Questions vives FA

La formation d'adultes relève-t-elle du care ?

Par Cecilia Mornata (équipe Interaction & Formation)
et Maryvonne Charmillot (équipe TEF)

RIFT - Juin 2023

Des vulnérabilités et du care

 

Entre 2017 et 2018, le Laboratoire RIFT organisait un cycle de conférences intitulé Vulnérabilité(s) et formation en l’abordant sous une triple diversité́ (Durand, 2017) : i. diversité́ des sujets et des objets qualifiés de vulnérables (personnes ou groupes en défaut d’intégration, de compétences, d’équilibre ou de qualification); organisations du travail, systèmes socio-techniques ou territoires confrontés à des risques ou menaces internes ou externes ; ii. diversité́ des points de vue sur ces objets et sujets (historico-philosophiques, épistémologiques, sociologiques, psychologiques, etc.) et iii. diversité́ des perspectives de formation susceptibles de contribuer à lutter contre, à réduire, à atténuer, à absorber, à surmonter, à contrecarrer, à dépasser... les situations de vulnérabilités identifiées. Ce cycle de conférences inaugurait le développement d’une problématique transversale aux équipes du laboratoire RIFT, à partir de la question suivante : comment la formation des adultes contribue-t-elle de manière inventive à révéler, développer ou renforcer le pouvoir d’agir des personnes, des groupes ou des organisations en situation de vulnérabilité́ ?

Les travaux initiés dans les différentes équipes à cette occasion ont été marqués par une volonté commune de contribuer à la construction de ce que le philosophe brésilien Vladimir Pinheiro Safatle[1] nomme une « solidarité institutionnalisée », autrement dit une solidarité inscrite au cœur même des organisations.

Dans cette perspective, nous avons souhaité poursuivre la réflexion et renouer avec une tradition forte de la formation des adultes, à savoir une « tradition d’éducation des adultes au service de la démocratie et de la justice sociale »[2] en nous intéressant collectivement aux perspectives du care à travers un nouveau cycle de six conférences. Celui-ci sera ouvert le 24 octobre 2023 prochain : il réunira six conférencières du monde entier, et sera associé à une publication collective.

Les perspectives du care nous ont paru les plus fécondes pour nous guider dans un tel projet. Elles défendent, entre autres, une attention portée aux vivants[3], au quotidien à la fois banal et complexe où notre vulnérabilité ontologique, la nature des interdépendances qui nous lient et les inégalités qui en découlent sont visibilisées, offrant la possibilité de trouver collectivement les moyens pour les réparer. Être attentionné implique une responsabilité, celle de percevoir l’autre, de reconnaitre et entendre sa « voix »[4] et, si souhaité de part et d’autre, de s’activer très concrètement avec pour que son environnement puisse redevenir source d’émancipation et de vitalité. Ceci relève d’une posture éthique et politique qui, par une critique de l’ordre dominant, contribue à accompagner les acteurs, actrices et groupes sociaux vers des horizons émancipatoires.

Investir la notion de care pour notre laboratoire signifie assumer cette posture éthique et politique et (re)penser, renforcer, approfondir, analyser, questionner nos pratiques de formation, recherche et interventions, des fondements théoriques, épistémologiques et méthodologiques à leurs finalités. Une invitation, en d’autres termes, à penser les métiers de chercheur et chercheuse, intervenant et intervenante, formateur et formatrice d’adultes comme un moyen de « prendre soin du monde ».

Questionner nos pratiques en formation d’adultes

Par ce projet autant ambitieux qu’exigeant, il s’agit de prendre au sérieux le postulat du sociologue Boaventura de Sousa Santos (2016[5]) selon lequel « la justice mondiale n’est pas possible sans justice cognitive mondiale » (p. 340) ni sans contribuer activement à la réduction des inégalités, des discriminations, des exclusions au moyen de pratiques orientées vers davantage d’émancipation pour toutes et tous, en particulier les minorités. Ce n’est pourtant pas si simple, puisqu’il n’est pas rare que des recherches en sciences sociales au même titre que des pratiques d’intervention participent à la reproduction de catégories stigmatisantes de toutes sortes. Pas rare non plus que des recherches et des interventions soient au service d’une logique gestionnaire et exercent ou consolident une forme de pouvoir et de contrôle sur les groupes sociaux, les personnes, les vivants de manière plus générale. Pas rare encore que les chercheurs et les chercheuses ou les intervenants et intervenantes décident qui mérite d’être entendu ou pas, de quelle manière, etc. Plus largement, les professionnel.les des métiers de la relation et de l’éducation ne sont pas à l’abri de la production d’« injustices épistémiques »[6] ni de la reproduction des inégalités sociales, dans la mesure où le paradigme dominant pour penser ces métiers s’adosse de près ou de loin au néolibéralisme.

Les théorisations du care nous apprennent que, à tout moment, ontologiquement, nous sommes toutes et tous amené.es à traverser des situations de vulnérabilité pouvant conduire à des inégalités importantes et qui rendent saillante l’interdépendance entre les êtres (Tronto, 2009[7]; Brugère, 2017[8]). Les contextes de travail analysés en formation des adultes n’échappent pas à ces trois principes de vulnérabilité, inégalités et interdépendance, tout comme nos activités de formation, de recherches et d’intervention.

Questionner et expliciter nos pratiques en formation des adultes à partir des perspectives du care nécessite de mettre à distance l’allant de soi scientifique et éducatif et les routines normatives qui les caractérisent pour contribuer à « perpétuer et réparer notre ‘monde’, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » (Tronto, 2009, p.143).

Projet ambitieux puisqu’il s’agit de penser nos activités concrètes et situées à la lumière de ces trois principes (vulnérabilité, inégalités, interdépendance) pour tenter de développer une « science humanisante qui fasse sens dans notre monde et relie les idées et les êtres » (Piron, 2018[9]). Dans les perspectives du care, cet horizon se déploie à partir de plusieurs gestes épistémiques interdépendants tels que décrits par Joan Tronto (2009) :

-  porter une attention accrue aux besoins des vivants et des contextes que nous rencontrons – caring about
-  assurer une responsabilité collective à leur égard – taking care ;
-  mettre en œuvre nos compétences pour prendre activement soin des autres et se soucier de l’adéquation de nos actions par rapport à leurs besoins – care giving;
-  faire preuve de réceptivité quant à leur capacité à répondre à nos actions – care receiving;
-  tenir compte de l’interdépendance entre tous vivants concernés et de l’ancrage de chacune et chacun dans un collectif – caring with.

Des dilemmes et des échanges

Le questionnement concernant les situations de vulnérabilité et comment la formation des adultes peut contribuer de manière inventive à révéler, développer ou renforcer le pouvoir d’agir des personnes et des collectifs en situation de vulnérabilité, s’ouvre, avec le care, sur l’horizon de la sollicitude.

Dans cette perspective, le cycle de conférences que nous proposons dès l’automne et la publication qui suivra sont envisagés comme des lieux privilégiés pour partager les dilemmes auxquels nous confrontent les approchent du care dans nos contextes et nos pratiques, pour construire collectivement des réponses situées, vouées à se transformer et s’enrichir au fur et mesure des échanges. Ces lieux seront l’occasion de découvrir des travaux liés à différents terrains, aux ancrages théoriques et épistémologiques variés, tous traversés par le même questionnement : Comment nos activités d’éducation, de recherche et d’intervention en formation des adultes s’actualisent-elles pour assurer collectivement  la sollicitude à l’égard d’autrui, l’écoute, la responsabilité pour les vivants ? Dans quelle mesure nos activités contribuent-elles à une critique du système dominant pour participer activement à l’émergence d’alternatives au « positivisme institutionnel[10] » (Piron, 2018), à la construction de façons humanisantes et durables d’habiter notre monde ?

Chères lectrices, chers lecteurs, chères et chers collègues, nous nous réjouissons d’ores et déjà d’échanger avec vous sur ces questions essentielles.

 

 


[1] Vladimir Pihneiro Saflate, phiolosphe brésilien, interviewé dans Le temps du débat du 11 septembre 2020 consacré à la question « Comment le coronavirus interroge-t-il le prix de la vie ? », https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-temps-du-debat/comment-le-coronavirus-interroge-t-il-le-prix-de-la-vie-8267776

[2] Chris Parson, conférence RIFT, mai 2018.

[3] Le terme vivant renvoie aux êtres vivants en général, au-delà de l’être humain.

[4] Gilligan, C. (1993). In a different voice: Psychological theory and women’s development. Harvard University Press.

[5] de Sousa Santos, B. (2016). Epistémologies du Sud: Mouvements citoyens et polémique sur la science. Desclée de Brouwer.

[6] Godrie, B., & Dos Santos, M. (2017). Présentation: Inégalités sociales, production des savoirs et de l’ignorance 1. Sociologie et sociétés, 49(1), 7-31.

[7] Tronto, J., & Maury, H. (2009). Un monde vulnérable. Pour une politique du" care". La Decouverte.

[8] Brugère, F. (2021). L'éthique du «care». Que sais-je.

[9] Piron, F. (2018). L’amoralité du positivisme institutionnel. Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre?

[10] « Ce cadre normatif, que j’appelle « positiviste », est basé sur la séparation fondamentale et abyssale entre les « sachants » (les maîtres) et les autres, les premiers dominant symboliquement les seconds au nom de leur accès privilégié au savoir de type savant ou scientifique, dévalorisant en contrepartie tous les autres savoirs et toutes les autres épistémologies (manière de connaître et de créer des savoirs). » Piron, F. (2018). L’amoralité du positivisme institutionnel. Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre?, https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/neutralite/chapter/piron/

 

15 juin 2023

Questions vives FA