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Recherches participatives et émancipation : quels défis et enjeux ? | Anne Petiau (CERA Buc Ressources - CNAM-CNRS) | 21.05.2024

RETOUR SUR LA CONFERENCE DU 21 MAI 2024

Par Daniele Beltrametti, Equipe I-ACT, RIFT, Université de Genève

Anne Petiau est Directrice du Centre d'Etude et de Recherche Appliquées (CERA - Buc Ressources) et chercheuse au laboratoire EPSS (Ecole pratique de service social) du CNAM. En guise d’introduction, elle précise que sa conférence est largement inspirée de l’ouvrage réalisé sous sa direction « De la prise de parole à l’émancipation des usagers », paru en 2021 au Presses de l’EHESP, dans la collection Regards croisés. Les travaux d’Anne Petiau portent sur les acteur-rices de l’intervention sociale, avec un intérêt particulier pour les parcours de marginalisation de publics tels que des personnes vivant en « squats », faisant usage de drogue, etc. Ses travaux se situent ainsi dans les domaines des sciences humaines – dont notamment la sociologie – et du travail social. La préparation de cette intervention dans le cadre du cycle de conférences RIFT sur le care lui a donné l’occasion de faire le lien entre les dimensions du care et les recherches participatives, ce qui l’a amenée vers la notion d’émancipation.

Dans sa définition de recherche participative, Anne Petiau inclue volontairement toutes ces recherches qui mobilisent des chercheurs et chercheuses, mais aussi des personnes qui sont directement concernées par le sujet, comme des bénéficiaires du travail social, des groupes faisant l’objet de marginalisation ou de stigmatisation, etc. Il s’agit donc de faire collaborer deux ou trois mondes différents : le monde académique, le monde citoyen et éventuellement le monde des professionnel-les. Ceci pose des défis importants. Une recherche participative peut viser uniquement la production de connaissances, mais Anne Petiau s’intéresse aux recherches qui interviennent et agissent directement sur les problématiques sociales, en impactant directement les personnes concernées. Ce qui l’intéresse particulièrement est donc la manière de concilier des objectifs politiques et des objectifs de production de connaissances.

Pourquoi inclure les personnes concernées dans une recherche ? Pour prendre en compte leurs propres objectifs. Dans l’approche de care on prend en compte le fait que nous sommes toutes et tous touché-es à un moment ou à un autre par la vulnérabilité, ce qui implique d’accepter notre situation d’interdépendance entre être humains, puisque dans ces situations nous sommes amené-es à faire appel aux « autres ». Il s’agit ainsi de viser la démocratie du care, qui permet une prise en charge de manière équitable de tout le monde, pour rendre le monde habitable pour toutes et tous, sans faire de distinction entre les scientifiques et les groupes vulnérables, puisque nous sommes toutes et tous concerné-es. Anne Petiau amène l’exemple d’une recherche-action en cours sur la santé mentale, problématique très large qui concerne potentiellement tout le monde, puisque la santé mentale peut concerner des troubles psychologiques très lourds, mais également aussi plus légers. Ceci permet de bousculer les rôles des un-es et des autres et cette « commune humanité », pour travailler ensemble, même si on ne se place pas tous sur un pied d’égalité. Il s’agit ainsi de rendre le monde habitable, devant pour cela comprendre ce que les un-es et les autres entendent par « habitable », ce qui implique de « travailler avec » et de donner la parole à tout le monde, par exemple en favorisant des prises de parole directes pour les personnes appartenant à des groupes sociaux marginalisés.

Anne Petiau a ainsi poursuivi son intervention autour de sa propre proposition de lecture de l’histoire des recherches participatives, qu’elle regroupe autour de trois grandes traditions.

Elle définit la première tradition comme « Démocratique et délibérative », dans laquelle s’inscrit par exemple Johy Dewey avec son ouvrage « Le public et ses problèmes ». Les recherches s’inscrivant dans cette tradition sont nées de mouvements sociaux des années 60 et 70 à différents endroits du monde. Elles sont basées sur l’idée qu’il faut impliquer toutes les citoyennes et tous les citoyens dans les recherches, puisque ils et elles sont aptes à déployer des expertises qui peuvent nourrir les débats, contribuant ainsi à la vie démocratique et permettant de définir les problèmes publics et la manière d’agir sur ces derniers. Le débat entre les parties prenantes prend une place centrale dans cette conception de la recherche, tout comme l’idée de partager le pouvoir avec les citoyen-nes impliqué-es dans les situations sur lesquelles porte cette recherche. On pourrait voir cette tradition comme étant plutôt « réformiste » que « révolutionnaire », dans la mesure où des pistes de solutions sont recherchées de manière conjointe, en mobilisant l’idée de démocratie comme une expérimentation permettant le changement social. Sur le plan des méthodes, Anne Petiau évoque l’analyse en groupe, qui implique toutes les parties prenantes concernées par des situations sociales. Dans ce cadre, le chercheur ou la chercheure joue un rôle spécifique, puisqu’il-elle anime les débats tout en restant à l’extérieur de ceux-ci.

La deuxième tradition de recherche participative proposée concerne plus directement l’inscription de la recherche dans les mouvements sociaux : avec des associations, des ONG, des mouvements plus larges, etc. Alain Touraine avec la méthode de l’intervention sociologique représente une figure de cette tradition, avec l’idée que la recherche a pour rôle de soutenir la conflictualité sociale et donc de renforcer la capacité de mobilisation politique des groupes sociaux concernés. Cette méthode permet d’agir sur les modèles culturels de référence, en favorisant la mise à l’agenda de certains sujets grâce à leur visibilisation par les mouvements sociaux. Les recherches participatives comprennent toujours trois dimensions : la production de connaissance, l’action et la participation. Dans cette tradition les chercheur-es sont des allié-es des mouvements sociaux, sans pour autant être des militantes, ils et elles représentent des « tiers » qui soutiennent l’action. Le/la chercheur-e va accompagner des petits groupes dans un mouvement d’auto-analyse, pour mettre en débat les idées produites collectivement et confronter les produits issus de différents groupes aux intérêts divergents. Il s’agit par exemple de travailler avec des groupes de jeunes en banlieue et d’inviter, dans un second temps, les intervenant-es sociaux-ales qui travaillent avec ces jeunes, la police, etc.

La troisième tradition est celle qui concerne l’émancipation, définie par Anne Petiau comme la libération de l’oppression de groupes qui la subissent, dans un objectif d’auto-détermination. Dans cette tradition les chercheur-es ne peuvent pas être neutres, ils et elles doivent s’engager dans la lutte et « choisir un camps ». Ces recherches émanent le plus souvent de groupes opprimés eux-mêmes et peuvent viser la production de connaissance par les pairs, sans impliquer les universitaires. Pour cette raison le/la chercheur-e doit être membre des groupes sociaux étudiés. Le slogan anglais qui représente bien cette tradition est « Nothing about us without us », on ne peut pas parler de nous (groupe social) sans nous impliquer dans la réflexion. Le/la chercheur-e doit ainsi se mettre au service de la cause et la recherche doit être réalisée sous le contrôle des personnes concernées.

Quel lien avec la formation des adultes ? En quoi l’expérience de la recherche peut-elle faciliter la mise en place de formations participatives ? Une première réponse serait d’organiser des formations en impliquant les bénéficiaires (par exemple du travail social), pour qu’ils-elles puissent intervenir dans les centres de formation, dans une forme de « co-formation » impliquant toutes les parties prenantes.

En conclusion, Anne Petiau propose une série de critères sous forme de questions à se poser dans un contexte de recherche ou de formation, par exemple : qui participe à la recherche ? Quelle est la place des chercheur-es ? Quels sont les statuts des acteurs et leur rémunération ? Pour terminer, dans le cadre des questions/réponses en fin de présentation, Anne Petiau a insisté sur l’importance de prévoir la restitution de la recherche comme un moment de recherche en tant que tel, conçu également de manière participative, afin de conserver une cohérence avec le reste de la démarche.

Résumé de la conférence

APetiau_affiche image.JPGDans le domaine de l’intervention sociale, les recherches participatives portent souvent des finalités sociales et politiques fortes : prise de parole de publics marginalisés, débat démocratique inclusif incluant toutes les parties prenantes d’un problème public, émancipation de groupes minorisés. Ces recherches postulent que c’est en modifiant les manières de faire de la recherche et notamment en intégrant davantage les points de vue des groupes marginalisés ou en situation de vulnérabilité que l’on peut espérer que la recherche contribue davantage au changement social. Les différentes traditions de recherche participative en sociologie ne conçoivent cependant pas toujours de la même manière ces finalités, ni n’adoptent les mêmes principes méthodologiques. Plusieurs grandes traditions de recherche peuvent être distinguées, qui pensent différemment les objectifs politiques et les modalités pratiques de la participation. La conférence visera à donner des points de repère théoriques sur celles-ci, mais aussi à discuter les enjeux et défis de leurs mises en œuvre concrètes.

La conférencière

Anne Petiau est directrice du Centre d’Etude et de Recherche Appliquée (CERA) du Campus des métiers du social Buc Ressources, chercheuse associée au Laboratoire Interdisciplinaire pour la sociologie économique (CNAM-CNRS). Sociologue HDR, ses recherches portent sur la réception des politiques sociales, les parcours, les marginalités et les recherches participatives. Dernier ouvrage paru (dir.) : De la prise de parole à l’émancipation. Recherches participatives en intervention sociale (2021), Presses de l’EHESP. 

28 juin 2024

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