Questions vives FA

Traces, travail et formation

Par Simon Flandin et Germain Poizat, équipe CRAFT, RIFT

Janvier 2023

C'est de cette œuvre d'Annie Goudeaux, Traces, qu'est tirée la couverture de l'ouvrage "Conception – Recherche – Activité – Formation – Travail", publié cet été par l'équipe CRAFT dans la collection Formation des éditions Octarès.

La trace est toujours trace de quelque chose. Que voir ? Des empreintes mystérieuses dans le sable balayé par le vent ? Des symboles mystiques dans un manuscrit jauni par le temps ? Des traces de l'activité de la dessinatrice, qui fait surgir des formes sur un fond indistinct ?

Sûrement un peu de tout cela. C'est le point de vue de l'acteur-observateur qui confère une signification à ce qui lui apparaît. En cela le dessin d'Annie évoque le travail du chercheur, qui toujours analyse des traces, et qui, dans bien des cas, peut voir son travail comme celui d’un historien de l'activité, ancienne ou tout juste passée. C'est aussi de cela que témoigne cet ouvrage : la micro-histoire d'une équipe de recherche.

En effet, il organise, textuellement, un ensemble de traces du travail et de la vie conceptuelle de l'une des équipes constitutives du laboratoire RIFT, l'équipe CRAFT, sur la période 2010-2020. En mobilisant les références théoriques et les terrains de recherche qui nous ont occupé·es sur la période, et en étant publié à un moment où six auteur·es sont parti·es en retraite (sur les 12 que comptent l'ouvrage), il remplit une double fonction « de synthèse » et « de projection » du programme de recherche de l'équipe. Il constitue une trace de son « cours de vie », et de sa concrétisation dans l’activité collective-individuelle d’une unité de recherche.

Un programme de recherche n'étant jamais figé, ce cours de vie se poursuit à travers de nouvelles investigations par lesquelles l'équipe réactualise, en permanence, son héritage. Toujours orientées par l’analyse de l'activité et de ses transformations, de nouvelles questions en formation et éducation des adultes se posent ou s'imposent. Comme celles des autres équipes du laboratoire RIFT, ces recherches s'intéressent aux moyens d’initier, d’accompagner ou d’infléchir des dynamiques formatives et développementales en prenant en compte l’évolution des pratiques sociales dans leurs contextes techniques, culturels et organisationnels. Elles sont profondément engagées en direction d'un idéal : « prendre soin de l’activité et de son ecosystème », finalisé par la conception d’environnements propices à l’individuation et à l’émancipation individuelle et collective.

Très orienté par les objets « activité » et « travail », l'ouvrage est publié par une maison d'édition qui en a fait sa matière et son horizon : les éditions Octarès. C'est une occasion ici de les remercier. Fondées en 1987, les éditions Octarès ont pour but de contribuer à rendre accessibles à chacun·e les connaissances acquises ou les expériences formalisées sur le travail et les phénomènes sociaux qui s'y déroulent. A l’origine adressée à la communauté ergonomique, les éditions Octarès sont progressivement devenues un instrument de dialogue précieux entre toutes les disciplines intéressées par le travail (ergonomie, sociologie, psychologie, philosophie, sciences de l’éducation, sciences de gestion, économie…) et un lieu de débat entre des pratiques d’intervention et des modes de connaissance sur le travail et ses transformations. Elles œuvrent ainsi avec succès à produire des circulations nouvelles entre les différents métiers du savoir et les itinéraires d’intervention sur les milieux humains.

Les membres du RIFT plébiscitent en particulier la collection Formation, dans laquelle ils et elles ont publié ou dirigé plusieurs ouvrages ou chapitres. Citons notamment ces dernières années : "Mobiliser et développer des compétences interactionnelles en situation de travail éducatif" (sous la direction de Laurent Filliettaz et Marianne Zogmal), "Activité et compétence en tension dans le champ de la formation professionnelle en alternance" (sous la direction de Sébastien Chaliès et Valérie Lussi Borer), "Dispositions à agir, travail et formation" (sous la direction d'Alain Muller et Itziar Plazaola Giger), ou encore "En quête du travail caché : enjeux scientifiques, sociaux, pédagogiques" (sous la direction de Patricia Champy-Remoussenard).

Ces contributions empiriques, méthodologiques et conceptuelles participent de l'étayage et du développement du domaine de l'analyse scientifique du travail finalisée par la conception de formations. On n'est en effet pas prêt d'avoir fait le tour du travail, ni des manières d'aider ses acteurs et actrices à le transformer ou à s’y transformer. S'il est aisé d'en avoir l'intuition, il est aussi des événements pour nous le prouver. Cette année, trois d'entre eux ont notamment connu un vif succès sur la place genevoise.

Premièrement, la 110e session de la Conférence internationale du Travail, parfois appelée Parlement mondial du travail, s'est tenue entre le 27 mai et le 11 juin 2022. Elle a été l'occasion pour les parties prenantes d'élargir les perspectives du travail décent, horizon permanent de l'Organisation internationale du Travail (OIT), à travers des avancées conjointes dans les domaines de l'économie sociale et solidaire, de la sécurité, de la santé ainsi que de l'apprentissage et des normes du travail. Le cadre des principes et droits fondamentaux et internationaux au travail en est sorti renforcé, et nous pouvons nous en réjouir. De surcroît, une résolution a été adoptée qui concerne l’inscription à l’ordre du jour de la prochaine session ordinaire de la Conférence d’une question intitulée « Apprentissages » :

"Reconnaître que la promotion et le développement d’apprentissages de qualité peuvent conduire au travail décent, contribuer à apporter des réponses efficaces et efficientes aux difficultés actuelles, et offrir des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie propres à améliorer la productivité, la résilience, les transitions et l’employabilité et à répondre aux besoins actuels et futurs des apprentis, des employeurs et du marché du travail".

La notion de travail décent est-elle conceptuellement utile aux formateurs et formatrices ? Est-ce là un objet pour la formation, suivant l'hypothèse que nous pourrions aider les professionnel·les à rendre leur travail décent (acceptable, soutenable) ? Ou bien serait-ce là une manière pour le formateur d'être l'idiot utile de mauvais décideurs, en faisant porter - via la formation - des problèmes de nature organisationnelle à des professionnel·les qui n'en ont pas la responsabilité ? Nous n'avons décidément pas fait le tour du travail (décent), ni de celui des travailleurs et travailleuses, ni de celui de leurs encadrant·es, ni de leurs formateurs et formatrices.

Durant la Conférence internationale du Travail, un second événement – d'une toute autre nature – a mis à l'honneur les acteurs et actrices du travail, dans une exposition photographique intitulée «ÊtreS au Travail»[1]. Fruit d’un partenariat entre l’Université de Genève, l'Organisation internationale du Travail et l’association Lumières sur le Travail, celle-ci s'est déployée le long du Quai Wilson et a offert aux promeneurs une convergence de points de vue artistiques, culturels et scientifiques sur le travail. Un large public a ainsi peut-être été sensibilisé aux nouveaux enjeux posés par le travail au XXIe siècle, par la contemplation de 56 photographies montrant le travail dans 22 pays, 50 métiers et 38 secteurs d’activités.

Cette rencontre s'est-elle vraiment produite ? Nous ne pouvons pas le savoir. Artistes et formateurs ont en commun d'être voué·es à déployer des trésors d'inventivité pour provoquer ou accompagner des transformations hypothétiques auprès de leur public. Mais difficile de penser que les visiteurs du Quai Wilson soient resté·es insensibles, qui à la vitalité immense de neuf agricultrices aux tenues colorées piochant ensemble la terre en riant, qui à la précision implacable du geste de trois pêcheurs sur échasses en équilibre au-dessus de la houle, qui à la routine pénible et nocturne de deux éboueurs tout proches mais autrement ignorés. Parmi ces visiteurs, peut-être les formateurs et formatrices se sont-ils et elles projeté·es en situation d'intervention. Que pourrait la formation vis-à-vis de telle ou telle situation professionnelle ? Tiendrait-elle ses promesses ? Serait-elle vaine ? Le questionnement du rôle de la formation les rappelle toujours à la nécessité d'articuler leur niveau d'intervention avec d'autres (management, ressources humaines, services de santé et sécurité au travail, etc.).

Un troisième événement, académique et professionnel, s'est tenu du 6 au 8 juillet 2022 à l'Université de Genève : le 56ème Congrès de la Société d'Ergonomie de Langue Française. Il avait pour thème : «Vulnérabilités et risques émergents : penser et agir ensemble pour transformer durablement». 450 participant·es ont pu discuter, débattre, faire état de leurs travaux sur les situations de vulnérabilités en lien avec le travail, et identifier des pistes d'intervention pour les améliorer, qu'elles soient relatives à la gestion des risques professionnels (pénibilité, RPS, TMS, risques toxicologiques, mais aussi uberisation du travail, formes d’emplois précaires et atypiques, etc.), à la fiabilité et à la sécurité des systèmes complexes (transport, production d’énergie, hôpital, industries de process, armée, etc.), ou encore aux vulnérabilités numérique, sociale, économique, démocratique, et écologique dans une ère de changements et de défis majeurs (changements climatiques, pandémies, précarité sociale et économique, etc.).

Comprendre le travail pour le transformer dans une visée de durabilité et de développement des individus et des collectifs est la préoccupation que partagent formateurs, formatrices et ergonomes, et l'analyse de l'activité à des fins d'intervention est la méthode que partagent également un certain nombre d'entre eux et elles, notamment au sein de notre laboratoire. Ce congrès a été une occasion – réussie – d'éprouver l'opportunité de rapprochements entre des expertises complémentaires mises au service d'un idéal commun : un travail plus soutenable, plus satisfaisant, plus constructif – plus décent.

En 2022, nous n'avons toujours pas fait le tour du travail ni des moyens de le transformer. Mais le pourrait-on, dans un monde social aux mutations rapides et profondes ? Évidemment non, mais nombreux sont celles et ceux qui se sont employé·es à avancer sur la question. Un risque et une opportunité nous semblent pouvoir conclure ce texte. Un risque, d'abord : pousser un rocher de Sisyphe en tâchant de construire des connaissances robustes dans le domaine de l'intervention formative moins vite que ne change le cadre social, technique et culturel dans lequel elles font sens. Une opportunité, ensuite et surtout : l'inextinguible vitalité des collectifs d'acteurs et actrices qui, chaque jour, dans leur domaine d'intérêt et d'expertise, rivalisent d'ingéniosité pour faire advenir le meilleur par leurs interventions.

Modestement mais résolument, le laboratoire RIFT tâche d'être l'un d'eux.


[1] «ÊtreS au Travail» a été conçue en 2019 à l'occasion du centenaire de l'OIT, par l’association Lumières sur le Travail et les étudiants(es) du Master professionnel de Psychologie du Travail et Ergonomie de l’Université Paris Nanterre. Elle a pu être exposée à Genève à l'initiative de Germain Poizat.

31 janv. 2023

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