La santé publique sous les projecteurs: entretien avec le Dr Claude-François Robert, médecin cantonal de Neuchâtel
Il y a près de 15 ans, en 2007, le Dr Claude-François Robert était nommé, à l’âge de 48 ans, au poste de médecin cantonal du Canton de Neuchâtel. Auteur de nombreux articles dans des revues médicales spécialisées, engagé dans des projets de développement en santé communautaire sur le continent africain, le Dr Robert fut également l’un des premiers diplômés de la Maîtrise universitaires d’études avancées (MAS) en Santé publique, formation qui fêtait en 2020 ses 30 ans d’existence.
À l’aube de sa retraite, qu’il prendra en juin 2023, nous avons eu l’opportunité de nous entretenir avec lui sur les enjeux actuels et futurs de la santé publique
Quelles sont les principales évolutions dans le domaine de la santé publique que vous avez pu observer ces vingt dernières années ? Les enjeux demeurent-ils fondamentalement les mêmes ?
Nous avons vécu une période de forte transition. D’abord, un essor de la santé publique en Suisse, avec la volonté de développer des politiques de santé au niveau cantonal. Au départ, les cantons se préoccupaient surtout de politique hospitalière et de réduction des coûts des soins. Nous avons réussi à porter à l’agenda des décideurs les questions et enjeux de prévention et promotion de la santé, par exemple en professionnalisant la commission latine pour la prévention et la promotion de la santé (CPPS). Nous avons aussi soutenu une approche par priorités de santé. A Genève, la santé psychique a été reconnue comme priorité au milieu des années 90 puis portée au niveau national. Plus personne ne discute l’impact d’une bonne santé psychique sur la population, c’était un leitmotiv dans la crise du Covid.
La mondialisation a profondément modifié les enjeux avec la migration, mais aussi la circulation de maladies. Je ne m’attendais pas à organiser un état-major Ebola en 2015 à Neuchâtel ni à revoir des procédures sur la diphtérie en 2022 dans un centre pour requérants d’asile.
L’autre défi est le changement structurel de notre population: il a des effets sur la demande en soins, comme la charge des maladies chroniques, mais aussi sur l’offre de soins avec une pénurie médicale, liée à la féminisation de la profession et au passage en retraite de toute une génération.
La pandémie COVID-19 a porté la santé publique au-devant de la scène médiatique et auprès du très grand public: cette médiatisation a-t-elle changé le domaine de la santé publique et l’exercice de l’activité de celles et ceux qui en sont garant-es ?
L’agent-e de santé publique doit occuper le terrain, sinon la place sera prise par d’autres. Ceci implique que la réflexion sur la communication de l’action est permanente. Cela fait partie du job. Mon constat est que cette méthode améliore aussi la qualité de l’action dès sa conception, comme le dit Boileau « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement…».
Les maladies non transmissibles (telles que diabète, cancers, maladies cardiovasculaires, etc.) génèrent moins d’attention ces derniers temps, mais ne sont pas pour autant moins présentes dans nos sociétés. Les autorités doivent-elles changer d’approche afin de mieux sensibiliser le public sur ces maladies ? Comment faire en sorte pour que chacun et chacune prenne conscience des enjeux de santé publique qu’elles soulèvent ?
Il faudra à moyen terme changer de modèle, envisager un continuum entre prévention, dépistage et soins. La coordination des soins est essentielle avec une meilleure utilisation des ressources, comme le renforcement des tâches infirmières spécialisées. A cela s’ajoute, le renforcement de l’éducation thérapeutique du patient.
Le soutien de la communauté, notamment avec des groupes de proches, me semble essentiel. Mais, n’oublions pas que ces groupes existent aussi sur le web, sans limites de frontières. Ils favorisent non seulement le soutien dans des passages difficiles, mais aussi l’échange de savoirs sur les effets indésirables des thérapies, les traitements novateurs et les qualités des soignants. En permettant un benchmarking à l’échelle d’un continent, ils améliorent l’égalité d’accès à la santé. C’est le fruit des activistes au début du SIDA, renforcé par l’essor du web.
Selon vous, quelles sont les compétences nécessaires pour réussir sa carrière dans le domaine de la santé publique ? La prospective ? La résilience ? L’adaptabilité ? Qu’est-ce qui fait d’une formation dans le domaine de la santé publique une « bonne » formation ?
Polyvalence, capacité analytique de la complexité, entregent entre les parties prenantes sont des compétences à développer dans une formation. L’expérience de ces dernières années m’a démontré l’importance de la communication. Le spécialiste en santé publique commence par « lire » une situation pour agir avec des acteurs, mais finalement il doit savoir « écrire » l’histoire qu’il est en train de construire pour bien se faire comprendre par la population, les médias, mais aussi les décideurs et financeurs qui le mandatent (« … et les mots pour le dire arrivent aisément », conclurait Boileau).
Vous prendrez prochainement votre retraite: quels sont les défis qui attendent votre successeur-se ? Quels conseils lui donneriez-vous pour une prise de fonction réussite et pérenne ?
Les défis sont énormes. La santé publique n’est pas autoporteuse, c’est une activité étatique. Si l’État de droit est menacé, la santé publique l’est aussi. Au quotidien, certains partis veulent réduire les financements pour des économies à court terme, alors qu’il faut des ressources pour se préparer, planifier, s’exercer. On n’a pas compris les leçons de la pandémie. De nouvelles maladies émergentes se profilent.
Au niveau personnel, il faut « garder les nerfs » en toutes circonstances, prendre du recul, rester professionnel. Finalement, les méthodes de santé publique que j’ai apprises sont ma ressource principale pour garder le cap, traverser la tempête, car avec une boussole et un bon équipage, on peut aller loin.
Les droits humains, la démocratie sont pour moi un cinquième déterminant de la santé d’une population. Gardons-le à l’esprit. Aucun agent-e de santé publique n’aura le prix Nobel de médecine. Je sais que je vais décevoir certains étudiant-es ! Mais, l’action de santé publique est par essence collective ; tout l’art est de faire avancer l’action en effaçant sa petite personne. Dans les difficultés, je me souviens de précurseurs notables. Par exemple, Jonathan Mann que j’ai eu l’occasion de croiser. Il était le chef du programme mondial de l’OMS pour la lutte contre le SIDA. Il réalise vite que la lutte contre le SIDA n’est pas qu’une affaire de vaccins, de médicaments et de préservatifs. Mais, que le succès dépendra de l’engagement de toute la société dans le respect des droits humains et de l’éthique. En 2023, faisons fructifier cet enseignement.
Cet article a également été publié dans l'édition de mai 2023 de newSpecial.