Travailler et apprendre en équipe : le rôle de l’appareillage culturel et méthodologique
Par Erwan Bellard (équipe ACT'FOR)
RIFT - Juin 2024
Parmi les axes de recherche de l’équipe ACT'FOR (Apprentissage et Compétences au Travail, en Formation et dans les Organisations) figure l’apprentissage en équipe et en situation de travail. Bien que ce territoire de l’apprentissage en équipe soit aujourd’hui plutôt bien balisé (voir notamment le modèle de Decuyper et al., 2010), il n’en demeure pas moins des espaces à découvrir ou à redécouvrir.
L’appareillage méthodologique et technique utilisé par les collectifs de travail pour apprendre et plus largement se coordonner et coopérer, nous semble aujourd’hui mériter un intérêt singulier, tant par la profusion des ressources existantes, que par la disparité de leurs usages et/ou de leur manque d’ancrage théorique. Pourtant, les méthodes de travail en équipe incarnent de manière très opérationnelle, les conditions de succès des équipes (par exemple les normes, les rôles, le design du travail, la taille de l’équipe…, voir par exemple les travaux d’Hackman (2012)), influencent profondément la dynamique des interactions et la nature des comportements en leur sein, entrainant l’émergence de certains états psychologiques partagés.
Dans le cadre de nos recherches et de nos formations, nous nous intéressons à cet appareillage de deux manières : soit plus largement comme un ensemble d’artefacts culturels, soit plus spécifiquement comme un ensemble de méthodes ou techniques collaboratives.
La première consiste à l’appréhender comme faisant partie d’une culture commune au collectif, au sens d’un répertoire de solutions partagé, une « boite à outils » de symboles, de rituels, d’approches lui permettant de résoudre divers problèmes en orientant les stratégies d’actions possibles (nous nous inspirons ici de la définition de la culture proposée par Ann Swilder (1998)). Sans devoir partager au sens strict une culture commune, les membres d’une équipe ont besoin à minima d’un ensemble d’éléments plus ou moins tangibles soutenant leur collaboration et déterminant leur identité de groupe. Si, dans sa définition première, un artefact correspond à une trace physique de l’activité humaine, on considère ici par extension que la trace en question peut résulter de l’activité d’une équipe.. Il prend donc le plus souvent une forme matérielle (des objets de travail), mais peut aussi correspondre à des constructions plus abstraites comme des récits, des techniques, ou des méthodes (Schein, 1984). En plus d’avoir une fonction (Wartofsky, 1979), l’artefact est porteur de valeurs (et de sens) explicites et implicites (Van Buskirk et McGrath, 1999). Le schéma 2.1 montre la pluralité de ces artefacts. Comme le soulignent Berlin et Carlström (2010), sur la base des travaux de Vygotsky, ils peuvent être compris comme un trait d’union entre le comportement individuel et le comportement collectif, impactant la façon dont les collectifs sont formés et organisés. Ces artefacts constituent donc des ressources que les membres d’un collectif peuvent mobiliser dans le cadre de leur collaboration pour communiquer, s’organiser, négocier, apprendre… Finalement, la production de ces artefacts, leurs usages et leur appropriation au sein du collectif de travail, leur évolution et transformation sont des traces de la vitalité des activités des équipes.
Selon Wenger (1998) la dynamique des communautés de pratiques reposerait sur un processus permanent de négociation de sens, lui-même entretenu par une dialectique entre participation et réification. Par réification, Wenger entend le processus de création d’un répertoire partagé de ressources communes, que peuvent être le langage, les routines, les artefacts, les histoires de guerre, les rites, les concepts, les symboles, des outils, etc. (Dameron et Josserand, 2007 ; Wenger, 1998). Ces « formes » concrètes de la collaboration permettent de renforcer la confiance et l’engagement au sein de la communauté (Lièvre et al., 2016).
Plus généralement, les études ayant une approche plutôt ethnographique, faisant la part belle à l’observation dynamique des interactions, révèlent régulièrement l’importance de cette composante dans le bon fonctionnement des équipes. C’est le cas notamment de la très belle étude portant sur des équipes projets de Metiu et Rothbard (2013) qui montre comment l’usage d’artefacts (ici des notes de travail ou une interface graphique) facilitent l’attention mutuelle de quelques coéquipiers sur une tâche spécifique à résoudre, générant de fortes émotions et de l’engagement. C’est le cas également des travaux plus récents de Fang et al. (2021) qui montrent à travers l’observation de deux équipes virtuelles comment la production et la reproduction d’artefacts digitaux permet le transfert, le partage et la gestion des savoirs. Mais dans l’ensemble, ces publications demeurent assez confidentielles, et si leur portée compréhensive est appréciable, elles ne sont pas toujours traduisibles ou transférables à d’autres contextes, tant les formes de réification du travail collectif sont multiples et les effets complexes.
Une seconde manière d’appréhender l’appareillage, avec des visées plus prédictives et plus généralisables, est centrée sur l’efficacité (comparée) de certaines méthodologies de travail collaboratives. Elle permet de relever l’importance de cette dimension artisanale et/ou technicienne du travail en équipe. Étonnamment, l’étude de ces méthodes constitue souvent un champ à part, comme dans le cas des méthodes de créativité collective, et n’apparait pas de manière explicite dans les modèles présentant le fonctionnement des équipes (voir par exemple les modèles de Zajac et al. (2021) ou de Mathieu et al. (2019)).
Il existe de nombreuses techniques pour dynamiser la créativité collective. La plus connue, et sans aucun doute la plus populaire, est la technique dite du remue-méninge ou brainstorming d’Osborn. Paradoxalement, après plus de 60 années d’études, on peut affirmer avec certitude que cette technique n’est pas la meilleure pour produire des idées en nombre et en qualité (voir par exemple les travaux de Delacroix et Galtier (2005) ou plus récemment ceux de Johnson et D’Lauro (2018)). Elle produit ainsi des idées moins abouties comparativement à d’autres méthodes comme la technique du groupe nominal, la technique du concassage ou la synectique (Hernandez et Redien-Collot, 2013). Elle reste pourtant en haut de l’affiche, sans doute parce qu’elle est simple, appréciée et permet d’atteindre d’autres objectifs comme l’amélioration du climat de travail ou la participation à la prise de décision (Delacroix et Galtier, 2005). Il apparait pourtant aujourd’hui clairement dans la littérature qu’en matière de créativité collective, l’alternance entre réflexion individuelle et collective est primordiale pour générer des solutions originales et adaptées (Korde et Paulus, 2017 ; Ritter et Moster, 2018) associée pour la résolution de problèmes complexes à des breaks et la possibilité d’apprendre de ses erreurs (Bernstein, Shore et Lazer, 2018). Notre travail montre plus précisément que, si travailler collectivement à la recherche d’une solution nouvelle est très satisfaisant pour les individus, cette unique modalité ne permet pas d’explorer des propositions aussi originales que celles émises par des individus (Bellard et Delobbe, 2023).
On pourrait également illustrer notre propos par l’exemple des méthodes de débriefings, si utiles au développement d’une capacité réflexive du collectif. Une méta-analyse conduite par Tannenbaum et Cerasoli (2013) a ainsi montré que le recours à des débriefings bien exécutés (structurés, facilités et alignés au niveau individuel ou collectif de la méthode, des analyses et des mesures) pouvait augmenter la performance des équipes de 20 à 25%, et ce quel que soit le contexte. Ces résultats ont été confirmés plus récemment par une autre méta-analyse de Keiser et Arthur (2021) montrant un impact encore plus fort des débriefings post-évènement sur la performance des équipes. L’avantage de ces méthodes est qu’elles sont souvent simples à mettre en place et sont efficientes, c’est-à-dire peu couteuses par rapport aux bénéfices possibles. En effet, tout comme pour la formation et les entrainements centrés sur les procédures et activités de coordination (team training), leurs impacts sur la qualité de fonctionnement des équipes et leur performance semblent supérieurs aux activités de team building, visant à renforcer la cohésion sociale (Shuffler, DiazGranados et Salas, 2011). La raison ? Toutes ces activités de coordination explicite favoriseraient l’émergence de modèles mentaux partagés (coordination implicite), rendant l’équipe beaucoup plus efficace et efficiente (Cotard et Michinov, 2018).
Partageons enfin une dernière expérience qui illustre plus globalement notre propos. Dans le monde des soins, la promotion à très grande échelle des méthodologies de travail labellisées TeamSTEPPS a pour objectif l’amélioration des performances cliniques et le développement d’un véritable esprit d’équipe, en améliorant la communication, le soutien mutuel, le monitorage de la situation et le leadership (Staines et al., 2016). TeamSTEPPS est constitué d’une panoplie d’outils et techniques dont le but est de vaincre les obstacles du travail en équipe et tendre vers une compétence de travail en équipe partagée. Nous suivons actuellement plusieurs travaux de mémoire qui testent cette relation.
En conclusion, on peut relever que cette composante du travail en équipe n’est sans doute pas assez intégrée à la compréhension globale des équipes, tant d’un point de vue pratique que théorique. Pourtant, dans certaines situations, le rôle des artefacts culturels et des méthodes collaboratives, peut s’avérer crucial à la compréhension du fonctionnement et de la performance des équipes, en diminuant drastiquement les pertes de processus (qu’elles soient d’ordre cognitif ou social), en participant activement à la formation de certaines croyances ou à l’émergence de certains sentiments vis-à-vis de l’équipe. Dans la pratique, leur absence trahit également dans une certaine mesure la difficulté qu’ont de nombreuses organisations à traduire leurs injonctions du travail en équipe en modes opératoires pluriels, qui seraient les artefacts d’une véritable culture de travail collectif.