Vygotski au travail : l'affectivité en activité / 16.03.2023
Retour sur la conférence de Yves Clot du 16 mars 2023
Par Oriane Sitte de Longueval, équipe CRAFT, Université de Genève
En guise d’introduction, Janette Friedrich souligne l’étendue, l’importance et la spécificité de l’œuvre scientifique d’Yves Clot. Figure de proue de la « clinique de l’activité » et de la méthode de l’autoconfrontation simple et croisée, Yves Clot accompagné de son équipe du CNAM, place au centre de ses travaux le « travail concret » et « concrètement réalisé » par les sujets. Derrière cet intérêt collectif se trouve l’idée qu’il ou elle est le seul qui peut, si les conditions le lui permettent, découvrir, indiquer et instruire l’autre, sur la façon de « bien faire son travail ». Mais il y a aussi l’idée que pour s’intéresser au concret, il ne faut pas craindre de conceptualiser. Parmi ces concepts, celui d’affectivité tient une place importante non seulement dans l’œuvre de Vygotsky, mais aussi dans le cadre du travail. C’est ce que cette conférence vise-t-à montrer.
La première partie de la conférence est consacrée à « Vygotsky au travail », entendue comme la personne de Vygotsky à l’ouvrage. Yves Clot retrace alors la fin de sa vie et notamment les deux dernières années de celle-ci : 1933 et 1934. À cette période, la question de l’affectivité, ancienne chez l’auteur, devient vitale pour lui. Mais c’est aussi une période où il est lui-même affecté. Affecté par les événements de l’histoire d’abord. Celle de la famine en Ukraine et de la purge des intellectuels jugés « antimarxistes et bourgeois » par le Kremlin. Affecté par la maladie ensuite. Vygotsky souffre alors de la tuberculose et vit sans tenir compte de son état de santé, refusant tout traitement. Affecté enfin par la rupture avec Léontiev, précisément sur fond de désaccord sur l’intérêt à porter aux affects. Au sein de l’équipe de Vygotsky, deux lignes se confrontent pour l’avenir. Celle de Léontiev considère que Vygotsky repart en arrière en cherchant les sources primaires de la conscience du côté des affects et non dans l’activité pratique des hommes. Convaincu que la vie des affects est derrière la conscience, Vygotsky se tourne au contraire vers Spinoza. A l’apogée de leurs divergences, leurs programmes se séparent.
Vygotsky est bouleversé par ces événements, mais il ne se plaint pas, il travaille. En témoignent les extraits des « notebooks » cités à plusieurs reprises par Yves Clot. Il écrit : « la sagesse est plus importante que l’espérance », « le but pratique le plus élevé de la psychologie scientifique c’est de comprendre les conditions de la liberté individuelle, c’est de comprendre l’unité des formes opposées entre le concept et l’affect ». L’affect doit être mis au centre de la théorie psychologique. Il en est, au crépuscule de sa vie, convaincu.
La suite de la conférence est alors consacrée à « Vygotsky au travail », mais cette fois-ci entendue comme l’œuvre de Vygotsky dans le cadre du travail. Yves Clot décrit la conception spinoziste de l’affect déployée par Vygotsky. Ce dernier envisage la conscience comme double : à la fois sentante et pensante. Ces consciences sont en conflit. Autrement dit, la conscience n’existe pas comme un état mental séparé, mais plutôt comme un rapport au réel. C’est donc seulement lorsqu’elle est en mouvement, que la conscience donne à voir ce qu’elle est. Pour Vygotsky, séparée de la vie, sans réplique dans une nouvelle activité, elle s’étiole, s’éclipse. L’arrachement de la conscience au réel, dit Yves Clot, est selon cette conception destructeur pour elle-même. La conscience est un conflit vivant.
Dans cette collision dramatique qu’est l’affect, chacun.e définit grâce ou à cause de son passé, la possibilité qu’à une situation de l’affecter. L’affect est donc une propriété de l’activité là où l’émotion, est un instrument du sujet. L’affect est la marche du connu à l’inconnu, du conflit entre les attendus du sujet et les inattendus de la situation. Pour définir une épreuve affective, il faut mesurer que le sujet ne peut pas toujours se dérober devant le bouleversement de ses habitudes. Cela fait de l’affect : une exigence de travail. Dans l’activité vivante, c’est le retentissement du vivant en cours dans le déjà vécu. Le choc plus ou moins grand entre l’expérience qu’on fait (le vivant) et l’expérience que l’on a (le déjà vécu), désigne l’affect.
Toute la clinique de l’activité d’Yves Clot se confronte nous dit-il, dans l’intervention dans les organisations, à cette balance entre activité et passivité. Elle est totalement habitée par le fait de retourner les affects passifs en affects actifs, le déjà vécu, en moyen de vivre autre chose. Ce pouvoir d’agir est une force de travail. L’affect n’éloigne pas de l’activité, il est l’énergie de son développement.
Le concept d’affect est donc central pour Vygotsky, pourtant, Yves Clot remarque qu’il le remplace régulièrement, arbitrairement, et selon lui dangereusement, par celui d’émotion. Les émotions sont regardées aujourd’hui, nous dit le conférencier, comme si l’on pouvait les gérer comme une compétence. Cette approche hygiéniste consiste dans les organisations, « à s’occuper des personnes qui posent des problèmes plutôt qu’à s’occuper des problèmes que posent les personnes ». Les émotions sont ainsi maîtrisées, instrumentalisées, consensualisées, ludifiées. Au principe de cette gestion des émotions, il y a une « épidémie de bienveillance », un refoulement des affects entendus comme un conflit dans l’activité. La gestion hygiéniste des émotions traduit une volonté de refouler les activités contrariées, empêchées, avortées… celles « que l’on garde sur l’estomac ». C’est la maladie principale du travail d’aujourd’hui pour Clot : ne pas pouvoir se reconnaître dans ce que l’on fait.
La santé au travail, poursuit-il, se définit autrement que dans la gestion factice de ces émotions et que dans la satisfaction affichée et mesurée par les questionnaires. La santé va se nicher là où on ne veut pas la voir, dans l’activité subie, dans son réel, dans tout ce que l’on « garde sur l’estomac ». Parce que la santé ce n’est pas simplement vivre dans un milieu en affichant satisfaction, c’est transformer son milieu pour le rendre vivable, autrement dit développer son activité, ses objets, ses destinataires et ses instruments. La santé est donc liée au rayon d’action.
Dans la lignée de Vygotsky, Yves Clot propose alors d’envisager la santé au travail comme la somme de deux conflits. Le premier se situe dans l’espace triadique reliant l’activité, son objet, et les personnes à qui elle est adressée. Lorsque les objets se rétrécissent et que ses destinataire-trices s’amenuisent, alors l’activité est ravalée, le sujet diminué, la santé ruinée. Cette qualité avortée du travail est statistiquement instruite puisque d’après le ministère français du travail, 54% des personnes en activité considèrent devoir sacrifier la qualité du travail. Le deuxième conflit se situe à l’intérieur du premier et c’est précisément le conflit sous-jacent à l’affect. Le rétrécissement de l’activité a comme effet de confronter le sujet à la dégradation de son déjà vécu. Cela l’affecte en profondeur et fait de l’expérience en cours une machine de guerre quant au déjà vécu. Ce conflit est ruineux pour la conscience et notamment pour la conscience professionnelle. L’activité est donc un espace-temps, un chronotrope, à la fois triade vivante adressée et expérience de l’affect.
Yves Clot conclue par souligner la place, extrêmement importante des émotions dans l’activité. Il les décrit comme les déléguées des affects, celles qui les réalisent et les révèlent, sans pour autant permettre de les inférer. « On peut rire de rage et pleurer de bonheur » nous dit-il. Là où les émotions sont observables, les affects ne le sont pas. Il ne faut donc pas les prendre à la lettre, mais bien au sérieux. L’affect se réalise et se transforme dans les émotions comme la pensée dans le langage. Il cite enfin Vygotsky : la langue et la pensée ne sont pas faites de même étoffe, mais c’est leur conflit qui fait le développement.
Résumé de la conférence
Vygotski est surtout un auteur de référence dans le domaine de l’éducation. Mais une autre tradition existe qui en fait aussi maintenant une référence dans le champ du travail. C’est justement à partir d’un point de vue emprunté à la psychologie du travail francophone, à partir de l’analyse de l’activité professionnelle, qu’on montrera que l’œuvre de Vygotski est, au-delà de la psychologie de l’enfant ou de la psychologie du travail elle-même, une psychologie générale. Mais en un sens précis: comme il l’écrit lui-même, « notre but est de créer ne serait-ce que les bases premières d’une théorie psychologique des affects (…) digne de devenir un des chapitre de la psychologie humaine, peut-être même son chapitre principal » (Théorie des émotions, l’Harmattan, 1998, p. 155). On s’efforcera de dire comment poursuivre ce travail au moment où, dans la société toute entière, la gestion des émotions est massivement utilisée pour refouler les affects.
La conférence sera enregistrée et publiée sur le site du RIFT, mais ne sera pas transmise en direct.
Le conférencier
Yves Clot, professeur émérite de psychologie du travail au CNAM à Paris, est l’initiateur d’une clinique de l'activité développée en équipe dans de nombreuses interventions en entreprises en France ces vingt-cinq dernières années, aussi bien dans l’industrie que dans les services. Il a coordonné deux livres issus du travail collectif sur l’œuvre de Vygotski, Avec Vygotski en 1999 et Vygotski maintenant en 2012.
Dans le champ du travail il a publié, entre autres, La fonction psychologique du travail en 1999, Travail et pouvoir d’agir en 2008 aux PUF, Le travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux à La Découverte en 2010 et, plus récemment Éthique et travail collectif chez Erès en 2020, comme Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations à la Découverte en 2021.