L'apprentissage à l'heure de l'intelligence artificielle

Se concentrer à l’ère de l’économie de l’attention et des IA génératives: la super-compétence du 21e siècle?

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Introduction

Depuis une dizaine d’années, l'économie de l'attention génère de nombreux défis pour l'enseignement et l’apprentissage. Le développement exponentiel des intelligences artificielles génératives vient renforcer et complexifier ces défis, constituant ainsi une source d’inquiétude et de stress pour les enseignant-es et les différents acteurs du secteur de l’éducation. Dans un monde où les individus sont constamment sollicités par des distractions numériques et des informations en abondance, notre attention devient de plus en plus fragmentée. Ceci présente des risques sociétaux et humains majeurs, notamment pour le domaine de l'éducation.

Les enseignant-es doivent faire face à une concurrence accrue pour capter et maintenir l’attention de leurs apprenant-es. Ces derniers/ères sont par ailleurs de plus en plus habitué-es à des contenus multimédias hyper-stimulants et visuellement attrayants, renforçant ainsi le décalage perçu avec un enseignement «classique». Ceci pose un risque évident pour l'efficacité de l'enseignement et le transfert des compétences acquises dans la pratique professionnelle, ainsi que plus largement pour l’attractivité de l’enseignement supérieur.  

Dans un précédent article (Zaffran, 2023b) de notre série sur l’IA et l’éducation, je présentais le podcast comme un outil intéressant pour diversifier les méthodes pédagogiques, pouvant être intégré dans la perspective d’une pédagogie expérientielle et multimodale. Ceci notamment pour donner du sens à l’évaluation des apprentissages, mise à mal par l’arrivée des intelligences artificielles génératives telles que ChatGPT. Le présent article traite du phénomène plus large de la fragmentation de notre attention et de la notion que la capacité à se concentrer en profondeur est amenée à devenir la super-compétence du 21e siècle.


Baisse et fragmentation de l’attention: un défi sociétal, et pédagogique

L'attention est une ressource qui se fait rare (Falkinger, 2008; Crawford, 2015, p. 10). Si certain-es d’entre nous sont convaincu-es d’être expert-es en multitasking (ou l’art de traiter plusieurs tâches en même temps), les recherches montrent que nous sommes en fait incapables de «courir, chanter et gérer son carnet de chèques simultanément, car chacune de ces activités épuise la plupart de notre capacité d'attention» (Csikszentmihalyi, 2009, p. 28). Dans son livre de 1890 intitulé Les Principes de la Psychologie, le psychologue et philosophe William James définissait l'attention comme «la prise de possession par l'esprit, sous une forme claire et vive, d'un objet ou d'une chaîne de pensées parmi ce qui pourrait sembler être plusieurs possibilités simultanées. Cela implique de se retirer de certaines choses afin de traiter efficacement avec d'autres» (James, 1890). 

Plus d’un siècle plus tard, l’attention implique toujours de faire le tri parmi de nombreuses possibilités de distraction. Or, tout comme pour nos ressources financières ou notre énergie physique nous faisons face à des limites budgétaires en termes d’énergie mentale et d’attention: nous en possédons une quantité limitée que nous pouvons allouer ou dépenser chaque jour avant d'être à court ou épuisé-es. En effet, lorsque nous portons notre attention sur quelque chose, nous consommons un peu (ou beaucoup) de notre budget d'attention dans le processus, ce qui signifie que nous aurons moins d'attention à consacrer à d'autres tâches. Et tout comme pour l'argent et l'énergie physique, en tant qu'individus rationnels, nous possédons techniquement un libre arbitre nous permettant de faire des choix quant à la manière d'allouer notre attention en fonction de ce qui est le plus urgent, important ou productif, mais également satisfaisant et/ou gratifiant.  

Or le développement exponentiel de la quantité et de la diversité d’informations auxquelles nous avons accès submerge ce libre-arbitre et tend à mener vers "une pauvreté de l'attention", comme l'a déjà averti Herbert Simon dans les années 1970 (H. A. Simon, 1971; H. Simon, 1982). Simon se posait déjà les questions que nous nous posons actuellement, à savoir «comment pouvons-nous concevoir des organisations, des entreprises et des agences gouvernementales pour fonctionner efficacement dans un tel monde? Comment pouvons-nous organiser la conservation et l'allocation efficace de cette attention si précieuse?» (H. A. Simon, 1971, p. 41). Au sein de «l'économie de l'attention», l'attention n'est pas seulement une ressource, mais une monnaie: les utilisateurs et utilisatrices paient pour un service avec leur attention.  

L'économie de l'attention peut être caractérisée comme une compétition mondiale pour la monétisation de l'attention des individus, offrant ainsi aux individus un accès quasi illimité à l'information et d'innombrables opportunités de stimuli. Dans cette lutte mondiale pour notre attention, les entreprises ont dû concevoir leurs sites Web et leurs applications de manière à capter notre attention et à la détourner de la concurrence. Au-delà de réussir à attirer notre attention, ces entreprises ont également dû concevoir des moyens puissants pour nous maintenir connectés le plus longtemps possible, afin de maximiser les profits financiers potentiels qu'ils peuvent en tirer grâce aux publicités et aux achats intégrés dans les applications. Nir Eyal a décomposé ce "Modèle d'accroche" en un processus en quatre étapes, conçu pour aider les entreprises à encourager le comportement des client-es et à influencer les utilisateurs et utilisatrices à utiliser de manière compulsive certains produits (Eyal, 2014, 2015)1. On peut penser notamment à l’invention du «scroll infini», qui «fait défiler les pages Facebook, Twitter, ou Instagram sur votre écran, sans aucune limite, comme si elles venaient d'un puits sans fond» (Franceinfo, 2020).  

En bref, l’association entre l’abondance d'informations, l'utilisation par les entreprises de conceptions technologiques visant à former des habitudes, et la prolifération des smartphones ont créé les conditions propices à une réelle crise de l’attention. Dans le monde d'aujourd'hui, l'attention des individus, et des étudiant-es notamment, est constamment stimulée, tandis que le soi-disant "libre arbitre" individuel est confronté à de puissants obstacles.


Fragmentation de l’attention et impact sur le contrat social  

La baisse et la fragmentation de notre attention présentent toute une série de problèmes et de conséquences, dont certains ont déjà été abordés dans la littérature scientifique et populaire. De récents ouvrages ont notamment traité de la diminution dramatique de la capacité de concentration et de travail profond (ou Deep Work) des individus (Bailey, 2018; Newport, 2016, 2019); la disparition de l'ennui et ses conséquences sur la qualité du sommeil (Bailey, 2018; Walker, 2017); et du lien entre la baisse de l’attention et la baisse des interactions sociales, (malgré l’essor des réseaux “sociaux”) et tout simplement du bonheur individuel (Csikszentmihalyi, 2009). On peut également noter la diminution de l'intérêt et de la capacité des individus à s'engager dans la société en tant qu'acteurs informés et politiques. Ceci se manifeste non seulement via l’augmentation significative de l’abstentionnisme politique (Paulic, 2023), mais également via la fragilité notable des organisations sans but lucratif (Archambault, 2012). Enfin, certains ont établi une corrélation possible entre «l’épidémie de solitude» qui touche nos sociétés modernes et l’augmentation, non seulement des problèmes de santé mentale, mais également de l’extrémisme politique venant remettre en cause les fondations de notre contrat social (Health (OASH), 2023). La recherche est cependant divisée sur cette question (Big Think, 2023).


Attention et apprentissage dans un monde de distractions: Quid du contrat pédagogique?

Une conséquence peut-être moins observable mais intimement liée aux risques sociétaux que pose la fragmentation de l’attention est son impact sur le contrat pédagogique, pouvant être défini comme l’accord, souvent implicite, visant à «formaliser le cadre qui régit les relations entre l’enseignant-e (ou l’équipe enseignante), les étudiant-es et le savoir» (Leclercq, 2023).

Pour les enseignant-es, il devient essentiel de reconnaître que leurs apprenant-es sont exposé-es à un environnement où la distraction est omniprésente. L'apprentissage et l’acte de se former nécessitent la mise en œuvre de la définition de l'attention présentée plus tôt, à savoir se concentrer sélectivement sur une tâche tout en bloquant les nombreux stimuli qui nous entourent. On pourrait même avancer que l'acte d'apprentissage requiert une attention sélective décuplée : il exige non seulement une profonde concentration sur le sujet en question, mais cet acte doit également être répété sur une période substantielle. Bien que cela ne soit guère scientifique, certains auteurs ont fait référence à la règle des 10’000 heures pour estimer le temps moyen nécessaire pour arriver à un niveau relatif de maîtrise dans un domaine (Gladwell, 2008). Aussi important que le simple nombre d'heures allouées à l’étude, l'apprentissage nécessite de la constance. Et une constance dans l'attention qui y est portée.  

Apprendre quoi que ce soit a toujours été relativement difficile pour les êtres humains. L'apprentissage nécessite de revisiter ses propres connaissances et de remettre en question des notions préexistantes, de faire face à ses propres biais et résistances cognitives, et de désapprendre certaines idées. Apprendre est un choix et les êtres humains exercent ainsi leur libre arbitre en décidant de consacrer du temps à l'apprentissage, sacrifiant (ou investissant) effectivement ce temps qui aurait pu être consacré à d'autres activités. Quelle que soit la volonté d'apprendre, les apprenant-es ont toujours dû faire face à des distractions. En effet, «La rhétorique, développée dès l’Antiquité, proposant aux orateurs des méthodes pour capter et soutenir l’attention d’auditeurs déjà prompts à se laisser distraire, est sans doute la forme la plus ancienne d’économie de l’attention» (Yves Citton cité dans L’attention, un bien précieux, 2014; voir aussi Citton, 2014). Et c'est en partie pour cela que l'achèvement d'un parcours d'apprentissage a souvent été célébré comme une réussite, parfois symbolisé par une cérémonie de remise des diplômes. On reconnaît ainsi que l'apprentissage est difficile non seulement parce qu'il nécessite beaucoup de travail, mais aussi parce qu'il exige une discipline constante pour surmonter les nombreuses obligations, obstacles et distractions qui se dressent sur le chemin du succès.

Cependant, à l'ère des distractions constantes et la facilité avec laquelle chacun-e d'entre nous peut être potentiellement distrait-e signifie que la constance de l'attention devient plutôt l'exception que la règle. On comprend alors pourquoi les tendances actuelles en termes de fragmentation de l’attention posent un réel défi pour l’apprentissage et pour l’enseignement.


De la capacité de se concentrer en profondeur: la super-compétence du 21e siècle?

Comme avancé dans un précédent article sur l’avènement de ChatGPT (Zaffran, 2023a), le déploiement des intelligences artificielles génératives dans le secteur de l’éducation semble remettre en question notre manière d’apprendre. En effet, si les apprenant-es peuvent déléguer une partie de leur réflexion à l’intelligence artificielle, acquièrent-ils/elles aussi efficacement les connaissances et les compétences de recherche et d’analyse visées? Il est certainement trop tôt pour se prononcer sur ce point. Il est néanmoins important et urgent de l’inclure dans la réflexion plus globale sur l’évolution de nos méthodes pédagogiques et d’évaluation, que ce soit en formation de base ou en formation continue. Afin de mieux préparer nos apprenant-es à réussir dans l'économie moderne, les axes suivants mériteraient ainsi d’être développés ou renforcés :

Le développement des compétences de gestion de l’attention: La gestion de l’attention est une dimension qui parle à tous et toutes: étudiant-es et apprenant-es de formation continue, professeure-es et collaborateurs/trices. Pourtant, elle est quasiment absente des cursus et de l’offre de développement de soft skills de la plupart des universités. Comprendre comment l’attention fonctionne et pourquoi nous sommes tous/toutes davantage vulnérables aux distractions à l’ère de l’économie de l’attention est un enjeu sociétal majeur. La recherche scientifique a beaucoup avancé non seulement sur l’importance de la concentration en profondeur dans l’apprentissage (Lodge & Harrison, 2019; Gallen et al., 2023) mais également sur les actions et systèmes qui contribuent à protéger notre attention et notre capacité à nous concentrer en profondeur (voir notamment les effets positifs de la pratique de la méditation sur la concentration, van Leeuwen et al., 2012; Norris et al., 2018). Les résultats de ces recherches doivent être mieux disséminés au sein de la société, et notamment à l’université, via un travail de médiation scientifique tel que le font plusieurs auteurs et autrices (voir notamment Thomas, 2018; Newport, 2016, 2019; Hari, 2022).

Le développement des compétences de pensée critique: Dans un monde où l'information est abondante et souvent contradictoire, il est essentiel de permettre aux apprenant-es de développer des compétences de pensée critique pour évaluer et analyser les informations auxquelles ils/elles sont exposé-es. En 2021 l’UNIGE a d’ailleurs lancé, via sa Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education (FPSE), un cours au format MOOC sur le thème “Exercer son esprit critique à l’ère informationnelle”. Une population éclairée et détenant une pensée critique, indépendante et rigoureuse constitue le meilleur rempart contre les fausses informations, les manipulations et le populisme extrémiste.  

La notion d'apprentissage tout au long de la vie: Dans notre monde hyperconnecté où tout évolue très vite, il est crucial que l'apprentissage tout au long de la vie devienne une notion d’utilité publique. La population doit être encouragée et accompagnée à développer une attitude d'apprentissage en continu. En fait, la formation continue ne permet pas seulement de mettre à jour ses connaissances et d’acquérir de nouvelles compétences. Elle permet de (re-)prendre confiance et gagner en sérénité face aux évolutions rapides de l'économie et de la société.


Conclusion 

Il serait hasardeux d’affirmer que l'apprentissage est plus difficile pour la génération actuelle d'étudiant-es de premier cycle, tout comme pour les apprenant-es en formation continue, car l'accès gratuit à l'information et aux ressources d'apprentissage n'a jamais été aussi aisé. Pourtant, l'hypothèse selon laquelle il est plus difficile de consacrer son attention à l'apprentissage aujourd'hui qu'il y a vingt ans mérite d'être examinée. À l'ère de l'économie de l'attention et des IA génératives, le secteur de l’éducation doit s'adapter pour relever les défis et saisir les opportunités offertes de notre monde hyperconnecté. Il est essentiel de prendre au sérieux la protection de notre attention, dont la fragmentation progressive menace le contrat pédagogique, et notre contrat social plus largement.
 

Références

1 Voir notamment Nir Eyal “What makes technology so habit-forming?” (TED Talk, Octobre 2015)