Le concept de présence Quel intérêt pour la formation et l’enseignement ? / Janette Friedrich, Université de Genève / 30.05.2024
RETOUR SUR LA CONFERENCE DU 30 MAI 2024
Par Laurent Filliettaz, Equipe Interaction & Formation, RIFT, Université de Genève
C’est sous le signe de la « présence » que notre collègue Janette Friedrich conviait, pour une dernière fois avant son départ à la retraite, la communauté de ses collègues, de ses étudiant-es, de ses ami-es et tout simplement des personnes qui se plaisent à philosopher avec elle. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’un grand nombre a répondu … « présent » !
D’emblée, le ton de la conférence est donné. Ce sera un moment de plaisir et de sourires partagés, en dialogue avec les auteurs au côté desquels elle a cheminé. Le concept de présence, il va falloir le débusquer, le cerner dans ses apparitions fugaces, à l’image d’un jeu de piste éphémère. C’est autour de trois situations que la conférencière du jour campe le décor de sa démonstration. Un parcours très structuré donc, où se croisent différentes voix : celles des philosophes et de leurs raisonnements, et celle de Janette elle-même, qui nous livre au gré des situations, des témoignages de son activité d’enseignante, de mélomane et de sportive !
La première situation évoquée concerne l’enseignement des mathématiques et dialogue avec Ludwig Wittgenstein. « Comment enseigner la suite des nombres entiers naturels ? », questionne le philosophe, et « comment peut-on dire que l’élève a compris quelque chose et qu’il le sait ? ». La réponse est dans une conception déictique du savoir, qui renvoie nécessairement aux conditions temporelles et locales de son accomplissement. « Maintenant, j’ai compris ! », dira l’élève. C’est là une première apparition du concept de « présence », dans l’ici et maintenant.
La deuxième situation nous emmène du côté d’un psychologue bien connu dans le champ des sciences de l’éducation, Lev Vygotski, et son concept d’instrument psychologique. Le parcours débute par les travaux de Kurt Goldstein sur l’étude de certains types d’aphasie, dans lesquels le malade ne peut pas trouver les mots directement, mais au moyen d’un parcours détourné, qui emprunte le chemin des souvenirs associés. Ici, le langage n’est pas présent dans le « maintenant », mais empêché de surgir directement. Vygotski offre au concept de « détour » une expansion qui s’applique au-delà des contextes pathologiques. Le concept d’instrument psychologique permet au sujet, par un jeu de dédoublement, d’agir sur lui-même. C’est là une seconde apparition du concept de « présence », qui s’incarne à la fois matériellement et spatialement par l’image d’un parcours détourné.
La troisième situation porte sur les « formes éphémères » et nous permet de cheminer pour quelques courts instants avec la pensée de Karl Bühler. Pour le psychologue et linguiste allemand, le psychisme est soumis au principe de plaisir – la Funktionslust ou Funktionsfreude. Et le jeu, en tant qu’activité dotée de plaisir, constitue un ingrédient essentiel de la vie psychologique. Le jeu ne trouve son sens et son plaisir que dans le moment présent. A l’image d’une performance sportive comme celle d’un geste footballistique, le jeu nait de la rencontre éphémère entre deux objets qui se déplacent dans l’espace et dans le temps – le ballon et le joueur – et dont la relation est condamnée à la disparition. La forme apparaît au moment même où elle s’efface. C’est là une troisième apparition du concept de présence, celle de la disparition programmée…
Ainsi, tout est dit. Un instant précis, matériellement incarné devant nous, avec plaisir. Le jeu s’achève, éphémère. Et le public d’applaudir… longtemps.
Pour prolonger le plaisir, Janette Friedrich donne la parole à deux éminents collègues avec lesquels elle a collaboré au fil de son parcours, et auxquels elle a confié la tâche périlleuse de performer sur le registre d’un genre de discours lui aussi éphémère : l’appendice libre ! Le regard de Laurent Cesalli, professeur de philosophie médiévale à l’Université de Genève, et de Gerhard Benetka, professeur de psychologie à la Sigmund Freud Privatuniversität de Vienne, prolongent et complètent la démonstration. Le concept de « présence » se déplace alors d’un cran et se pose sur la personne de « Janette » elle-même, offrant de nouvelles clés de lecture pour décrypter le personnage à la lumière du jeu éphémère qu’elle vient de jouer devant nous.
Trois traits caractéristiques se dégagent de ces hommages. Le plaisir de philosopher avec ses interlocuteurs, à la manière de Socrate. L’omniprésence du rire, en toutes circonstances. Et l’excellence scientifique, cette capacité à se poser des questions inhabituelles de façon naturelle, à élaborer des pensées originales avec une liberté rafraichissante qui ne se soucie pas du prestige et de ceux qui veulent dicter la manière de penser. Bref, un portrait « détourné » de l’homo academicus, une manière alternative de prendre sa place et de se rendre présente au sein des institutions de la fabrication des connaissances.
Le public aura compris à ce moment la rareté et la richesse des apports de Janette Friedrich aux collectifs avec lesquels elle a cheminé au fil de sa belle carrière. Son savoir incarné et situé, ses rires et plaisirs partagés, ses jeux éphémères constituent pour nous tous des instruments psychologiques de notre propre pensée. Et cela, ça ne se remplace pas aisément, à l’image de la cavité qu’il a fallu visiter pour capter l’image qui a servi d’illustration à la conférence et pour voir le paysage de l’intérieur. Merci Janette pour ces belles années de collaboration. Ta « présence » va nous manquer !
Résumé de la conférence
Cette conférence sur la présence a pour objectif d’annoncer l’absence : après 30 ans, mon engagement dans le domaine Approche philosophique de l’éducation s’achève. Dès lors, j’ai choisi de profiter de l’occasion pour réfléchir à un concept qui m’a accompagnée ces dernières années sans qu’il soit arrivé à se situer au centre de mon attention, ce qui demande remédiation.
« Présent.e » – une réponse autrefois énoncée à voix haute au début d’un cours, un concept qui, peu à peu, se positionne aujourd’hui à l’avant de la scène des sciences de l’éducation : on parle de la présence à distance (une contradictio in adjecto?), d’enseignements en présentiels ; ou encore de la qualité de la présence des acteurs de la formation et de l’enseignement… Pourtant, ce concept est plus souvent présupposé là où on ne le remarque pas. C’est la thèse centrale de ma conférence dans laquelle je tente de montrer qu’il y a des activités dont la spécificité ne se laisse saisir qu’à l’aide de cette notion. La démonstration ne se veut ni exhaustive ni systématique, mais exemplifiante. En dialogue avec les auteurs sur lesquels j’ai longtemps travaillé, le concept de présence va être convoqué à travers les trois thèmes suivants : 1. Montrer ou conceptualiser – ou comment enseigner ? (Ludwig Wittgenstein); 2. Peut-on faire venir un savoir ? – ou la question des outils psychologiques (Lev Vygotskij, Kurt Goldstein) ; 3. Et si le jeu et le plaisir ne sont que des formes éphémères – à quoi servent-ils ? (Karl Bühler). Mon propos sera complété par les réflexions de deux invités qui ont été, chacun à sa manière, fortement présents dans mon parcours de pensée.
La conférencière :
Janette Friedrich a fait des études de philosophie à l’Université de Rostow-sur-le-Don (ex-URSS) et soutenu sa thèse doctorale « La forme langagière : paradigmes de Bachtin à Vygotskij » en 1991 à l’Université Humboldt à Berlin. Après des séjours de recherche à l’EHESS et au CNRS à Paris, elle a commencé à travailler en 1994 à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation. Ses recherches et enseignements portent sur l’histoire, l’épistémologie et la philosophie des sciences de l'homme, sur les débats autour des concepts de réflexion, savoir-faire et expérience, et sur les théories du langage (début du 20e siècle).
28 juin 2024