit les étudiant·es à s’interroger sur les manières de concevoir un environnement et/ou un objet temporel audiovisuel propices à une transformation de l'activité́ d'autrui. Les hypothèses du programme de recherche technologique en formation des adultes développé par l’équipe CRAFT sont aussi éprouvées à cette occasion. Les transformations espérées ne sont pas prescrites en termes d'objectifs attendus, mais conçues comme l’ouverture de possibles pour les spectateurs et spectatrices, les protagonistes, mais aussi pour les réalisateurs et réalisatrices. Conçu comme individu technique et esthétique, Annie nous rappelle que le documentaire possède un mode d'existence. Elle a alors porté son intérêt sur une meilleure compréhension de la rencontre entre trois régimes d’individuation dans une transindividuation : individuelle, collective, et technique.
C’est d’ailleurs cette thématique qui a été au centre de sa dernière conférence RIFT du 24 mai 2022 : « Travail des images et transformation de l’activité ». Cette conférence, au format original, a débuté par le visionnage du documentaire « Effaroucher avec Ishtar : autour d’autres façons d’être au monde » qu’elle a réalisé en partenariat avec Jean-Claude Coulet sur l’activité d’un fauconnier genevois. L’intention était de conduire le public à expérimenter cet objet temporel « à visées transformatives », mais aussi et surtout de débattre avec les praticien·nes présent·es de l’intérêt du documentaire comme pratique de formation, de transformation, et d’émancipation en éducation des adultes. L’enjeu était de passer du visionnage du documentaire à la perception de l’expérience du fauconnier (et de son faucon), de son caractère énigmatique. Annie et Jean-Claude Coulet ont notamment livré un témoignage très précis, à la manière d’anthropologues, du travail de tournage et de montage, ainsi que des effets de la réalisation du documentaire sur leur propre compréhension de l’activité de fauconnier, sur leur rapport à l’analyse de l’activité, mais aussi sur le pouvoir constituant de la technique audiovisuelle. Ce fut une parenthèse haute en couleur une nouvelle fois proposée par Annie.