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Quand l’activité réelle se dévoile en formation des adultes

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Les participant-es du module filment des activités pour s’exercer à la conduite d’auto-confrontations.
 

Focus sur le module du CAS/DAS en formation des adultes «Analyse de l’activité au travail et formation»


Des mondes propres

Il est 14h00. Imaginez-vous en train de marcher dans la rue un jour en juillet, le temps est radieux. Votre humeur aussi. Vous vous êtes même offert une petite glace pour déambuler entre les boutiques parmi d’autres quidams que vous observez d’un air amusé. Soudain, vous réalisez que vous avez oublié un rendez-vous chez le dentiste à 14h30. Tout bascule.  

Ce monsieur âgé devant vous? Il devient un obstacle. Les poussettes aussi ! Il va falloir se frayer un chemin (en restant courtois). Et la glace qui était si délicieuse? Elle vous encombre et coule à présent. Mais vite, vite, il est encore temps…

L’environnement (celui d’un observateur omniscient) a-t-il changé en quelques minutes? Non. Ce qui a changé en revanche, c’est votre monde propre. Il y a d’ailleurs à cet instant autant de mondes que de lectrices et lecteurs de ces quelques lignes. L’impression de réalité n’est que le fruit d’un consensus fragile entre des mondes par définition différents. Cette idée renvoie à la notion d’Umwelt théorisée par Jakob von Uexküll.  

C’est ainsi que l’on peut introduire un des éléments fondamentaux de l’analyse de l’activité, au niveau où elle donne lieu à une expérience. «En contexte francophone, le concept d’activité est fortement associé aux travaux en sciences du travail et à l’écart reconnu entre travail prescrit (tâche) et travail réel (activité)."1 Plus largement, l’activité comme phénomène à décrire s’entend ici comme tout ce que font, pensent et ressentent réellement des individus ou des collectifs engagés dans une pratique sociale ou dans leur quotidien. Mais l’activité, c’est également plus que cela. C’est un concept, visant à combattre toute forme de réductionnisme. L’activité doit être pensée comme une totalité, dynamique, située et signifiante.

Cet axe de recherche est en plein essor dans les domaines de l'éducation et de la formation. À la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève (FPSE), l’analyse de l’activité, telle que décrite dans cet article, est au cœur des travaux menés par l'équipe Conception-Recherche-Activité-Formation-Travail (CRAFT) sous la direction du Professeur Germain Poizat. Parmi les activités liées à l’enseignement, l’équipe dispense un module de cinq jours dans le cadre du Certificat de formation continue (CAS) et du Diplôme (DAS) en formation des adultes.

Intitulé «Analyse de l'activité au travail et en formation», ce cours a déjà rassemblé une quinzaine de participant-es, en majorité des formateurs et formatrices. Il a permis d'introduire les concepts et méthodes essentiels en analyse du travail ainsi qu’un aperçu des conséquences d’une entrée par l'activité. L'activité est un prisme permettant de nouvelles observations, de nouvelles explications, et surtout de nouvelles modalités d’intervention ou de conception. Tout l’intérêt pour ce public de formation continue réside dans les apports que présente cette approche au niveau de la conception ou l’amélioration de dispositifs de formation.  

L’analyse de l’activité peut en effet se révéler un levier puissant pour penser la formation, en permettant d’aller au-delà des prescriptions et aussi en se donnant comme visée, non pas l’acquisition de savoirs, mais des transformations effectives et primordiales de l'activité.  


Le paradigme de l’énaction

Au cœur de la conception de l’activité présentée dans ce module se niche une théorie contemporaine de la cognition comme radicalement incarnée, et le postulat suivant : si chaque organisme vivant est autonome (une propriété appelée aussi «autopoïèse») et fait émerger son monde propre (rappelez-vous du rendez-vous de dentiste de tout à l’heure), c’est qu’il est fondamentalement couplé à son environnement et en constante interaction avec celui-ci par des boucles sensori-motrices (autrement dit un couplage entre la perception et l'action). La cognition et l’instauration de sens émergent de patterns sensori-moteurs, et toute activité est profondément incorporée et située. Cette idée de couplage peut en réalité être vue comme «un processus circulaire de co-définition», du fait que «(…) chaque acteur agit dans le monde qu’il construit, et son activité contribue à définir ce monde2», comme le précise Marc Durand.

Appelé aussi «énaction», ce paradigme de la cognition incarnée a été développé dans les années 80 par Francisco Varela en collaboration avec Humberto Maturana. Pour ces chercheurs, on «ne construit pas» ou «n’accumule pas» des connaissances sur un monde (prédonné) mais la connaissance émerge (to enact) de ces couplages entre un organisme et l’environnement dans lequel il se situe. Cette conception est aux antipodes de l’approche dite cognitiviste, largement répandue dans le monde scientifique mais aussi dans l’inconscient collectif. Basée sur une forme d’analogie avec l’ordinateur, l’approche cognitiviste propose une vision «computationnelle», «représentationnelle» et désincarnée de la cognition et de l’apprentissage.  


«Une telle analyse vise, in fine, à permettre la conception d’environnements de formation adaptés aux problématiques et aux réalités du terrain.»


C’est donc le paradigme de l’énaction qui va servir de base aux participant-es du CAS/DAS, pour analyser le travail réel et l’activité individuelle et sociale en situation de travail ou de formation. Le but de l’analyse? Repérer des régularités dans l’activité, identifier les expériences types, modéliser les dilemmes structurants ou encore renseigner les difficultés rencontrées aux différentes étapes d’une trajectoire professionnelle. Une telle analyse vise, in fine, à permettre la conception d’environnements de formation adaptés aux problématiques et aux réalités du terrain.  


Rendre visible l’invisible

«Si l’on postule que le monde émerge de manière différente pour chaque personne, il est impossible de connaitre l’activité des gens de l’extérieur. La dévoiler, c’est rendre visible l’invisible», explique Elleke Ketelaars, intervenante du module, en référence à Annie Goudeaux. Il faut donc prendre au sérieux et documenter le point de vue de l’acteur, ses sensations, ses préoccupations, ses savoir-faire ou connaissances, ses attentes, ses habitudes, ses intentions, ses émotions ; autrement dit, ce qui le perturbe ou l’interpelle. Tout cela fait partie de l’activité réelle des professionnel-les.


«Les individus n’ont pas toujours raison, mais ils ont souvent de bonnes raisons de faire ce qu’ils font à un moment donné. En confrontant la personne a une situation vécue, nous essayons de voir ce qui a fait sens pour elle à cet instant.»


Concrètement, comment s’y prendre? En suivant une méthodologie rigoureuse «d’auto-confrontation» permettant à l’acteur, grâce à l’aide d’un-e intervieweur/euse, de présentifier son expérience passée de la situation considérée. L’usage de la vidéo est ici essentiel pour la remise en situation de l’acteur/trice. «Les individus n’ont pas toujours raison, mais ils ont souvent de bonnes raisons de faire ce qu’ils font à un moment donné. En confrontant la personne a une situation vécue, nous essayons de voir ce qui a fait sens pour elle à cet instant. Cela permet de documenter la partie invisible de l’activité, qui est importante à prendre en compte pour la conception de formation», poursuit Elleke Ketelaars, citant à nouveau Annie Goudeaux.  

D’ailleurs, dès le deuxième jour du module, les participant-es du CAS/DAS sont invité-es à former des groupes pour réaliser des activités filmées au prétexte de s’exercer à la conduite d’auto-confrontations. Dans la salle de classe, les caméras sont mises en place, les groupes s’organisent. Profitant de la présence d’un piano, Philippe enseigne quelques notes à une autre participante. A côté, Guillaume offre une démonstration de nœuds marins tandis qu’Arielle et Miriam se lancent dans une partie endiablée de Mikado. Quant à Sarah et Raphaël, c’est devant Uni Mail qu’ils partent s’échanger quelques balles de raquette de plage. Ce moment récréatif permet d’enchainer sur la méthode d’analyse des entretiens d’auto-confrontation.  

Il s’agit à présent de se mettre dans la peau d’un formateur-chercheur ou d’une formatrice-chercheuse «outillé-e» et de réaliser une analyse des données récoltées à la suite de l’entretien d’auto-confrontation : «L’analyse consiste à documenter l’expérience, au niveau de ce qui est significatif pour l’acteur, pendant une période donnée de son activité. Cette méthode utilise une «grammaire» particulière et demande avant tout de suspendre ses propres jugements (ses biais, ses préconceptions, ses interprétations) pour donner un primat au point de vue de l’acteur ou l’actrice. Même si ceci constitue un vrai challenge, la démarche offre la possibilité d’approfondir la compréhension de l’activité de l’acteur (individuel ou collectif), tout en constituant un espace de reconnaissance du travail réel», explique Juana Sarmiento Jaramillo, intervenante dans le module. Il faut cependant concéder qu’il est impossible de saisir la totalité de l’expérience, mais que cette méthode d’analyse peut déjà donner des pistes très intéressantes pour la formation.  


Éloge de la perturbation

Penser la formation de manière énactive, c’est tout d’abord accepter de se défaire d’un modèle de l’apprentissage par accumulation de connaissances, comme mentionné précédemment. Un modèle dans lequel on pense que la formatrice, le formateur ou l’instructrice, l’instructeur a une action directe sur des «apprenant-es» qui, en retour, stockent des connaissances.  


«Penser la formation de manière énactive, c’est tout d’abord accepter de se défaire d’un modèle de l’apprentissage par accumulation de connaissances (...)»


Au contraire, le formateur ou la formatrice prenant au sérieux l’hypothèse de l’énaction ne peut que partir du principe qu’il ou elle a peu de prise sur l’acquisition de connaissance. Cette personne sait seulement qu’elle a en face d’elle une multitude d’acteurs et d’actrices autonomes couplé-es à leur environnement, et qui sont les seul-es à déterminer ce qui fait sens dans la situation.  

Comment agir alors? «La seule chose que le formateur ou la formatrice peut faire réellement c’est transformer l’environnement et penser ses actions de manière indirecte», soulève Germain Poizat. Pour mieux expliciter son propos, le professeur mobilise une métaphore (empruntée à André-Georges Haudricourt) et compare l’action des jardiniers dans les jardins à la française et dans les jardins japonais. En apparence, deux jardins ordonnés et structurés. Pourtant, ils sont le résultat d’une conception radicalement différente de l’aménagement de la nature. Dans le jardin à la française, le jardinier a une action directe sur le végétal. Il coupe et taille de la manière souhaitée pour créer une forme, une structure. Dans le jardin japonais, le jardinier ne coupe rien. Il plante telle espèce à côté d’une autre, de sorte à lui permettre de se développer ou au contraire de l’en empêcher. Loin d’être inactif, il va avoir une action indirecte et négative -au sens de contraindre- sur l’environnement.  

Ramenée à la formation, cette idée impliquerait donc d’agir sur l’environnement et peupler celui-ci de sources de perturbations.  

Le mot d’ordre est lancé. C’est à travers des actions contraignantes sur l’environnement d’apprentissage que la personne qui forme peut espérer avoir un impact significatif sur les participant-es. Concrètement, elle a la possibilité d’agir sur différents éléments de types langagiers, matériels, esthétiques ou immersifs. En marge de ces transformations, elle peut aussi ajuster les curseurs pour réduire la dimension prescriptive d’un dispositif ou d’une activité au profit de la dimension dite proscriptive. «En tant que formateur ou formatrice, il faut considérer qu’on ne peut pas commander l’activité (ou la transformation de l’activité) d’une personne car cela va à l’encontre du principe d’autonomie. En revanche, on peut définir des limites, des interdits, tout en laissant une importante marge de manœuvre aux participantes et aux participants ainsi que des espaces d’action encouragée. On pourrait dès lors parler plutôt d’une ingénierie de la proscription ou de la perturbation», poursuit Germain Poizat. S’ensuivit une kyrielle de questions de la part des participant-es du CAS/DAS, témoignant de l’intérêt élevé qu’ont suscité ces nouveaux concepts et méthodes de travail.   

À l’issue du module «Analyse de l’activité au travail et formation», et considérant ici la formation elle-même comme une activité, on peut se questionner sur l’expérience vécue par chaque participant et participante durant ces cinq jours intenses, sur les compréhensions qui en ont émergé ainsi que les éventuelles transformations opérées. Il est pourtant impossible d’en rendre compte dans l’immédiat.  


«Finalement, le métier de formateur et de formatrice est un métier d’espérance.»


D’ailleurs, les concepts étudiés pendant ces jours nous enseignent avec humilité que s’il est possible de transformer l’environnement en agissant sur ce que l’on peut contrôler, il reste ensuite à espérer que les participant-es se saisissent de ces transformations. «Finalement, le métier de formateur et de formatrice est un métier d’espérance», conclut Germain Poizat.


Références pour aller plus loin

  • Durand, M. (2006). Activité(s) et formation. Genève : Carnets de la Section des Sciences de l’éducation.
  • Durand, M., Goudeaux, A., Poizat, G., & Sarmiento-Jaramillo, J. (2020). Des films pour analyser le travail et documenter des situations de formation. Images du Travail – Travail des Images, 8, https://imagesdutravail.edel.univ-poitiers.fr:443/imagesdutravail/index.php?id=2620.  
  • Durand, M., Goudeaux, A., Horcik, Z., Salini, D., Danielian, J., & Frobert, L. (2013). Expérience, mimèsis et apprentissage. In L. Albarello, J-M., Barbier, E. Bourgeois & M. Durand (Eds.), Expérience, activité, apprentissage (pp. 39-64). Paris : PUF.  
  • Flandin, S., Ria, L., Perinet, R., & Poizat, G. (2018). Analyse du travail pour la formation : essai sur quatre problèmes méthodologiques et le recours à des synopsis d’activité. Revue TransFormations, 18. https://pulp.univ-lille1.fr/index.php/TF/issue/view/22/showToc
  • Maturana, H. R., & Varela, F. J. (1991). Autopoiesis and cognition: The realization of the living (Vol. 42). Springer Science & Business Media.
  • Mouton, J.-C., & Flandin, S. (2016). Associer les formateurs à la conception de ressources pour leur propre formation : un essai d’analyse d’une coopération orientée-activité. Travail & Apprentissages, 17(1), 149-170.
  • Poizat, G., & Durand, M. (2015). Analyse de l’activité et éducation des adultes : faits et valeurs dans un programme de recherche finalisée. Revue Française de Pédagogie, 190, 51-62.
  • Poizat, G., Salini, D., & Durand, M. (2013). Approche énactive de l’activité humaine, simplexité, et conception de formations professionnelles. Education Sciences & Society, 4, 97-112.
  • Poizat, G. & Ria, L. (2021). Activité et analyse de l’activité. In E. Runtz-Christan & P.-F. Coen (Eds.), Collection de concepts-clés de la formation des enseignant.e.s de Suisse romande et du Tessin, (pp.10-12). Editions Loisirs et pédagogie. Apprendre. Lausanne.
  • Theureau, J. (2015). Le cours d'action: l'enaction & l'expérience. Octares Editions.
  • von Uexküll, T. (1992). Introduction: The sign theory of Jakob von Uexküll.

1 Poizat, G. & Ria, L. (2021). Activité et analyse de l’activité. In E. Runtz-Christan & P.-F. Coen (Eds.), Collection de concepts-clés de la formation des enseignant.e.s de Suisse romande et du Tessin, (pp.10-12). Editions Loisirs et pédagogie. Apprendre. Lausanne.

2 Durand, M. (2006). Activité(s) et formation. Genève : Carnets de la Section des Sciences de l’éducation.