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Quelle est l'attention propre à la disposition au care ? Une enquête contextuelle et conceptuelle | Nathalie Zaccaï-Reyners (Université libre de Bruxelles) | 23.04.2024

RETOUR SUR LA CONFERENCE DU 23 AVRIL 2024

Par Oriane Sitte de Longueval & Sandra Zanelli, RIFT, Université de Genève

Le mardi 23 avril, la conférencière Nathalie Zaccaï-Reyners a guidé le public à travers le parcours réflexif qui l'a conduite à la publication, en 2023, de son livre intitulé « Visite à l'Ehpad: Poétique de l'attention ».

Tout commence par l’entrée de Mariette, la grand-mère de la conférencière, en maison de retraite. À l’époque, elle-même et son frère se retrouvent en première ligne et démunis pour l'accompagner. Nathalie Zaccaï-Reyners se souvient avoir été particulièrement frappée par la différence entre les interactions fluides et affectueuses qu’elle et son frère continuent d’entretenir avec leur grand-mère, pourtant très âgée et désorientée, et la manière dont ses autres interlocuteurs la décrivent : dure et rétive aux soins. Pourquoi parvient-elle avec son frère, à entretenir des relations de qualité avec sa grand-mère là où d’autres, soignants comme proches, n’y parviennent pas ou plus ? Ce contraste est d’ailleurs bien visible dans le documentaire intimiste intitulé « Mariette » et tourné à cette période par le frère, cinéaste. 

Vingt ans seront nécessaires à Nathalie Zaccaï-Reyners pour faire mûrir ses réflexions, s’éloigner de la posture de proche et conceptualiser cette expérience dans un ouvrage. Au centre de sa recherche, elle explore les conditions qui favorisent le développement de dispositions attentionnées dont une personne peut faire preuve pour entretenir un lien vivant, en particulier dans une relation considérée comme « asymétrique ». Pour contextualiser la question, elle cherche à déterminer ce qui distingue un « lieu de vie partagée », préconisé pour ces institutions, d’un lieu de « gardiennage des corps », pour reprendre l’expression de Erving Goffman.

Un détour par la socio-anthropologie du quotidien théorisée par des auteurs comme Alfred Schutz, Harold Garfinkel et Erving Goffman lui permet dans un premier temps de rendre compte des compétences que l’on met en œuvre au quotidien pour entretenir nos relations. Pour ce faire, ces socio-anthropologues proposent de produire une rupture dans le flux ordinaire pour pouvoir prendre en considération ce qui est présupposé dans le cours normal de l’interaction.

Cet écart dans la manière de s’adresser à autrui, Nathalie Zaccaï-Reyners l’a trouvé en s’intéressant à des performances artistiques, réalisées et documentées au sein d’institutions gériatriques. Parmi ces expériences qu’elle qualifie d’« extraordinaires », elle décrit alors comment une violoncelliste amène une dame âgée se débattant avec les infirmières à accepter le soin qui doit lui être administré.  Dans le même ordre d’idée, elle raconte ensuite comment un danseur entraîne une résidente dans une chorégraphie romantique, qui lui permet de renouer avec sa vie émotionnelle, affective et même, l’espace d’un instant, ses capacités cognitives.

Aussi fascinantes qu’elles puissent paraitre, de quoi sont faites ces interactions et quelle est leur nature ? Là encore, Nathalie Zaccaï-Reyners trouve une réponse en articulant, de manière originale, un univers conceptuel et un univers contextuel. Côté concepts, elle trouve dans l’écologie de l’attention d’Yves Citton, articulée à l’analyse de l’expérience esthétique de Jean-Marie Schaeffer, une voie de conceptualisation des différents niveaux d’attention qui, à l’image d’un mille-feuille, se réalisent dans ces expériences. Elle en retient que ce n'est qu'une fois qu'on a automatisé un certain type d'attention, c’est-à-dire celle qui préside à la maîtrise technique, qu'on peut déployer une autre forme d'attention, sensible à tous les stimuli présents, sans chercher immédiatement à les comprendre, à les hiérarchiser ou à les rendre cohérents. C’est précisément lors de cette disponibilité attentionnelle qualifiée d’attention « divergente » que se joue, selon l’hypothèse de la conférencière, toute la différence entre une « interaction fonctionnelle » et une « interaction vivante ». Les artistes précités déploient donc « un art vivant » qui leur permet de rejoindre la singularité des personnes et des situations, de s’adapter en temps réel aux réactions d’autrui.

Nathalie Zaccaï-Reyners se demande alors dans quelle mesure l’enseignement peut contribuer à développer une forme d’attention divergente. Ses réponses seront puisées dans un tout autre contexte, puisqu’elle s’oriente vers des travaux sur les métiers de charpentiers et de bergers en transhumance (Dominique Bachelart et Alain Bouillet). Ces savoir-faire requièrent en effet un « coup d’œil » qui échappe à tous les systèmes d’évaluation et de valorisation classiques du travail. Fortes d’une longue tradition, ces compétences sont transmises implicitement à travers l’accompagnement et l’observation. Pour la conférencière, elles s’apparentent justement au style d’attention divergente qui permet d’ajuster son attention au moment présent.

Transposés à la question du soin, ces éléments contextuels et conceptuels permettent à Nathalie Zaccaï-Reyners d’affirmer que c’est bien la capacité à mettre en place une attention divergente qui contribue à produire une « interaction vivante ». Elle ouvre deux voies d’apprentissage de ces modalités d’attention, la première étant celle de l'expérience esthétique qui peut être véhiculée par le cinéma ou la littérature, et la deuxième celle du compagnonnage. Ces dispositifs sont susceptibles de créer des opportunités d’expériences mimétiques, celles-là mêmes qui permettent aux bergers de mener leurs troupeaux.

Les propos de la chercheuse ont trouvé une résonnance auprès du public qui a été nombreux à intervenir à l’issue de la conférence. À titre d’exemple, ces échanges ont permis de ramener la problématique à des situations ordinaires de la vie quotidienne, qui présentent des défis sensiblement différents de ceux rencontrés lors de moments exceptionnels et éphémères décrits par la conférencière. L’accent a également été mis sur le fait que lorsqu'on transpose des concepts dans le cadre d'une enquête contextuelle, il est essentiel de les considérer de manière articulée plutôt que dans une perspective dichotomique. En d’autres termes, il s’agit de transformer la banalité d’un geste ou d’une parole du quotidien en lui conférant une dimension esthétique ou vivante.

À partir d’une expérience personnelle, le trajet réflexif parcouru par la chercheuse Nathalie Zaccaï-Reyners est original et stimulant à plusieurs égards. Articulant les concepts de la socio-anthropologie et des neurosciences, appliqués à différents contextes et enrichis d’une variété de références culturelles telles que le cinéma, les documentaires et les arts, ses analyses et ses propositions ont sans nul doute ouvert de nouvelles voies de réflexion dans le domaine du CARE et sur les compétences et dispositions requises pour le mettre en pratique.

Cette recherche a aussi fait l’objet d’un article de Nathalie Zaccaï-Reyners dans le numéro 26 de la revue TransFormation sur les perspectives du CARE et la formation d’adultes.

Bachelart, D. (2012). S’encabaner: art constructeur et fonctions de la cabane selon les âges…. Revue d’éducation relative à l’environnement, Regards, Recherches Réflexions, 10, 35-61.

Bouillet, A. (1997). Culture des sens, savoirs et transmission du savoir. Tréma, (11), 19-32.

Citton, Y. (2014). Pour une écologie de l'attention. Média Diffusion.

Garfinkel, H. (2007). Recherches en ethnométhodologie (traduction coordonnée par M. Barthélémy et L. Quéré). PUF

Goffman, E. (1974). Les rites d’interaction (traduit par A. Kihm). Éditions de Minuit.

Schaeffer, J. M. (2015). L'expérience esthétique (p. 164). Paris: Gallimard.

Schütz, A. (2003). L’étranger (traduit par B. Bégout). Éd. Allia.

Résumé de la conférence

NZaccaïReyners_affiche.JPGS’il est délicat de traduire « care » en français, c’est en partie parce que ce terme renvoie tant à une activité qu’à une disposition comme le soutient Joan Tronto. Mais si l’on voit bien de quelles activités il peut être question, qu’en est-il de cette disposition ? Pour donner corps à ce terme mis en évidence par les éthiciennes du care, il s’agira de faire un détour par quelques expériences extraordinaires initiées par des artistes ou par des soignants atypiques dans le contexte d’établissements pour personnes âgées dépendantes. Ces moments suspendus susceptibles de relancer la vie émotionnelle et relationnelle qui semblait perdue méritent l’examen et l’analyse. Pour ce faire, d’autres détours sont nécessaires pour explorer les dessous de ces instants de grâce, notamment du côté des théories de l’attention. Il s’agira enfin d’interroger leur possible expression dans les métiers du soin comme leur possible transmission dans le cadre de contextes professionnels.

 

La conférencière

Nathalie Zaccaï-Reyners est chercheure au Fonds de la Recherche Scientifique belge et professeure à l’Université libre de Bruxelles, attachée à l’Institut de Sociologie où elle dirige le Groupe de Recherche sur l’Action Publique. Elle poursuit des travaux en sociologie morale et épistémologie des sciences sociales où elle interroge les ressorts de l’intercompréhension et de la transmission de l’expérience. Elle s’intéresse en particulier au rôle de l’imagination dans le cadre de relations asymétriques, notamment dans le domaine des relations institutionnelles et des relations de soin.

28 juin 2024

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